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PARIS, MAI 2002 11 page





À un moment, Jules se tourna vers la fillette et lui parla doucement. Il lui demanda d'aller de nouveau se cacher dans la cave, de passer derrière les grands sacs de pommes de terre et de se dissimuler derrière, du mieux qu'elle pourrait. Il lui demanda si elle comprenait bien. C'était très important. Si quelqu'un entrait dans la cave, elle devait être absolument invisible.

La fillette se raidit.

«Les Allemands vont venir!»

Avant que Jules ou Geneviève eussent pu dire un mot, le chien se mit à aboyer. Ils sursautèrent. Jules fit signe à la fillette et ouvrit la trappe. Elle obéit immédiatement et se glissa dans l'obscurité de la cave qui sentait le moisi. Elle ne voyait rien, mais finit par trouver les sacs de patates, tout au fond, en tâtonnant. Elle sentit la toile de jute sous ses doigts. Il y en avait plusieurs, empilés les uns sur les autres. Elle les écarta pour passer derrière. Un des sacs s'ouvrit et se vida bruyamment de son contenu. Elle se recouvrit de pommes de terre avec hâte.

Puis elle entendit des pas. Lourds et cadencés. Elle en avait entendu de semblables à Paris, après l'heure du couvre‑feu. Elle savait ce que ça voulait dire. Chez ses parents, elle avait regardé par la fenêtre, sous le papier kraft collé à la vitre, et elle avait vu les hommes qui patrouillaient dans les rues faiblement éclairées, des hommes aux mouvements parfaitement réglés qui portaient des casques ronds.

Le même pas. Qui se dirigeait droit sur la maison. Une douzaine d'hommes, d'après ce qu'elle entendait. Une voix masculine, un peu étouffée mais audible, lui parvint aux oreilles. Ça parlait allemand.

Ils étaient donc là. Ils venaient les prendre, Rachel et elle. Elle eut soudain une envie irrépressible de vider sa vessie.

Elle sentait les pas juste au‑dessus de sa tête. Le marmonnement d'une conversation qu'elle ne pouvait saisir. Puis la voix de Jules:

«Oui, lieutenant, il y a, ici, une enfant malade.

– Une enfant malade, mais aryenne, bien sûr ajouta la voix étrangère et gutturale.

– Une enfant malade, lieutenant.

– Où est‑elle?

– À l'étage.» La voix de Jules était presque éteinte.

Les pas lourds faisaient trembler le plafond. Puis le cri perçant de Rachel envahit toute la maison. Les Allemands l'arrachaient de son lit. On n'entendit plus qu'un petit gémissement. Rachel était bien trop mal en point pour leur tenir tête.

La fillette mit ses mains sur ses oreilles. Elle ne voulait rien entendre. C'était au‑dessus de ses forces. Dans le silence qu'elle se donnait ainsi, elle se sentit protégée.

Allongée sous les pommes de terre, elle vit un faible rayon de lumière percer l'obscurité. Quelqu'un avait ouvert la trappe et s'apprêtait à descendre l'escalier qui menait à la cave. Elle retira les mains de ses oreilles.

«Il n'y a personne, disait Jules. La petite était seule quand nous l'avons trouvée dans la niche du chien.»

La fillette entendit Geneviève se moucher. Puis d'une voix pleine de larmes, elle dit:

«Je vous en prie, n'emmenez pas la petite! Elle est trop malade.»

La voix gutturale devint ironique.

«Madame, cette enfant est juive, et probablement évadée d'un des camps voisins. Elle n'a rien à faire dans votre maison.»

La fillette suivait des yeux le faisceau orangé d'une lampe torche qui balayait les murs de la cave et s'approchait de sa cachette. Puis elle vit la gigantesque silhouette noire d'un soldat se détacher comme dans un livre d'images. Elle était terrorisée. Il venait la chercher. Il allait l'attraper. Elle se fit aussi petite que possible, arrêta de respirer. C'était comme si son cœur avait cessé de battre.

Non, il ne la trouverait pas! Ce serait trop atrocement injuste. Ils avaient déjà Rachel. N'était‑ce pas assez? Et où l'avaient‑ils portée? Dehors, dans un camion, avec les soldats? S'était‑elle évanouie? Où allaient‑ils l'emmener? À l'hôpital? Au camp? Ces monstres assoiffés de sang! Monstres! Monstres! Elle les détestait. Elle aurait voulu les voir morts. Les bâtards! Elle pensait à tous les gros mots qu'elle connaissait, tous ces mots que sa mère lui interdisait de prononcer. Les salauds de bâtards! Elle hurlait ces injures dans sa tête en fermant fort les paupières, pour ne plus voir le faisceau de la lampe torche se rapprocher, courir sur les sacs de toile derrière lesquels elle se cachait. Cet homme ne la trouverait pas. Jamais. Bâtards, salauds de bâtards!

De nouveau, elle entendit la voix de Jules. «Il n'y a personne en bas, lieutenant. La petite était seule. Elle tenait à peine debout. Il fallait bien qu'on fasse quelque chose pour elle.»

La voix du lieutenant bourdonna aux oreilles de la fillette.

«Nous ne faisons que vérifier. Nous allons finir d'inspecter la cave, puis vous nous suivrez jusqu'à la Kommandantur.»

La fillette faisait tout ce qu'elle pouvait pour que rien ne la trahisse, pas un mouvement, pas un soupir, pas un souffle tandis que la lampe continuait de s'agiter au‑dessus de sa tête.

«Vous suivre?» Jules encaissait mal le coup. «Mais pourquoi?

– Une juive dans votre maison et vous demandez pourquoi?»

Puis la voix de Geneviève intervint, étonnamment calme. Elle ne pleurait plus.

«Vous avez bien vu qu'on n'essayait pas de la dissimuler, lieutenant. On voulait juste l'aider à guérir. C'est tout. On ne sait pas son nom. Elle n'a pas pu nous le dire. Elle était si malade qu'elle ne pouvait pas parler.

– Ma femme vous dit la vérité, lieutenant, continua Jules, on a même appelé un médecin. Alors, si ç'avait été pour la cacher, vous pensez…»

Il y eut un silence. La fillette entendit le lieutenant tousser.

«C'est bien ce que Guillemin nous a dit. Que vous ne cherchiez pas à cacher la petite. C'est ce qu'il a dit, notre bon Doktor.»

La fillette sentit les patates remuer au‑dessus de sa tête. Elle se figea comme une statue, sans respirer. Son nez la chatouillait et elle avait envie de renifler.

Elle entendit la voix de Geneviève, toujours calme, claire, presque dure. Un ton qu'elle ne lui connaissait pas.

«Ces messieurs désirent‑ils un verre de vin?»

Les patates cessèrent de bouger.

Au rez‑de‑chaussée, le lieutenant s'esclaffa.

«Du vin? Jawohl!

– Et un peu de pâté pour faire passer?» dit Geneviève sur le même ton.

Les pas rebroussaient chemin, remontaient les marches. La trappe se referma en claquant. La fillette se sentit défaillir de soulagement. Elle serra fort ses bras autour d'elle et laissa couler ses larmes. Combien de temps restèrent‑ils là‑haut, combien de temps firent‑ils tinter leurs verres, traîner leurs pieds et résonner leurs rires gras? Une éternité. La voix tonitruante du lieutenant devenait de plus en plus gaie. Elle entendit même percer un rot magistral, mais plus Jules ni Geneviève. Étaient‑ils toujours là? Que se passait‑il? C'était terrible de ne rien savoir, sauf qu'il fallait rester cachée dans cette cave jusqu'à ce que l'un des deux vienne la chercher. Ses forces étaient revenues, mais elle n'osait toujours pas bouger.

Enfin, la maison redevint silencieuse. Le chien aboya une fois, puis se tut. La fillette tendait l'oreille. Les Allemands avaient‑ils embarqué Jules et Geneviève? Était‑elle seule, désormais, dans la maison? Elle entendit des sanglots étouffés, puis la porte de la trappe s'ouvrit en grinçant. Jules l'appela.

«Sirka! Sirka!»

Quand elle les eut rejoints, les jambes douloureuses, les yeux rougis par la poussière et les joues humides et sales, elle vit Geneviève la tête dans les mains, effondrée. Jules faisait ce qu'il pouvait pour la consoler. La fillette les regardait, impuissante. La vieille femme leva les yeux vers elle. Son visage avait vieilli d'un coup, s'était creusé. Cela effraya la fillette.

«Ton amie, murmura‑t‑elle, ils l'ont prise. Elle va mourir. Je ne sais pas où ils l'ont emmenée, ni dans quelles conditions, mais je sais qu'elle va mourir. Ils n'ont rien voulu savoir. On a essayé de les faire boire, mais ils ont gardé les idées bien en place. Ils nous ont laissés tranquilles, mais ils ont pris Rachel.»

Les joues ridées de Geneviève étaient noyées de larmes. Sa tête balançait de droite à gauche, dans un mouvement plein de désespoir. Elle prit la main de Jules et la serra tout contre elle.

«Mon Dieu, que devient ce pays?»

Geneviève fit signe à la fillette de s'approcher et attrapa sa petite main entre ses vieux doigts usés. Ils m'ont sauvée, se répétait la fillette. Sauvée. Ils lui avaient sauvé la vie. Peut‑être que quelqu'un comme eux avait sauvé Michel, et Papa, et Maman. Il restait un peu d'espoir.

«Ma petite Sirka! soupira Geneviève en serrant ses doigts. Tu t'es montrée très courageuse dans la cave.»

La fillette sourit. C'était un beau sourire brave qui toucha le vieux couple au plus profond d'eux‑mêmes.

«S'il vous plaît, dit‑elle, ne m'appelez plus Sirka. C'est comme ça qu'on m'appelait quand j'étais bébé.

– Alors comment on doit t'appeler?» demanda Jules.

La fillette redressa les épaules et leva fièrement le menton.

«Mon nom est Sarah Starzynski.»

 

En quittant l'appartement, où j'étais venue voir l'avancée des travaux avec Antoine, je fis un arrêt rue de Bretagne. Le garage existait toujours et une plaque, là aussi, rappelait aux passants que des familles juives du 3e arrondissement avaient été regroupées là, le matin du 16 juillet 1942, avant de partir pour le Vél d'Hiv puis pour les camps de la mort. C'était à cet endroit que l'odyssée de Sarah avait commencé. Mais où avait‑elle pris fin?

Je me plantai devant la plaque, sans me soucier du trafic. Je pouvais presque voir Sarah arriver depuis la rue de Saintonge, ce petit matin étouffant de juillet, entre sa mère et son père, et les policiers. Oui, je voyais la scène. La façon dont on les avait poussés dans ce garage devant lequel je me tenais à présent. Le doux visage en forme de cœur était devant moi et j'y voyais l'incompréhension et la peur. Les cheveux lisses retenus par une queue‑de‑cheval, les yeux turquoise taillés en amande. Sarah Starzynski. Était‑elle encore vivante? Elle aurait soixante‑dix ans aujourd'hui. Non, elle ne pouvait être encore de ce monde. Elle avait disparu de la surface de la terre, avec les autres enfants du Vél d'Hiv. Elle n'était jamais rentrée d'Auschwitz. D'elle, il ne restait plus qu'une poignée de cendres.

Je remontai dans ma voiture. En bonne Américaine, je n'avais jamais su me servir d'un levier de vitesses. Je conduisais donc une petite japonaise automatique dont Bertrand, bien évidemment, se moquait. Je ne la prenais jamais dans Paris. Je n'en ressentais pas la nécessité, le réseau de bus et de métro était excellent. Bertrand se moquait aussi de cela.

Bamber et moi devions aller à Beaune‑la‑Rolande cet après‑midi. C'était à une heure de route. Le matin, j'avais été à Drancy avec Guillaume. C'était très près de Paris, coincé en pleine banlieue grise et miteuse, entre Bobigny et Pantin. Plus de soixante trains avaient quitté Drancy, nœud ferroviaire du rail français, pour la Pologne. Je n'avais pas tout de suite compris, alors que nous étions passés près d'une immense sculpture commémorative, que le camp était désormais habité. Des femmes promenaient des poussettes, des chiens, des enfants couraient en criant, des rideaux volaient au vent, des plantes ornaient le rebord des fenêtres. J'étais stupéfaite. Comment pouvait‑on vivre entre ces murs? Je demandai à Guillaume s'il était au courant avant de venir. Il me fit oui de la tête. Je devinai à l'expression de son visage qu'il était ému. Toute sa famille avait été déportée depuis cet endroit. Ce n'était pas facile pour lui de venir ici. Mais il avait insisté pour m'accompagner.

Le conservateur du Mémorial de Drancy était un homme d'une cinquantaine d'années à l'air las. Son nom était Menetzky. Il nous attendait devant le minuscule musée, ouvert uniquement sur rendez‑vous. Dans la petite pièce simple, nous regardâmes des photos, des articles, des cartes. Derrière une vitre, des étoiles jaunes étaient exposées. C'était la première fois que j'en voyais des vraies. J'étais impressionnée et mal à l'aise.

Le camp avait subi très peu de modifications depuis soixante ans. L'immense U de béton, construit à la fin des années trente et considéré alors comme un projet résidentiel novateur, avait été réquisitionné en 1941 par le gouvernement de Vichy pour déporter les Juifs. En 1947, il fut dévolu au logement des familles. Il y en avait désormais quatre cents qui vivaient dans des studios. Les loyers étaient les moins chers du voisinage.

Je demandai au triste M. Menetzky si les résidents de la cité de la Muette – c'était le nom involontairement ironique de l'endroit – savaient où ils vivaient. Il me fît signe que non. La majorité des habitants étaient trop jeunes. Ils ne savaient pas et selon lui, ne cherchaient pas à savoir. Cela leur était égal. Je lui demandai alors s'il y avait beaucoup de visiteurs au Mémorial. Il me répondit que des groupes scolaires venaient et, parfois, des touristes. Nous feuilletâmes le livre d'or.

À Paulette, ma mère. Je t'aime et je ne t'oublierai jamais. Je viendrai ici tous les ans en souvenir de toi. C'est de là que tu es partie pour Auschwitz en 1944. Tu n'es jamais revenue. Ta fille, Danielle.

 

Je sentis poindre des larmes.

Le conservateur nous emmena ensuite vers un wagon à bétail fermé à clef, situé juste devant le musée, sur un gazon. Il nous ouvrit et Guillaume prit ma main pour me faire monter. J'essayais d'imaginer ce petit espace nu rempli de gens, serrés les uns contre les autres, des petits enfants, des grands‑parents, des parents, des adolescents. En route pour la mort. Guillaume était devenu pâle. Il m'avoua par la suite qu'il n'était jamais monté dans le wagon. Il n'avait jamais osé. Je lui demandai s'il se sentait bien. Il prétendit que oui, mais son trouble était visible.

Nous sortîmes du bâtiment. J'emportais tout un tas de documents, brochures et livres, que le conservateur m'avait donnés. Dans ma tête, tout ce que je savais de Drancy se bousculait, les traitements inhumains de ces années de terreur, les trains qui n'en finissaient pas de transporter des Juifs jusqu'en Pologne.

J'étais remplie des choses déchirantes que j'avais lues sur les quatre mille enfants du Vél d'Hiv, arrivés là à la fin de l'été 1942, sans parents, malades, sales, affamés. Sarah était‑elle parmi eux? Avait‑elle fait le trajet Drancy‑Auschwitz, seule et terrifiée, dans un wagon à bestiaux plein d'étrangers?

Bamber m'attendait en bas du bureau. Il plia son corps démesuré sur le fauteuil passager, après avoir mis ses appareils photo à l'arrière. Puis il me regarda. Il s'inquiétait. Il posa une main réconfortante sur mon avant‑bras.

«Hmm, Julia, ça va?»

Mes lunettes noires ne devaient rien arranger. Ma nuit agitée était imprimée sur mon visage. Discussion avec Bertrand jusqu'à plus d'heure. Plus il avançait dans la conversation, plus il se montrait inflexible. Il ne voulait pas de cet enfant. Pour lui, à ce point, il ne s'agissait pas, de toute façon, d'un enfant. Même pas d'un être humain. Juste d'une graine. Une petite graine. Autant dire rien. Et de ce rien, il ne voulait pas. Il ne pouvait assumer, c'était au‑dessus de ses forces. Sa voix, à ce moment, s'était brisée. J'en fus très étonnée. Son visage était ravagé, paraissait plus vieux. Où était l'insouciant, l'irrévérent mari sûr de lui? Je l'avais dévisagé avec stupeur. Et si je décidais d'avoir cet enfant malgré lui, c'était fini. Fini? C'est‑à‑dire? Je plantai mon regard dans le sien, consternée. Fini entre nous, c'était ce qu'il avait répondu de cette horrible voix brisée qui me semblait celle de quelqu'un d'autre. La fin de notre union. Nous étions restés sans rien dire, assis à la table de la cuisine. Puis je lui avais demandé pourquoi la naissance de cet enfant le terrifiait à ce point. Il avait détourné le visage et soupiré en se frottant les yeux. Il prétendait qu'il était trop vieux. Il aurait bientôt cinquante ans. C'était déjà suffisamment terrifiant en soi. Vieillir. Il y avait aussi la pression au boulot, pour tenir devant les jeunes loups aux dents longues. Rester dans la compétition, face à eux, jour après jour. Et puis, il fallait supporter de se voir changer, en pire. Supporter son visage dans le miroir. Je ne l'avais jamais entendu dire cela auparavant. Je n'aurais jamais imaginé que vieillir fût un tel problème pour lui. «J'aurai soixante‑dix ans quand cet enfant en aura vingt, et ça, je ne veux pas, avait‑il marmonné cent fois. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Julia, tu dois te mettre ça dans la tête. En gardant cet enfant, tu me tues. Tu m'entends? Tu me tues!»

J'inspirai profondément. Que pouvais‑je dire à Bamber? Par où commencer? Qu'y comprendrait‑il? Il était si jeune, si différent de nous. Mais j'appréciais sa gentillesse et son attention. Je pris sur moi.

«Bon, pas la peine de te raconter des histoires, Bamber», dis‑je sans le regarder en face, accrochée au volant comme à une bouée de sauvetage. «La nuit n'a pas été bonne.

– À cause de ton mari? tenta‑t‑il.

– Oui, à cause de mon mari, en effet», raillai‑je.

Il se tourna vers moi.

«Si tu veux m'en parler, Julia, n'hésite pas, je suis là», dit‑il avec le ton grave et puissant de Churchill déclarant: «Nous ne nous rendrons jamais.»

Je ne pus retenir un sourire.

«Merci Bamber. Tu assures.»

Il fit la grimace.

«Et Drancy, comment ça s'est passé?»

Je poussai un gémissement.

«Oh mon Dieu, horrible! l'endroit le plus déprimant que j'aie jamais vu. Il y a des gens qui vivent dans ce qui était le camp, incroyable, non? J'étais avec un ami dont la famille a été déportée depuis Drancy. Tu ne vas pas t'amuser à faire des photos, crois‑moi. C'est dix fois pire que la rue Nélaton.»

À la sortie de Paris, je pris l'A6. L'autoroute n'était pas encombrée à cette heure‑là, heureusement. Nous roulions sans rien dire. Je compris que je devais parler à quelqu'un de ce qui m'arrivait. Et vite. Je ne pouvais pas garder tout cela pour moi, le bébé et le reste. Il était à peine six heures du matin à New York. Trop tôt pour appeler Charla, même si sa journée d'avocate à succès et à poigne ne tarderait pas à commencer. Elle avait deux jeunes enfants qui étaient le portrait craché de son ex‑mari, Ben. Le nouveau, Barry, était charmant et travaillait dans l'informatique. Je ne le connaissais pas encore bien.

J'aurais tant voulu entendre la voix de Charla, cette façon douce et chaleureuse qu'elle avait de répondre «Hey!» au téléphone quand c'était moi. Charla ne s'était jamais entendue avec Bertrand. Ils jouaient le jeu tant bien que mal, tous les deux.

C'était comme ça depuis le début. Je savais aussi ce que Bertrand pensait d'elle. Belle, brillante, arrogante, féministe et américaine. Tandis que, pour elle, Bertrand était un froggie vaniteux, ultraséduisant et chauvin. Charla me manquait. Son honnêteté, son rire, son esprit. Quand j'avais quitté Boston pour Paris, elle était encore adolescente. Elle ne me manquait pas au début, ma petite sœur. C'était maintenant que l'éloignement me pesait. Comme jamais.

«Hmm, amorça la voix douce de Bamber, est‑ce qu'on ne vient pas de dépasser la sortie?»

Il avait raison.

«Merde! dis‑je.

– Ne t'en fais pas, dit Bamber en se débattant avec la carte. On peut aussi sortir à la prochaine.

– Excuse‑moi, je suis un peu crevée», grommelai‑je.

Il me sourit gentiment sans rien ajouter. J'aimais cette qualité chez lui.

Nous approchions de Beaune‑la‑Rolande, petite ville ennuyeuse, perdue au milieu de champs de blé. Nous décidâmes de laisser la voiture sur la place centrale, où se trouvaient l'église et la mairie. Nous fîmes un tour. Bamber prit quelques photos. Il y avait peu de monde. Cela me frappa. C'était un endroit triste et vide.

J'avais lu que le camp se situait dans les quartiers nord‑est et qu'à son emplacement se trouvait désormais un lycée technique, construit dans les années soixante. Le camp se trouvait à l'époque à environ trois kilomètres de la gare, dans la direction opposée, ce qui voulait dire que les familles déportées avaient été obligées de passer par le centre‑ville. Il devait y avoir des gens qui s'en souvenaient, dis‑je à Bamber. Des gens qui avaient vu des groupes interminables marcher péniblement sous leurs fenêtres ou devant chez eux.

La gare était désaffectée. On l'avait rénovée et transformée en crèche. Quelle ironie! Par les fenêtres, on voyait de beaux dessins colorés et des animaux en peluche. Un groupe de petits s'amusait dans une aire de jeux à droite du bâtiment.

Une jeune femme d'une vingtaine d'années, portant un nourrisson dans ses bras, se dirigea vers nous et nous demanda si nous avions besoin d'aide. Je lui dis que j'étais journaliste et que je cherchais des informations sur l'ancien camp de détention qui se trouvait à cet emplacement dans les années quarante. Elle n'en avait jamais entendu parler. Je lui indiquai le panneau placé juste au‑dessus de la porte d'entrée de la crèche.

 

À la mémoire des milliers d'enfants, de femmes, d'hommes Juifs, qui de mai 1941 à août 1943 passèrent par cette gare et le camp d'internement de Beaune‑la‑Rolande, avant d'être déportés pour le camp d'extermination d'Auschwitz où ils furent assassinés. N'oublions jamais.

 

Elle haussa les épaules et me sourit comme pour s'excuser. Elle ne savait pas. De toute façon, elle était trop jeune. C'était arrivé bien avant qu'elle ne vienne au monde. Je lui demandai si des gens venaient voir la plaque commémorative. Elle me répondit qu'elle n'avait vu personne depuis qu'elle avait commencé à travailler ici, l'an passé.

Bamber prit une photo tandis que je faisais le tour du bâtiment blanc et ramassé. Le nom du village était encore lisible de chaque côté de la gare. Je me penchai par‑dessus la barrière.

La vieille voie ferrée était envahie de mauvaises herbes, mais toujours là, avec ses traverses de bois et son métal rouillé. Sur ces rails désormais à l'abandon, plusieurs trains étaient partis directement pour Auschwitz. Mon cœur se serra. J'avais soudain du mal à respirer.

C'était le convoi n° 15 du 5 août 1942 qui avait emporté les parents de Sarah Starzynski droit vers la mort.

 

Sarah dormit mal cette nuit‑là. Les cris de Rachel résonnaient en elle, encore et encore. Où était‑elle à présent? Allait‑elle bien? Est‑ce que quelqu'un s'occupait d'elle, l'aidait à se rétablir? Où toutes ces familles juives avaient‑elles été emmenées? Et sa mère? Son père? Et tous les enfants du camp de Beaune?

Allongée sur le dos, Sarah écoutait le silence de la vieille maison. Il y avait tant de questions sans réponse. Son père, autrefois, avait la clef de toutes ses interrogations. Pourquoi le ciel était bleu, de quoi étaient faits les nuages, comment les bébés venaient au monde, qu'est‑ce qui provoquait les marées, comment les fleurs poussaient et pourquoi les gens tombaient amoureux. Il prenait toujours le temps de lui répondre, calmement, patiemment, avec des mots simples et des gestes. Il ne lui disait jamais qu'il était trop occupé. Il aimait ses questions incessantes. Il disait toujours qu'elle était une petite fille tellement intelligente.

Mais les derniers temps, son père ne répondait plus comme avant à ses questions. Sur l'étoile jaune, sur le fait qu'elle ne pouvait plus aller au cinéma ni à la piscine municipale. Sur le couvre‑feu. Sur cet homme, en Allemagne, qui détestait les Juifs et dont le seul nom la faisait frémir. Non, à toutes ces questions, il n'avait pas donné de réponses satisfaisantes. Il était resté vague ou silencieux. Et quand elle lui avait demandé, pour la deuxième ou troisième fois, juste avant que les hommes ne viennent frapper à la porte ce jeudi noir, ce qu'il y avait de si détestable dans le fait d'être juif – parce qu'être «différent» ne lui semblait pas une raison suffisante –, il avait détourné le regard, faisant semblant de ne pas avoir entendu. Elle savait que ce n'était pas le cas.

Elle n'avait pas envie de penser à son père. Cela faisait trop mal. Elle n'arrivait déjà plus à se souvenir de la dernière fois qu'elle l'avait vu. Ce devait être au camp… Mais quand exactement? Elle ne savait plus. C'était différent pour sa mère. Il y avait eu une dernière fois, nette, distincte, quand son visage s'était tourné vers elle tandis qu'elle s'éloignait avec les autres mères en pleurs sur le long chemin poussiéreux de la gare. L'image était claire dans son esprit, aussi précise qu'une photographie. Le visage pâle de sa mère, le bleu extraordinaire de ses yeux. Son sourire presque évanoui.

Date: 2015-12-13; view: 396; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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