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PARIS, MAI 2002 15 page
Mais ce matin, j'avais parlé à une certaine Nathalie Dufaure dont le numéro figurait dans l'annuaire parisien. Une voix jeune et gaie m'avait répondu. Je répétai pour la énième fois mon petit discours: «Mon nom est Julia Jarmond, je suis journaliste et je suis à la recherche d'une certaine Sarah Dufaure, née en 1932. Les seuls noms que j'ai pu trouver sont Gaspard et Nicolas Dufaure…» Elle m'avait interrompue: oui, Gaspard Dufaure était son grand‑père. Il vivait à Aschères‑le‑Marché, tout près d'Orléans. Il était sur liste rouge. J'étais accrochée au combiné. Je retenais mon souffle. Je lui demandai alors si le nom de Sarah Dufaure lui disait quelque chose. La jeune fille se mit à rire. C'était un bon rire. Elle m'expliqua qu'étant née en 1982, elle ne savait pas grand‑chose de l'enfance de son grand‑père, et non, elle n'avait pas entendu parler de Sarah Dufaure. En tout cas, ça ne lui disait rien. Elle avait proposé d'appeler son grand‑père si je le désirais, me prévenant que c'était un ours qui n'aimait guère le téléphone, mais qu'elle était prête à m'aider et à me rappeler quand elle l'aurait eu. Elle m'avait demandé mon téléphone. Puis avait dit: «Vous êtes américaine? J'adore votre accent.» J'avais attendu toute la journée qu'elle me rappelle. Rien. Je n'arrêtais pas de consulter mon portable, vérifiant que les batteries étaient chargées et qu'il était bien allumé. Rien. Peut‑être Gaspard Dufaure ne souhaitait‑il pas parler de Sarah avec une journaliste. Peut‑être n'avais‑je pas été suffisamment convaincante. Ou trop. Je n'aurais pas dû dire que j'étais journaliste. Amie de la famille serait mieux passé. Mais non, je ne pouvais pas dire ça. Ce n'était pas la vérité. Je ne pouvais pas mentir. Je ne le voulais pas. Aschères‑le‑Marché était un petit village entre Orléans et Pithiviers, le camp jumeau de Beaune‑la‑Rolande, qui n'était pas loin non plus, comme l'indiquait la carte. Cela ne correspondait pas à l'ancienne adresse de Jules et Geneviève. Ce n'était donc pas l'endroit où Sarah avait passé dix années de sa vie. Mon impatience grandissait. Devais‑je rappeler Nathalie Dufaure? Alors que j'hésitais, le téléphone sonna. Je me précipitai pour décrocher: «Allô?» C'était mon mari qui m'appelait de Bruxelles. La déception mit mes nerfs à rude épreuve. Je n'avais aucune envie de parler à Bertrand. Je n'avais rien à lui dire.
La nuit avait été brève et épuisante. À l'aube, une infirmière avec des airs de matrone était entrée, une chemise de nuit en papier bleu sous le bras. Elle me dit en souriant que c'était pour «l'opération». À cela s'ajoutaient un bonnet et des chaussons, dans la même matière. Elle précisa qu'elle reviendrait dans une demi‑heure pour m'emmener jusqu'à la salle d'opération. Elle me rappela, toujours en souriant, que je ne devais ni boire ni manger, à cause de l'anesthésie. Elle referma doucement la porte en partant. Je me demandais combien de femmes elle réveillerait ce matin en affichant ce même sourire confit, combien de femmes enceintes sur le point de se faire arracher un bébé des entrailles. Comme moi. J'enfilai docilement la chemise bleue. Le papier grattait. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'à attendre. J'allumai la télé, zappai sur LCI et regardai distraitement. J'avais l'esprit vide. Dans un peu plus d'une heure, tout serait terminé. Etais‑je vraiment prête? Capable de le supporter? Assez forte pour ça? Répondre à ces questions m'était impossible. Alors, je me contentai d'attendre, allongée sur le lit dans ma chemise chirurgicale, mon bonnet et mes chaussons. Attendre le moment de descendre en salle d'opération. Attendre de sombrer sous l'effet de l'anesthésie. Attendre que le chirurgien fasse son office. Ces gestes qu'il allait accomplir entre mes cuisses ouvertes… Je repoussai rapidement cette pensée en me concentrant sur une belle blonde aux ongles manucurés dont les bras balayaient très professionnellement une carte de France, couverte de petits soleils souriants. Je pensais à l'ultime séance chez le psy, la semaine dernière. Bertrand avait posé sa main sur mon genou. «Non, nous ne voulons pas de cet enfant. C'est une décision que nous avons prise tous les deux.» Je n'avais rien dit. Le psy s'était tourné vers moi. Avais‑je acquiescé? Je ne m'en souvenais pas. Mais je me rappelais que je me sentais sonnée, comme hypnotisée. Puis, dans la voiture, Bertrand avait dit: «C'était la meilleure chose à faire, mon amour. Tu verras. Tout sera bientôt terminé.» Et il m'avait donné un baiser, chaud et passionné. La blonde disparut, remplacée par un présentateur, au son familier du jingle info. «Aujourd'hui, 16 juillet 2002, sera célébré le soixantième anniversaire de la rafle du Vél d'Hiv, au cours de laquelle plusieurs milliers de familles juives furent arrêtées par la police française, heures sombres de l'histoire de la France.» Je montai rapidement le son. Travelling dans la rue Nélaton. Je pensais à Sarah. Où qu'elle fut à présent, elle se souviendrait, en ce jour anniversaire. Elle n'avait pas besoin de ça pour se souvenir. Pour elle, comme pour toutes les familles qui avaient perdu un être cher, le 16 juillet ne pouvait‑être oublié, et ce matin, comme tous les autres, les paupières s'ouvriraient, avec leur poids de souffrance. J'aurais voulu lui dire, leur dire, à tous ceux‑là, mais comment? Je me sentais impuissante, j'aurais voulu crier, hurler, à elle, à eux, à tous, que je savais, que je me souvenais et que je n'oublierais jamais. On montrait quelques rescapés – dont certains que j'avais rencontrés en interview – devant la plaque de la rue Nélaton. Je me rendis soudain compte que je n'avais même pas regardé le dernier numéro de Seine Scenes, où était imprimé mon article. Il sortait aujourd'hui. Je décidai de laisser un message à Bamber pour qu'il me fasse parvenir une copie à la clinique. Je pris mon portable sans quitter la télé des yeux. Le visage grave de Franck Lévy apparut. Il parla de la commémoration, plus importante cette année, précisait‑il. Un bip m'indiqua que j'avais des messages. Un de Bertrand, envoyé tard la nuit dernière, pour me dire «je t'aime». Le suivant venait de Nathalie Dufaure. Elle était désolée d'avoir mis si longtemps à rappeler. Elle avait de bonnes nouvelles: son grand‑père acceptait de me rencontrer et de me raconter toute l'histoire de Sarah Dufaure. Il avait eu l'air si enthousiaste que la curiosité de Nathalie avait été attisée. Sa voix animée couvrait celle, posée et égale, de Franck Lévy. «Si vous voulez, je peux vous conduire à Aschères demain jeudi, ça ne me pose aucun problème. J'ai tellement envie d'entendre ce que Papy a à dire. Rappelez‑moi, s'il vous plaît, pour que nous fixions un rendez‑vous.» Mon cœur battait si fort que j'en avais presque mal. Le présentateur était de nouveau à l'écran et lançait un autre sujet. Il était trop tôt pour rappeler Nathalie Dufaure. Il faudrait que j'attende encore une ou deux heures. Mes pieds dansaient déjà dans leurs chaussons de papier. Toute l'histoire de Sarah Dufaure… Qu'allait me dire Gaspard Dufaure? Qu'allais‑je apprendre? On frappa à la porte. Je sursautai. L'infirmière et son sourire trop large me ramenèrent à la réalité. «Il est l'heure, madame», dit‑elle abruptement, toutes dents dehors. J'entendis les roues du chariot couiner devant la porte. Soudain, tout s'éclaira. Cela n'avait jamais été aussi clair, aussi simple. Je me levai et lui dis tranquillement: «Je suis désolée, j'ai changé d'avis.» Je retirai mon bonnet de papier. Elle me regardait, éberluée. «Mais madame…» Je me débarrassai de la chemise en la déchirant. L'infirmière eut l'air choquée par ma nudité soudaine. «Les chirurgiens vous attendent!» «Je m'en moque, dis‑je fermement. Je ne vais pas vous suivre. Je veux garder cet enfant.» Elle eut une moue indignée. «Je vais immédiatement chercher le médecin.» Elle partit. J'entendais le flip‑flap désapprobateur de ses sandales sur le linoléum. J'enfilai une robe en jean, sautai dans mes chaussures, saisis mon sac et quittai la chambre. Je dévalai l'escalier en faisant sursauter des infirmières portant des plateaux de petit déjeuner. J'avais oublié ma brosse à dents, mes serviettes, mon shampooing, mon savon, mon déodorant, ma crème de jour et mon maquillage dans la salle de bains, mais cela m'était complètement égal. Je traversai la réception pimpante et impeccable en courant. Égal! Égal! Complètement égal! La rue était déserte. Les trottoirs de Paris luisaient, comme toujours à cette heure. Je hélai un taxi qui me conduisit à la maison. 16 juillet 2002. Mon bébé. Mon bébé bien à l'abri en moi. J'avais envie de pleurer et de rire. Ce que je fis. Le chauffeur de taxi m'observait dans son rétroviseur, mais cela aussi m'était égal. J'allais avoir cet enfant.
Il devait y avoir plus de deux mille personnes massées le long du pont de Bir‑Hakeim, d'après mon estimation grossière. Les survivants. Leurs familles. Les enfants, les petits‑enfants. Les rabbins. Le maire de Paris. Le Premier ministre. Le ministre de la Défense. De nombreux hommes politiques. Des journalistes. Des photographes. Franck Lévy. Des milliers de fleurs, une tente qui prenait le vent, une tribune blanche. C'était un rassemblement impressionnant. Guillaume se tenait à mes côtés, le visage solennel et les yeux baissés. Le souvenir de la vieille dame de la rue Nélaton me revint soudain. Personne ne se souvient. Et pourquoi serait‑ce le cas? Ce sont les jours les plus sombres de notre histoire. À cet instant, j'aurais voulu qu'elle soit là, qu'elle voie les centaines de visages recueillis et émus qui m'entouraient. Une belle femme d'âge mûr avec d'épais cheveux auburn chantait à la tribune. Sa voix pure couvrait le bruit de la circulation. Puis le Premier ministre Jean‑Pierre Raffarin prit la parole. «Il y a soixante ans, ici même, à Paris, mais aussi sur l'ensemble du territoire national, l'épouvantable tragédie se nouait. La marche vers l'horreur s'accélérait. Déjà, l'ombre de la Shoah enveloppait les innocents parqués au vélodrome d'Hiver… Cette année, comme chaque année, nous sommes réunis en ce lieu pour nous souvenir. Pour ne rien oublier des persécutions, de la traque et du destin brisé de tant de Juifs de France.» Sur ma gauche, un vieil homme sortit son mouchoir et se moucha. Sans faire de bruit. Mon cœur était avec lui. Qui pleurait‑il? Qui avait‑il perdu? Tandis que le Premier ministre poursuivait son discours, je parcourais la foule du regard. Y avait‑il quelqu'un ici qui avait connu et se souvenait de Sarah Starzynski? Et si elle était là? Là, maintenant? Était‑elle accompagnée par un mari, un enfant, un petit‑fils ou une petite‑fille? Était‑elle derrière moi? Devant? Je me concentrai sur toutes les femmes de plus de soixante‑dix ans, détaillant les visages dignes et ridés pour retrouver les beaux yeux en amande. Mais j'étais gênée de me conduire ainsi au milieu de cette foule recueillie. Je baissai donc le regard. La voix du Premier ministre semblait gagner en force et en clarté, résonnant en tous. «Oui, le Vél d'Hiv, Drancy, Compiègne et tous les camps de transit, ces antichambres de la mort, ont été organisés, gérés, gardés par des Français. Oui, le premier acte de la Shoah s'est joué ici, avec la complicité de l'État français.» La foule écoutait le discours avec sérénité. Je l'observai tandis que le ministre poursuivait de la même voix puissante. Les visages étaient calmes, mais tous portaient cependant la marque du chagrin. Un chagrin que rien ne pouvait effacer. Le discours fut longuement applaudi. Les gens pleuraient et se prenaient dans les bras. Toujours avec Guillaume, j'allai parler à Franck Lévy qui avait sous son bras un exemplaire de Seine Scenes. Il me salua chaleureusement et nous présenta à quelques journalistes. Nous partîmes peu de temps après. Je révélai à Guillaume que j'avais retrouvé le nom des anciens locataires de l'appartement des Tézac, et que, d'une certaine façon, cela m'avait rapprochée de mon beau‑père qui portait un lourd secret depuis soixante ans. Je lui dis également que j'étais à la recherche de Sarah, la petite fille qui s'était échappée de Beaune‑la‑Rolande. Une demi‑heure plus tard, je devais retrouver Nathalie Dufaure devant la station de métro Pasteur. Elle m'emmenait à Orléans chez son grand‑père. Guillaume m'embrassa et me souhaita bonne chance. Je traversai l'avenue animée en me caressant le ventre. Si je n'avais pas quitté la clinique ce matin, je serais à cet instant en train de reprendre doucement conscience dans une douillette chambre abricot sous la bienveillante surveillance d'une infirmière tout sourires. On m'aurait apporté un succulent petit déjeuner – croissant, confiture et café au lait –, puis je serais rentrée seule chez moi, dans l'après‑midi, pas tout à fait remise, une serviette hygiénique entre les cuisses et une douleur sourde dans le bas‑ventre. La tête et le cœur vides. Je n'avais pas de nouvelles de Bertrand. Est‑ce que la clinique l'avait appelé pour le mettre au courant que j'étais partie avant l'intervention? Je l'ignorais. Il était toujours à Bruxelles et ne rentrait que ce soir. Je ne savais pas comment j'allais lui annoncer la nouvelle ni comment il la prendrait. En descendant l'avenue Émile‑Zola, inquiète d'être en retard à mon rendez‑vous avec Nathalie Dufaure, je me demandais si ce que pensait ou ressentait Bertrand m'importait encore. Cette réflexion inconfortable m'effrayait.
Je rentrai d'Orléans en début de soirée. Dans l'appartement, il faisait chaud et étouffant. J'ouvris une fenêtre et me penchai au‑dessus du bruyant boulevard Montparnasse. Imaginer que nous vivrions bientôt rue de Saintonge était étrange. Nous avions passé douze ans dans cet appartement. Zoë y avait toujours vécu. Ce serait notre dernier été ici. J'aimais bien cet endroit, le soleil qui pénétrait chaque après‑midi dans le grand salon blanc, le Luxembourg tout proche, en bas de la rue Vavin, le confort d'habiter dans un des plus vivants arrondissements de Paris, où on sentait battre le cœur de la ville, sa pulsation rapide et excitante. Je me débarrassai de mes sandales et m'allongeai sur le canapé beige et mœlleux. Le poids de la journée me tomba dessus comme du plomb. Je fermai les yeux et fus immédiatement ramenée à la réalité par la sonnerie du téléphone. C'était ma sœur, qui m'appelait de son bureau dominant Central Park. Je l'imaginais travaillant, avec ses lunettes sur le bout du nez. Je lui racontai brièvement comment je n'avais pas avorté. «Oh, mon Dieu, soupira Charla. Tu ne l'as pas fait. – Je n'ai pas pu. C'était tout simplement impossible.» Je pouvais l'entendre sourire à l'autre bout du fil, de son large et irrésistible sourire. «Merveilleuse petite fille courageuse, dit‑elle. Je suis fière de toi, ma chérie. – Bertrand n'est pas encore au courant. Il ne rentre que ce soir. Il pense que c'est fait.» Petite pause transatlantique. «Tu vas lui dire, n'est‑ce pas? – Bien sûr. Il faudra bien, je n'ai pas le choix.» Après ce coup de fil, je restai allongée sur le canapé pendant un long moment, les mains croisées sur mon ventre comme pour le protéger. Petit à petit, je sentis mon énergie revenir. Comme souvent, je pensai à Sarah Starzynski, à ce que je savais à présent. Je n'avais pas eu besoin d'enregistrer Gaspard Dufaure. Ni de prendre des notes. Tout était inscrit en moi.
C'était une petite maison coquette en banlieue d'Orléans, avec des parterres de fleurs bien entretenus et un vieux chien placide à la vue basse. Une petite dame âgée épluchait des légumes au‑dessus de l'évier et me salua quand j'entrai. Il y eut ensuite la voix bourrue de Gaspard Dufaure. D'une main où apparaissaient des veines bleues, il caressait la tête fripée de son chien. «Mon frère et moi savions que quelque chose de grave s'était passé pendant la guerre. Mais nous étions très jeunes à l'époque, et nous ne nous rappelions rien. Ce n'est qu'après la mort de mes grands‑parents que mon père me révéla que le vrai nom de Sarah Dufaure était Starzynski et qu'elle était juive. Mes grands‑parents avaient toujours caché la vérité. Il y avait quelque chose de triste en Sarah. Elle n'était jamais joyeuse ou enthousiaste. Impassible. On nous avait dit qu'elle avait été adoptée par mes grands‑parents parce que ses parents étaient morts pendant la guerre. C'est tout ce que nous savions. Mais nous sentions bien qu'elle était différente. Quand elle nous accompagnait à l'église, ses lèvres restaient scellées pendant le Notre Père. Elle ne priait ni ne communiait jamais. Elle se contentait de regarder droit devant elle avec une expression figée qui me faisait peur. Mes grands‑parents se tournaient alors vers nous, souriants mais fermes, en nous demandant de la laisser tranquille. Mes parents agissaient de la même façon. Petit à petit, Sarah fit partie de notre vie. C'était la grande sœur que nous n'avions jamais eue. Elle est devenue une ravissante jeune fille mélancolique. Elle était très sérieuse et très mûre pour son âge. Après la guerre, nous sommes allés quelquefois à Paris, avec mes parents, mais Sarah n'a jamais voulu nous accompagner. Elle disait qu'elle détestait Paris, qu'elle ne voulait plus y mettre les pieds. – Vous a‑t‑elle parlé de son frère? De ses parents? demandai‑je. – Jamais. C'est mon père qui m'a raconté pour son frère et tout le reste, il y a quarante ans. Quand je vivais avec elle, je ne savais pas.» La voix aiguë de Nathalie Dufaure nous interrompit. «Qu'est‑il arrivé à son frère?» Gaspard Dufaure jeta un regard vers sa petite‑fille, qui semblait fascinée par chaque mot qu'il prononçait. Puis il regarda sa femme qui n'avait pas dit un mot de toute la conversation, mais avait écouté avec tendresse. «Je te raconterai une autre fois, Natou. C'est une histoire très triste.» Il y eut un long silence. «Monsieur Dufaure, dis‑je, je cherche à savoir où est Sarah Starzynski maintenant. C'est pour ça que je suis là. Pouvez‑vous m'aider?» Gaspard Dufaure se gratta la tête et me jeta un regard interrogateur. «Ce que moi, j'aimerais bien savoir, mademoiselle Jarmond, dit‑il avec un sourire, c'est pourquoi cela est si important pour vous.»
Le téléphone sonna à nouveau. C'était Zoë. Elle appelait de Long Island. Elle s'amusait bien, il faisait beau, elle bronzait, avait eu une nouvelle bicyclette, trouvait son cousin Cooper mignon, mais je lui manquais. Je lui répondis qu'elle me manquait aussi et que je serais près d'elle dans moins de dix jours. Puis elle baissa la voix et me demanda si j'avais avancé dans mes recherches sur Sarah Starzynski. Le sérieux avec lequel elle me posa cette question m'attendrit. Je lui dis que j'avais effectivement avancé et que bientôt, je lui en parlerais. «Oh Maman, dis‑moi, qu'as‑tu appris de nouveau? Je veux savoir! Tout de suite! – D'accord, dis‑je, en me rendant à son enthousiasme. Aujourd'hui, j'ai rencontré un homme qui l'a bien connue quand elle était jeune. Il m'a dit que Sarah avait quitté la France en 1952 pour faire la nurse à New York. – Tu veux dire qu'elle vit aux États‑Unis? – C'est ce qu'il semble», dis‑je. Il y eut une pause. «Comment vas‑tu la trouver ici, Maman? me demanda‑t‑elle d'une voix moins joyeuse. C'est bien plus grand que la France, les États‑Unis. – Dieu seul le sait, ma chérie», soupirai‑je. Je l'embrassai chaleureusement, lui envoyai des «je t'aime» et raccrochai. Ce que, moi, j'aimerais bien savoir, mademoiselle Jarmond, c'est pourquoi cela est si important pour vous. Sur le coup, j'étais décidée à dire la vérité à Gaspard Dufaure. Comment Sarah était arrivée dans ma vie, comment j'avais découvert son horrible secret, comment elle était liée à ma belle‑famille. Enfin, comment (maintenant que je savais pour l'été 1942, le Vél d'Hiv, Beaune‑la‑Rolande, la mort du petit Michel dans l'appartement des Tézac) retrouver Sarah était devenu mon but, ma quête, quelque chose qui monopolisait toute ma volonté. Gaspard Dufaure avait été étonné de mon entêtement. Pourquoi la retrouver, pour quoi faire? m'avait‑il demandé, en hochant sa tête grisonnante. «Pour lui dire qu'elle compte pour nous et que nous n'avons pas oublié.» Ce fut ma réponse. Le «nous» le fit sourire. De qui s'agissait‑il? De ma belle‑famille, du peuple français? Légèrement irritée par son sourire narquois, j'avais rétorqué que c'était moi, tout simplement, moi et moi seule qui voulais lui dire à quel point j'étais désolée, que je n'avais pas oublié pour la rafle, le camp, pour Michel et le train pour Auschwitz qui avait emporté ses parents pour toujours. Comment, moi, une Américaine, pouvais‑je être désolée? Mes compatriotes n'avaient‑ils pas libéré la France en juin 1944? Il ne comprenait pas. Il me dit en riant que je n'avais aucune raison d'être désolée. Je le regardai droit dans les yeux. «Oui, je suis désolée. Désolée d'avoir quarante‑cinq ans et d'en savoir si peu.»
Sarah avait quitté la France à la fin de l'année 1952. Elle était partie pour l'Amérique. «Pourquoi là‑bas? avais‑je demandé. – Elle nous a dit qu'elle voulait vivre dans un pays qui n'avait pas été directement touché par l'Holocauste, comme l'avait été la France. Cela nous a fait de la peine à tous et particulièrement à mes grands‑parents. Ils l'aimaient comme leur propre fille. Mais rien ne pouvait la faire changer d'avis. Elle est donc partie. Et n'est jamais revenue. En tout cas, pas à ma connaissance. – Et là‑bas, que lui est‑il arrivé?» demandai‑je avec la même ferveur et la même sincérité que Nathalie. Gaspard Dufaure haussa les épaules et soupira profondément. Il s'était levé, suivi par son chien presque aveugle. Sa femme m'avait servi une autre tasse de café corsé. Leur petite‑fille était restée muette, lovée dans le fauteuil, promenant un regard attendri sur son grand‑père et moi. Je savais qu'elle se souviendrait de ce moment, qu'elle n'oublierait rien. Gaspard Dufaure se rassit en grognant un peu et me tendit ma tasse. Il avait fait le tour de la pièce, regardé les vieilles photographies et les meubles fatigués. Il s'était gratté la tête en soupirant. J'attendais. Nathalie attendait. Enfin, il reprit la parole. Ils n'avaient plus de nouvelles de Sarah depuis 1955. «Elle a envoyé quelques lettres à mes grands‑parents. Un an après son arrivée aux États‑Unis, une carte postale nous apprit qu'elle s'était mariée. Je me souviens que mon père nous a dit qu'elle avait épousé un Yankee.» Gaspard sourit. «Nous étions très heureux pour elle. Mais après ça, plus d'appels, plus de courrier. Plus jamais. Mes grands‑parents essayèrent de la localiser. Ils firent l'impossible pour la retrouver. Ils appelèrent à New York, écrivirent des lettres, envoyèrent des télégrammes. Ils essayèrent de trouver son mari. Rien. Sarah avait disparu. C'était terrible pour eux. Les années passaient et ils attendaient toujours un signe, un appel, une carte. Mais rien ne vint. Puis mon grand‑père est mort dans les années soixante et quelques années plus tard, ce fut le tour de ma grand‑mère. Je suis sûr qu'ils sont morts le cœur brisé. – Vous savez que vos grands‑parents ont droit au titre de Justes, lui dis‑je. – Qu'est‑ce que ça veut dire? – L'Institut Yad Vashem de Jérusalem donne ce titre aux non‑Juifs qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre. Cette distinction s'obtient aussi à titre posthume.» Il s'éclaircit la gorge et détourna le regard. «Trouvez‑la. Le reste n'a pas d'importance. Je vous en prie, trouvez‑la, mademoiselle Jarmond. Dites‑lui qu'elle me manque. Qu'elle manque à mon frère Nicolas. Dites‑lui que nous l'aimons et que nous l'embrassons.» Avant que je parte, il me tendit une lettre. «Ma grand‑mère avait écrit cette lettre à mon père, après la guerre. Peut‑être souhaiterez‑vous y jeter un coup d'œil. Vous la ferez passer à Nathalie quand vous l'aurez lue.»
Une fois seule à la maison, je déchiffrai l'écriture d'autrefois. Je pleurais en lisant. Je réussis finalement à me calmer, essuyai mes larmes et me mouchai. Puis j'appelai Édouard et lui lus la lettre. Je crois bien qu'il pleurait aussi, même si je sentais qu'il faisait tous les efforts possibles pour que je ne m'en rende pas compte. Il me remercia d'une voix étranglée et raccrocha. Date: 2015-12-13; view: 495; Нарушение авторских прав |