Полезное:
Как сделать разговор полезным и приятным
Как сделать объемную звезду своими руками
Как сделать то, что делать не хочется?
Как сделать погремушку
Как сделать так чтобы женщины сами знакомились с вами
Как сделать идею коммерческой
Как сделать хорошую растяжку ног?
Как сделать наш разум здоровым?
Как сделать, чтобы люди обманывали меньше
Вопрос 4. Как сделать так, чтобы вас уважали и ценили?
Как сделать лучше себе и другим людям
Как сделать свидание интересным?
Категории:
АрхитектураАстрономияБиологияГеографияГеологияИнформатикаИскусствоИсторияКулинарияКультураМаркетингМатематикаМедицинаМенеджментОхрана трудаПравоПроизводствоПсихологияРелигияСоциологияСпортТехникаФизикаФилософияХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника
|
PARIS, MAI 2002 19 page
La jeune femme s'approcha, sourit et caressa la tête de Zoë. «Ça va aller, signora, dit‑elle, dans un anglais étonnamment correct. Vous avez perdu beaucoup de sang, mais vous allez bien maintenant.» Ma voix sortit comme un grognement. «Et le bébé? – Le bébé va bien. Nous avons fait une échographie. Il y a eu un problème avec le placenta. Il faut vous reposer maintenant. Restez couchée pendant un moment.» Elle quitta la chambre en refermant doucement la porte derrière elle. «Merde alors, tu m'as foutu une de ces trouilles, dit Zoë. Je sais que je dis des gros mots, mais je pense que tu ne me gronderas pas aujourd'hui.» Je l'attirai à moi en la serrant aussi fort que je pouvais malgré la perfusion. «Maman, pourquoi tu ne m'as rien dit pour le bébé? – J'allais le faire, ma chérie.» Elle leva les yeux vers moi. «C'est à cause de ce bébé que Papa et toi vous vous disputez? – Oui. – Tu veux ce bébé et Papa n'en veut pas, c'est ça? – Quelque chose comme ça.» Elle me caressa la main tendrement. «Papa arrive. – Oh, mon Dieu!», dis‑je. Bertrand, ici. Bertrand, comme point final à tous ces bouleversements. «Je l'ai appelé, dit Zoë. Il sera là dans quelques heures.» Des larmes emplirent mes yeux et finirent par couler le long de mes joues. «Maman, ne pleure pas», me supplia Zoë, en essuyant frénétiquement mon visage avec ses mains. «Tout va bien, tout va bien maintenant.» Je souris pour la rassurer, mais avec lassitude. Le monde me semblait vide, creux. L'image de William Rainsferd disparaissant en me disant Je ne veux plus jamais vous voir, ni entendre encore parler de tout ça, et par pitié ne me rappelez pas, me revenait sans cesse, ses épaules voûtées, la crispation de sa bouche. Les jours, les semaines, les mois à venir, s'étiraient devant moi comme une masse grise et morne. Je ne m'étais jamais sentie si découragée, si perdue. Comme si on m'avait dévorée jusqu'à la mœlle. Que me restait‑il? Un bébé dont mon futur ex‑mari ne voulait pas entendre parler et que j'élèverais seule. Une fille bientôt adolescente et qui ne serait peut‑être plus la merveilleuse petite fille qu'elle était encore. C'était comme si, tout à coup, je n'avais plus rien à attendre, rien qui me pousse à continuer d'avancer. Bertrand arriva, calme, efficace, tendre. Je me laissai faire, l'écoutai parler au médecin, le regardai rassurer Zoë de quelques coups d'œil chaleureux. Il s'occupa de tous les détails. Je devais rester à l'hôpital jusqu'à l'arrêt complet de l'hémorragie. Puis rentrer à Paris et me tenir tranquille jusqu'à l'automne, jusqu'à mon cinquième mois de grossesse. Bertrand ne mentionna jamais Sarah. Ne posa aucune question. Je me retirai donc dans un silence confortable. Je ne voulais pas parler d'elle. Je me sentais de plus en plus comme une petite vieille, baladée ici et là, comme on faisait avec Mamé dans les frontières familières de sa «maison». J'avais droit aux mêmes sourires tranquilles, à la même bienveillance rance. Il y avait une certaine facilité à laisser ainsi prendre sa vie en charge. Je n'avais plus envie de me battre. Sauf pour cet enfant. Cet enfant que Bertrand avait également omis de mentionner.
Quand l'avion se posa à Paris quelques semaines plus tard, j'eus la sensation qu'une année entière s'était écoulée. J'étais toujours triste et fatiguée. Je pensais à William Rainsferd tous les jours. Plusieurs fois, je faillis l'appeler ou lui écrire. Je voulais lui expliquer, lui dire je ne sais quoi, que j'étais désolée, mais je renonçais toujours. Les jours passaient avec indifférence. L'été céda la place à l'automne. Je restais au lit, je lisais, j'écrivais mes articles sur mon ordinateur portable, appelais Joshua, Bamber, Alessandra, ma famille et mes amis. Ma chambre était devenue mon bureau. Cela m'avait paru compliqué au début, mais tout fonctionna bien finalement. Mes amies Isabelle, Holly et Susannah venaient chacune à leur tour me préparer à déjeuner. Une fois par semaine, une de mes belles‑sœurs passait faire les courses chez Inno ou Franprix avec Zoë. La ronde et sensuelle Cécile préparait des crêpes mœlleuses dégoulinantes de beurre, tandis que la chic et anguleuse Laure composait des salades de régime exotiques, étonnamment savoureuses. Ma belle‑mère venait de temps en temps, mais m'envoyait sa femme de ménage, la dynamique et très parfumée Mme Leclère, qui passait l'aspirateur avec une telle débauche d'énergie que la voir me donnait des contractions. Mes parents vinrent pendant une semaine. Ils couchaient dans leur petit hôtel préféré, rue Delambre, fous de joie à l'idée d'être à nouveau grands‑parents. Édouard se présentait tous les vendredis avec un bouquet de roses. Il s'asseyait dans le fauteuil qui se trouvait près de mon lit et me demandait, encore et encore, de lui raconter la conversation que j'avais eue avec William, à Lucca. Il m'écoutait en secouant la tête et en soupirant. Disait sans cesse qu'il aurait dû prévoir la réaction de William, que c'était fou que ni lui ni moi n'ayons imaginé qu'il ignorait tout, que Sarah n'avait jamais parlé. «Ne peut‑on vraiment pas l'appeler? disait‑il, les yeux pleins d'espoir. Et si je l'appelais pour lui expliquer?» Puis il me regardait en marmonnant: «Non, bien sûr, je ne peux pas faire ça. C'est stupide. Je suis ridicule.» Je demandai à mon médecin si je pouvais organiser une petite fête si je restais allongée sur le canapé du salon. Elle me le permit à la condition que je promette de ne rien porter de lourd et de rester à l'horizontale, à la Récamier. Ce soir de fin d'été, Gaspard et Nicolas Dufaure firent la connaissance d'Édouard. J'avais également invité Nathalie Dufaure, et Guillaume. Ce fut un moment émouvant, magique. La rencontre de trois hommes âgés qui avaient une inoubliable petite fille en commun. Je les regardais échanger les photos de Sarah, les lettres. Gaspard et Nicolas posèrent des questions à propos de William, Nathalie écoutait attentivement en aidant Zoë à faire passer la boisson et la nourriture. Nicolas – copie conforme de Gaspard en plus jeune, même visage rond, mêmes cheveux blancs clairsemés – raconta la relation particulière qu'il avait eue avec Sarah, comment il la taquinait parce que son silence lui faisait de la peine, et comment toute réaction, un haussement d'épaules, une insulte ou un coup de pied, était pour lui une victoire, parce que Sarah sortait enfin de son enfermement. Il raconta aussi sa première fois à la mer, à Trouville, au début des années cinquante. Devant l'océan, elle était restée émerveillée, avait étendu les bras de ravissement, puis avait couru jusqu'à l'eau sur ses jambes maigrelettes et agiles, et s'était jetée contre les grandes vagues bleues et fraîches, en poussant des petits cris de joie. Ils l'avaient rejointe en braillant aussi fort qu'elle, entraînés par l'enthousiasme de cette nouvelle Sarah qu'ils n'avaient jamais vue ainsi. «Elle était belle, se souvenait Nicolas, une belle fille de dix‑huit ans, resplendissante de vie et d'énergie, et ce jour‑là, pour la première fois, j'ai senti qu'il y avait encore du bonheur en elle, de l'espoir aussi.» Deux ans plus tard, Sarah disparaissait de la vie des Dufaure pour toujours, emportant son secret en Amérique. Vingt ans plus tard, elle était morte. Que s'était‑il passé pendant ces vingt années? Son mariage, la naissance de son fils… Avait‑elle été heureuse à Roxbury? Seul William possédait les réponses. Seul William pourrait nous dire. Je croisai le regard d'Édouard. Il pensait à la même chose que moi. J'entendis la clef tourner dans la serrure. C'était Bertrand. Il entra dans le salon, hâlé, beau, dans un puissant sillage d 'Habit rouge. Il arborait un sourire jovial. Il serra les mains avec une élégance nonchalante. La chanson de Carly Simon, dont Charla disait qu'elle lui rappelait Bertrand, me revint: You walked into the party like you were walking on to a yacht. Oui, il arrivait à la fête comme il serait monté sur un yacht.
Bertrand avait décidé de retarder notre emménagement rue de Saintonge à cause de ma grossesse difficile. Dans cette vie nouvelle et étrange à laquelle je n'arrivais pas à me faire, il était présent physiquement, amical et efficace, mais spirituellement, il était totalement absent. Il voyageait plus qu'à l'ordinaire, rentrait tard, partait tôt. Nous partagions toujours le même lit, mais ce n'était plus un lit conjugal. Le mur de Berlin le séparait en deux. Zoë avait l'air de bien encaisser la situation. Elle parlait souvent du bébé, disait combien c'était important pour elle et à quel point elle était excitée. Elle avait fait du shopping avec ma mère pendant le séjour de mes parents à Paris. Toutes les deux avaient été prises d'une fièvre acheteuse chez Bonpoint, la boutique outrageusement chère de vêtements pour bébés de la rue de l'Université. La plupart des gens réagirent comme ma fille – mes parents, ma sœur, ma belle‑famille et Mamé: ils étaient tout excités par cette prochaine naissance. Même Joshua, tristement célèbre pour son mépris envers les bébés et les arrêts maladie, semblait y porter de l'intérêt. «Je ne savais pas qu'on pouvait avoir des enfants à cet âge‑là», avait‑il dit d'un ton narquois. Personne ne parlait jamais de la crise que traversait mon mariage. Personne ne semblait avoir vu ce qui se passait entre Bertrand et moi. Croyaient‑ils tous secrètement qu'après l'accouchement, Bertrand reprendrait ses esprits et qu'il accueillerait le bébé à bras ouverts? Je compris que Bertrand et moi nous étions enfermés dans un profond mutisme. Nous ne nous parlions pas, nous n'avions rien à nous dire. Nous attendions la naissance. Nous verrions bien alors. Alors viendrait le temps des décisions. Un matin, je sentis le bébé bouger profondément à l'intérieur de moi et donner de petits coups de pied. Je voulais qu'il sorte, je voulais le prendre dans mes bras. Je détestais ce repos forcé, cet état de léthargie silencieuse, cette attente. Je me sentais prise au piège. Je voulais que l'hiver soit déjà là, que la nouvelle année arrive et avec elle, le temps de la naissance de mon enfant. Je détestais les étés finissants, la chaleur moins forte de jour en jour, cette impression que le temps passait avec une lenteur de tortue. Je détestais le mot français qui décrivait le début du mois de septembre, le retour des vacances et le commencement de l'année scolaire: la rentrée, mot qu'on entendait en boucle à la radio, la télé, qui envahissait les journaux. Je détestais qu'on me demande comment je comptais appeler le bébé. Grâce à l'amniocentèse, on connaissait son sexe, mais je n'avais pas voulu qu'on me le dise. Le bébé n'avait pas encore de nom. Ce qui ne voulait pas dire que je ne me sentais pas prête. Je barrais les jours sur le calendrier. Octobre arriva. Mon ventre s'était joliment arrondi. Je pouvais désormais me lever, retourner au bureau, passer prendre Zoë à l'école, aller au cinéma avec Isabelle, retrouver Guillaume au Select pour le déjeuner. Mais bien que mes journées soient plus remplies, plus occupées, le vide et la douleur persistaient. William Rainsferd. Son visage. Ses yeux. L'expression qu'il avait eue en regardant la photo de la petite fille à l'étoile jaune. Mon Dieu. Sa voix quand il avait dit ces mots. À quoi ressemblait sa vie désormais? Avait‑il tout effacé dès le moment où il nous avait tourné le dos? Avait‑il tout oublié une fois rentré chez lui? Ou les choses étaient‑elles différentes? Vivait‑il un enfer à cause de ce que je lui avais raconté? Mes révélations avaient‑elles changé sa vie? Sa mère lui était soudain devenue étrangère, quelqu'un avec un passé dont il ignorait tout. Je me demandais s'il en avait parlé à sa femme, à ses filles. S'il avait parlé de cette Américaine apparue à Lucca avec sa fille et qui lui avait montré une photo en lui disant que sa mère était juive, qu'elle avait été victime d'une rafle pendant la guerre, qu'elle avait souffert, perdu un frère, des parents, dont il n'avait jamais entendu parler. Je me demandais s'il avait fait des recherches sur le Vél d'Hiv, s'il avait lu des articles, des livres sur les événements de juillet 1942 en plein cœur de Paris. Se réveillait‑il la nuit en pensant à sa mère, à son passé, en se demandant si ce que je lui avais révélé était vrai, en méditant sur ce qui était resté secret, non dit, dans l'ombre?
L'appartement de la rue de Saintonge était quasiment prêt. Bertrand avait tout organisé pour que Zoë et moi y emménagions après la naissance du bébé, en février. Tout avait changé et c'était très beau. Son équipe avait fait du bon travail. L'empreinte de Mamé avait disparu, et j'imaginais que l'appartement était maintenant différent de celui qu'avait connu Sarah. Cependant, en me promenant dans ces pièces vides à la peinture encore fraîche, dans la cuisine, le bureau, je me demandais comment je pourrais supporter de vivre dans ce lieu. Là où le petit frère de Sarah était mort. Le placard secret n'existait plus, il avait été détruit quand on avait abattu une cloison pour rassembler deux chambres. Pourtant, cela ne changeait rien pour moi. C'était là que tout s'était passé. Je ne pouvais effacer cela de mon esprit. Je n'avais pas raconté à ma fille la tragédie qui avait eu lieu entre ces murs, mais elle le sentait d'une manière qui lui était particulière, dans l'émotion et l'intuition. Par un matin humide de novembre, je me rendis à l'appartement pour faire le point sur les rideaux, les papiers peints, les tapis. Isabelle avait été d'une aide précieuse. Elle m'avait accompagnée dans les boutiques et les magasins de décoration. Pour le plus grand plaisir de Zoë, j'avais décidé de laisser tomber les tons neutres que j'affectionnais par le passé, et d'oser de nouvelles couleurs plus audacieuses. Bertrand avait signifié son indifférence d'un geste de la main: «C'est comme vous voulez, c'est votre maison, après tout.» Zoë avait voulu une chambre citron vert et lilas. Cela ressemblait tellement aux goûts de Charla que je ne pus m'empêcher de sourire. Un régiment de catalogues m'attendait sur le parquet verni. J'étais en train de les feuilleter consciencieusement quand mon téléphone sonna. Je reconnus le numéro. C'était la maison de retraite de Mamé. Mamé avait été fatiguée ces derniers temps, irritable, parfois insupportable. On avait du mal à lui arracher un sourire, même Zoë n'y arrivait pas. Elle montrait de l'impatience avec tout le monde. Lui rendre visite, en ce moment, tenait de la corvée. «Mademoiselle Jarmond? C'est Véronique, de la maison de retraite. Je dois vous annoncer de mauvaises nouvelles. Mme Tézac ne va pas bien, elle a eu une attaque.» Je me redressai, sous le choc. «Une attaque? – Elle va un peu mieux, c'est le Dr Roche qui s'en occupe maintenant, mais il faudrait que vous veniez. Nous avons prévenu votre beau‑père. Mais nous n'arrivons pas à joindre votre mari.» Je raccrochai en proie à un sentiment de trouble et de panique. Dehors, la pluie tapait sur les carreaux. Où était Bertrand? Je composai son numéro et tombai sur sa messagerie. Dans ses bureaux, près de la Madeleine, personne ne semblait savoir où il pouvait être, même pas Antoine à qui je dis que je me trouvai rue de Saintonge et demandai, s'il l'avait en ligne, de dire à Bertrand de m'appeler le plus vite possible. C'était très urgent. «Mon Dieu, c'est le bébé? balbutia‑t‑il. – Non, Antoine, ce n'est pas le bébé, c'est sa grand‑mère», répondis‑je. Puis je raccrochai. Je jetai un coup d'œil dehors. La pluie tombait comme un grand rideau gris et luisant. J'allais être trempée. Oh non! Et après tout, peu importait. Mamé. Merveilleuse Mamé, Mamé chérie. Ma Mamé. Non, Mamé ne pouvait pas nous quitter maintenant, j'avais besoin d'elle. C'était trop tôt. Je n'étais pas prête. Je ne serais jamais prête à la voir mourir d'ailleurs. Je regardai autour de moi, ce salon où je l'avais rencontrée pour la première fois. Et à nouveau, je me sentis submergée par le poids des événements qui avaient eu lieu ici et qui revenaient sans cesse me hanter. Je décidai d'appeler Cécile et Laure pour réassurer qu'elles étaient prévenues et en chemin pour la maison de retraite. Laure me répondit en femme pressée qu'elle était déjà dans sa voiture et qu'elle me verrait là‑bas. Cécile avait l'air plus émue, fragile, les larmes perçaient dans sa voix. «Oh, Julia, je ne supporte pas l'idée que Mamé… Tu sais… C'est trop affreux…» Je lui dis que je n'arrivais pas à joindre Bertrand. Elle eut l'air surprise. «Mais je viens de lui parler, dit‑elle. – Tu l'as eu sur son portable? – Non, répondit‑elle d'une voix hésitante. – Au bureau alors? – Il vient me chercher dans une minute pour m'emmener à la maison de retraite. – Je n'ai pas réussi à lui parler. – Ah bon? dit‑elle prudemment. Je vois.» Je compris. La colère me prit. «Il est chez Amélie, c'est ça? – Amélie? répéta‑t‑elle, sans conviction. – Oh, arrête, Cécile. Tu sais très bien de quoi je parle. – C'est l'interphone, je te laisse, c'est Bertrand.» Elle raccrocha. Je restai au milieu du salon, mon téléphone à la main comme si je tenais un revolver. J'appuyai mon front contre la fenêtre. C'était froid. J'avais envie de gifler Bertrand. Ce n'était pas son histoire à rebondissements avec Amélie qui me mettait dans cet état, mais le fait que ses sœurs aient le numéro de cette femme et sachent comment le joindre dans un cas d'urgence comme celui‑ci, alors que moi, je ne savais pas. Le fait que même si notre mariage était moribond, il aurait pu avoir le courage de me dire qu'il la voyait toujours. Comme d'habitude, j'étais la dernière au courant. L'éternelle figure vaudevillesque de la femme trompée. Je restai ainsi un moment, sans bouger. Je sentais le bébé me donner des coups de pied. J'hésitais entre le rire et les larmes. Tenais‑je encore à Bertrand, était‑ce pour cela que j'avais si mal? Ou était‑ce juste ma fierté blessée? Amélie et son glamour parisien, son côté femme parfaite, son appartement si absolument moderne sur le Trocadéro, ses enfants bien élevés qui disaient toujours bonjour à la dame, son parfum capiteux qui s'accrochait aux cheveux et aux vêtements de Bertrand. S'il l'aimait et qu'il ne m'aimait plus, pourquoi avait‑il peur de me le dire? Redoutait‑il de me faire du mal? De faire du mal à Zoë? Qu'est‑ce qui lui faisait si peur? Quand comprendrait‑il que ce n'était pas son infidélité que je trouvais insupportable, mais sa lâcheté? J'allai dans la cuisine. J'avais la bouche sèche. Je me penchai au‑dessus du lavabo et bus directement au robinet, mon ventre encombrant frottant contre le rebord. Je jetai de nouveau un coup d'œil à l'extérieur. La pluie semblait s'être calmée. J'enfilai mon imperméable, attrapai mon sac à main et me dirigeai vers la porte. Quelqu'un cogna. Trois coups brefs. Ce devait être Bertrand. J'étais amère. Antoine ou Cécile avait dû lui dire de m'appeler ou de passer. Cécile attendait probablement en bas, dans la voiture. J'imaginais son embarras. Le silence tendu, plein de nervosité qui prendrait place dès que je monterais dans l'Audi. J'étais bien décidée à leur montrer de quel bois je me chauffais. Je n'avais pas l'intention de jouer les gentilles épouses timides à la française. J'allais demander à Bertrand de me dire la vérité dorénavant. J'ouvris brutalement la porte. Mais l'homme qui m'attendait sur le seuil n'était pas Bertrand. Je reconnus immédiatement la taille, les épaules larges, les cheveux blond cendré, encore foncés par la pluie et plaqués contre son crâne. William Rainsferd. Je fis un pas en arrière. «Je vous dérange? dit‑il. – Non», mentis‑je. Que diable faisait‑il ici? Que voulait‑il? Nous nous regardâmes droit dans les yeux. Son visage avait changé depuis la dernière fois. Il semblait plus émacié, hagard. Ce n'était plus le gourmet avenant et bronzé. «Je dois vous parler. C'est urgent. Je suis désolé, je ne trouvais pas votre numéro. Alors je suis venu ici. Comme vous n'étiez pas là hier soir, je me suis dit que je reviendrais ce matin. – Comment avez‑vous eu l'adresse? demandai‑je, troublée. Nous ne sommes pas encore dans l'annuaire, nous n'avons pas déménagé.» Il sortit une enveloppe de sa veste. «L'adresse était là. La rue dont vous m'aviez parlé à Lucca. Rue de Saintonge. – Je ne comprends pas.» Il me tendit l'enveloppe. Elle était vieille, déchirée dans les coins. Rien n'était écrit dessus. «Ouvrez‑la», dit‑il. À l'intérieur se trouvaient un mince carnet très abîmé, un dessin à moitié effacé et une longue clef de cuivre. Elle tomba sur le plancher et William se pencha pour la ramasser. Il la déposa dans sa paume pour me la montrer. «C'est quoi tout ça? demandai‑je, méfiante. – Quand vous avez quitté Lucca, j'étais en état de choc. Je ne pouvais chasser cette photo de mon esprit. J'y pensais sans arrêt. – Oui? dis‑je le cœur battant. – J'ai pris l'avion pour Roxbury pour voir mon père. Il est très malade, je crois que vous êtes au courant. Cancer. Il ne peut plus parler. J'ai trouvé cette enveloppe dans son bureau. Il l'avait gardée là, toutes ces années. Il ne me l'avait jamais montrée. – Pourquoi êtes‑vous là?» murmurai‑je. Il y avait de la souffrance dans son regard, de la souffrance et de la peur. «Parce que je veux que vous me disiez ce qui s'est passé. Ce qui est arrivé à ma mère lorsqu'elle était enfant. Je dois tout savoir. Vous êtes la seule à pouvoir m'aider.» Je regardai la clef. Puis le dessin. Un portrait maladroit d'un petit garçon avec des cheveux blonds et bouclés, qui semblait être assis dans un placard, avec un livre sur les genoux et un nounours à ses côtés. Au dos, une légende: «Michel, 26, rue de Saintonge.» Je feuilletai le carnet. Aucune date. Des phrases courtes écrites sous forme de poèmes, en français, difficiles à déchiffrer. Quelques mots me sautèrent au visage: le camp, la clef, ne jamais oublier, mourir. «L'avez‑vous lu? demandai‑je. – J'ai essayé. Mais je ne parle pas très bien français. Je ne comprends que des bribes.» Dans ma poche, le téléphone sonna. Cela nous fît sursauter. C'était Édouard. «Où êtes‑vous, Julia? dit‑il d'une voix douce. Elle est très mal. Elle veut vous voir. – J'arrive», répondis‑je. William Rainsferd m'interrogea du regard. «Vous devez partir? – Oui, une urgence familiale. La grand‑mère de mon mari. Elle a eu une attaque. – Je suis désolé.» Il hésita, puis posa la main sur mon épaule. «Quand puis‑je vous voir pour que nous parlions?»
J'ouvris la porte, me tournai vers lui, regardai la main posée sur mon épaule. C'était étrange, émouvant, de le voir sur le seuil de cet appartement, à l'endroit même qui avait causé tant de souffrance à sa mère, tant de peine, étrange et émouvant de me dire qu'il ignorait encore ce qui s'était passé, ce qui était arrivé à sa famille, à ses grands‑parents, a son oncle. «Venez avec moi, dis‑je. Je veux vous présenter quelqu'un.»
Mamé. Son visage fatigué et ridé. Elle semblait endormie. Je lui parlais sans être sûre qu'elle m'entendait. Puis je sentis ses doigts serrer mon poignet. Elle s'y accrochait fort. Elle savait que j'étais là. Derrière moi, la famille Tézac entourait le lit. Bertrand, sa mère, Colette, Édouard, Laure et Cécile. Et dans le couloir, William Rainsferd, qui hésitait à entrer. Bertrand l'avait observé une ou deux fois, intrigué. Il pensait probablement que c'était mon petit ami. En d'autres circonstances, j'aurais trouvé cela amusant. Édouard le dévisageait aussi, avec curiosité et inquiétude, allant de lui à moi avec insistance. Ce ne fut qu'en sortant de la maison de retraite que je pris le bras de mon beau‑père. Le Dr Roche venait de nous annoncer que l'état de Mamé était stable, mais qu'elle restait faible. Il ne se prononçait pas sur l'avenir. Nous devions cependant nous préparer au pire, selon lui. Nous convaincre que la fin était proche. Date: 2015-12-13; view: 381; Нарушение авторских прав |