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PARIS, MAI 2002 14 page





– Vous lui en vouliez.

– Oui, dit‑il en hochant la tête, je lui en voulais. Cela avait même terni l'admiration que je lui portais, et pour toujours. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Je ne l'ai jamais fait.»

Nous restâmes en silence pendant un moment. Les infirmières devaient se demander ce que M. Tézac et sa belle‑fille faisaient dans cette voiture.

«Édouard, n'aimeriez‑vous pas savoir ce qu'est devenue Sarah Starzynski?»

Il sourit, pour la première fois depuis le début de notre conversation.

«Mais je ne saurais pas par où commencer», dit‑il.

C'était à mon tour de sourire.

«Ça, c'est mon travail. Je sais comment faire.»

Son visage retrouvait des couleurs. Ses yeux s'éclairaient soudain d'une lumière nouvelle.

«Julia, juste une dernière chose. Quand mon père est mort, il y a presque trente ans, son notaire m'a confié que des papiers confidentiels étaient conservés dans un coffre.

– Les avez‑vous lus?» demandai‑je. Mon pouls s'accéléra.

Il baissa le regard.

«Je les ai parcourus rapidement, juste après la mort de mon père.

– Alors? dis‑je, le souffle court.

– Cela concernait le magasin, des paperasses à propos des tableaux, des meubles et de l'argenterie.

– C'est tout?»

Ma déception évidente le fît sourire.

«Je crois.

– C'est‑à‑dire? demandai‑je, perplexe.

– Je ne les ai plus jamais regardés. J'avais été très vite, j'étais furieux parce qu'il n'y avait rien à propos de Sarah. Cela augmenta encore ma colère contre mon père.»

Je me mordis les lèvres.

«Vous voulez dire que vous croyez qu'il n'y a rien mais que vous n'êtes pas sûr?

– C'est cela. Je n'ai jamais cherché à vérifier depuis.

– Pourquoi?»

Il se pinça les lèvres.

«Parce que j'avais peur de constater qu'il n'y avait effectivement rien.

– Et d'en vouloir encore plus à votre père.

– Oui, admit‑il.

– Alors, vous n'êtes sûr de rien à propos de ces papiers. Depuis trente ans?

– Oui», dit‑il.

Nos regards se croisèrent. Nous avions eu la même idée.

Il démarra et fonça à tombeau ouvert dans ce que je supposais être la direction de la banque. Je ne l'avais jamais vu conduire aussi vite. Les autres automobilistes brandissaient des poings furieux. Les piétons s'écartaient, effrayés. Nous ne parlions plus, mais ce silence était chaleureux et enthousiaste. C'était un moment partagé. La première fois que nous partagions quelque chose. Nous nous regardions sans arrêt en souriant.

Le temps que nous trouvions une place avenue Bosquet et courrions jusqu'à la banque, nous trouvâmes porte close. Pause déjeuner, une autre tradition typiquement française qui m'exaspérait, tout particulièrement aujourd'hui. J'en aurais pleuré de déception.

Édouard m'embrassa sur les deux joues en m'entraînant plus loin.

«Rentrez, Julia. Je reviendrai à deux heures, pour l'ouverture. Je vous appelle si je trouve quelque chose.»

Je descendis l'avenue vers l'arrêt du 92 qui me ramenait directement au bureau, rive droite.

Tandis que le bus s'éloignait, je me retournai pour voir Édouard. Il attendait devant la banque, silhouette raide et solitaire dans son manteau vert sombre.

Je me demandais comment il le prendrait s'il n'y avait rien sur Sarah dans le coffre, mais juste un vieux tas de papiers concernant des tableaux et de la porcelaine.

Mon cœur l'accompagnait.

 

«Vous êtes sûre de ce que vous faites, Miss Jarmond?» me demanda le médecin en levant les yeux au‑dessus de ses demi‑lunes.

«Non, répondis‑je en toute sincérité. Mais pour le moment, j'ai besoin de prendre ces rendez‑vous.» Elle parcourut mon dossier médical. «Je suis ravie de vous les prendre, mais je ne suis pas certaine que la décision que vous avez prise vous mette très à l'aise.»

Je repensai à hier soir. Bertrand s'était montré particulièrement tendre et attentionné. Il m'avait tenue dans ses bras toute la nuit, me répétant sans cesse qu'il m'aimait, qu'il avait besoin de moi, mais qu'il ne pouvait envisager la perspective d'avoir un enfant si tard dans la vie. Il pensait qu'en vieillissant nous aurions eu plus de temps pour nous deux, que nous aurions pu voyager plus souvent, profitant du fait que Zoë deviendrait de plus en plus indépendante. Il voyait la cinquantaine comme une seconde lune de miel.


Je l'avais écouté en pleurant dans le noir. Je trouvais tant d'ironie à ce que j'entendais. Il avait exprimé au mot près tout ce que j'avais toujours désiré entendre. Tout était là, la gentillesse, l'engagement, la générosité. Mais le hic, c'était que j'étais enceinte d'un enfant qu'il ne voulait pas. Ma dernière chance d'être mère. Je pensais sans cesse à ce que Charla m'avait dit: «C'est aussi ton enfant.»

Pendant des années, j'avais désiré donner un autre bébé à Bertrand. Pour montrer que j'en étais capable. Pour ressembler à l'idée de la femme parfaite selon les Tézac. Aujourd'hui, je comprenais que je voulais cet enfant pour moi seule. Mon bébé. Mon dernier enfant. Je voulais sentir son poids entre mes bras. Et l'odeur de lait de sa peau. Mon bébé. Oui, Bertrand était le père, mais c'était mon enfant. Ma chair. Mon sang. Je désirais tant ce moment de l'accouchement, sentir la tête du bébé forcer contre mon corps pour venir au monde, cet instant vrai, pur et douloureux de la naissance. Oui, j'étais impatiente, malgré les larmes, la souffrance. Je les voulais plus que tout, ces larmes, cette souffrance. Je ne voulais pas souffrir ou pleurer sur mes entrailles vides et charcutées.

Je quittai le cabinet du médecin pour rejoindre Hervé et Christophe au Café de Flore, boulevard Saint‑Germain. Je n'avais pas l'intention de leur révéler quoi que ce soit, mais ils avaient l'air si préoccupés en voyant mon visage que je leur racontai tout. Comme d'habitude, leurs avis divergeaient. Hervé pensait que je devais avorter pour sauver mon mariage, et Christophe insistait sur le fait que le bébé était plus important, que je ne pouvais pas ne pas le garder, que je le regretterais toute ma vie.

Le débat s'échauffa au point qu'ils finirent par oublier jusqu'à ma présence et se disputèrent. C'était insupportable. Je frappai du poing sur la table et fis trembler les verres. Ils me regardèrent, très surpris. Ce n'était pas mon genre. Je leur demandai de m'excuser, prétextant que j'étais trop fatiguée pour discuter plus longtemps de ce sujet, et je les quittais. Ils semblaient stupéfaits et consternés. Pas grave pensai‑je, je m'expliquerais une autre fois. Ils étaient mes plus vieux amis. Ils comprendraient.


Je rentrai à la maison par le jardin du Luxembourg. Je n'avais pas eu de nouvelles d'Édouard depuis hier. Cela voulait‑il dire qu'il n'avait rien trouvé dans le coffre de son père? Si c'était le cas, j'imaginais sa colère, son amertume. Sa déception aussi. Je me sentais coupable, comme si j'y étais pour quelque chose. Comme si j'avais volontairement retourné le couteau dans la plaie.

Je me promenai lentement le long des allées tortueuses et fleuries en évitant les joggers, les poussettes, les personnes âgées, les jardiniers, les touristes, les amoureux, les accros du tai‑chi, les joueurs de pétanque, les adolescents, les lecteurs, les adeptes de la bronzette. La population habituelle du Luxembourg. Et tous ces bébés qui me ramenaient chacun au tout petit être que je portais en moi.

Plus tôt dans la journée, avant mon rendez‑vous chez le médecin, j'avais parlé avec Isabelle. Elle avait été un soutien sûr, comme toujours. Elle avait insisté sur le fait que le choix m'appartenait, malgré tous les psys ou les amis de la terre, quel que soit le côté d'où l'on envisageait la situation, quelle que soit l'opinion qu'on considérait. C'était mon choix, un point c'est tout, et c'était précisément ça le plus douloureux.

Il y avait une chose que je savais: Zoë devait être tenue à l'écart de tout ça, à tout prix. Elle serait en vacances dans quelques jours et passerait une partie de l'été avec les enfants de Charla, Cooper et Alex, à Long Island, puis chez mes parents, à Nahant. Cette perspective me soulageait. L'avortement aurait lieu en son absence. Si je me décidais finalement pour cette solution.

En rentrant, je trouvai une grande enveloppe beige sur mon bureau. Zoë, au téléphone avec une amie, me cria de sa chambre que c'était la concierge qui venait de la déposer.

Pas d'adresse, juste mes initiales griffonnées à l'encre bleue. Je l'ouvris et en tirai une chemise rouge fané.

Le nom qui y était inscrit me sauta littéralement au visage. «Sarah».

Je savais maintenant de quoi il s'agissait. Merci Édouard, pensai‑je avec ferveur, merci, merci, merci.

 

Dans le dossier, se trouvaient douze lettres, datées de septembre 1942 à avril 1952. Écrites sur un fin papier bleu. D'une belle écriture ronde. Je les lus attentivement. Elles venaient d'un certain Jules Dufaure qui habitait près d'Orléans. Chacune de ces courtes lettres parlait de Sarah. Ses progrès. L'école. Sa santé. En phrases concises et polies. «Sarah va bien. Cette année, elle apprend le latin. Au printemps dernier, elle a eu la varicelle.» «Sarah est allée en Bretagne cet été avec mes petits‑fils et elle a visité le Mont‑Saint‑Michel.»


Je supposai que Jules Dufaure était le vieil homme qui avait caché Sarah après qu'elle se fut échappée de Beaune et qui l'avait ramenée à Paris, le jour de l'horrible découverte dans le placard. Mais pourquoi Jules Dufaure donnait‑il des nouvelles de Sarah à André Tézac? Et avec tant de détails? Je ne comprenais pas. Était‑ce André qui le lui avait demandé?

Puis je tombai sur l'explication. Un document bancaire. Chaque mois, André Tézac envoyait de l'argent aux Dufaure pour Sarah. Une somme généreuse. Cela avait duré dix ans.

Pendant dix ans, le père d'Édouard avait aidé Sarah à sa façon. Je pensais au soulagement qu'avait dû ressentir Édouard quand il avait découvert ces papiers dans le coffre. Je l'imaginais en train de lire ces mêmes lettres et de découvrir ce que je découvrais moi aussi. La rédemption tant attendue venait d'arriver.

Je remarquai que les lettres n'étaient pas envoyées rue de Saintonge mais à l'adresse de l'ancien magasin d'André, rue de Turenne. Je me demandai pourquoi. Sans doute à cause de Mamé. André ne voulait pas qu'elle sache. Comme il ne voulait pas que Sarah apprenne qu'il envoyait de l'argent tous les mois. Ce que confirmait Jules dans une des lettres: «Comme vous l'avez exigé, Sarah ne connaît pas l'existence de vos dons.»

Au dos de la chemise, je vis une enveloppe en papier kraft contenant des photographies. J'y retrouvai les yeux en amande, les cheveux blonds. Elle avait beaucoup changé depuis la photo de classe de 1942. Son visage portait un chagrin palpable. La joie avait abandonné ses traits. Elle n'était plus une petite fille mais une grande et mince jeune femme de dix‑huit ans, ou à peu près. La bouche souriait, mais les yeux étaient tristes. Deux jeunes gens de son âge étaient avec elle, à la plage. Je retournai la photo. La belle écriture de Jules indiquait: «1950, Trouville. Sarah, avec Gaspard et Nicolas Dufaure.»

Je pensais à tout ce que Sarah avait enduré. Le Vél d'Hiv, Beaune‑la‑Rolande, ses parents, son frère. Bien plus qu'il n'est supportable pour un enfant.

J'étais tellement prise dans l'histoire de Sarah que je ne sentis pas la main de Zoë sur mon épaule. «Maman, qui est cette fille?» Je cachai rapidement les photos avec l'enveloppe, en marmonnant je ne sais quoi à propos d'un bouclage imminent.

«Alors, c'est qui?

– Personne que tu connais, ma chérie», dis‑je comme si j'étais pressée, en faisant semblant de ranger mon bureau.

Elle soupira, puis me dit d'une voix mature et sèche:

«Tu es bizarre en ce moment, Maman. Tu crois que je ne vois rien. Eh bien, je vois tout.»

Elle me tourna le dos et s'en alla. La culpabilité m'envahit tout à coup. Je décidai d'aller la voir dans sa chambre.

«Tu as raison, Zoë, je suis bizarre en ce moment. Je suis désolée. Tu ne mérites pas ça.»

Je m'assis sur son lit, incapable de regarder en face ses yeux calmes et sages.

«Maman, pourquoi tu ne me dis pas tout simplement ce qui se passe? Dis‑moi ce qui ne va pas.»

Je sentis monter un mal de tête, qui promettait d'être gratiné.

«Tu crois que je ne comprendrais pas parce que je n'ai que onze ans, c'est ça?»

Je fis oui de la tête.

«Tu ne me fais donc pas confiance? dit‑elle en haussant les épaules.

– Bien sûr que je te fais confiance, mais il y a des choses que je ne peux pas te dire parce qu'elles sont trop tristes, trop difficiles. Je ne veux pas que ces choses te fassent souffrir comme elles me font souffrir.»

Elle me caressa la joue gentiment. Ses yeux brillaient.

«Je n'ai pas envie d'avoir mal. Tu as raison. Ne me dis rien. J'aurais peur de ne plus pouvoir dormir. Mais promets‑moi d'aller mieux très bientôt.»

Je la pris dans mes bras et la serrai fort. Ma jolie et courageuse petite fille. Ma belle enfant. J'avais tant de chance de l'avoir. Tant de chance. Malgré les coups de boutoir de mon mal de tête, le bébé revint dans mes pensées. Le frère ou la sœur de Zoë. Elle ne savait rien. Elle ignorait ce que je traversais. Je me mordis les lèvres pour empêcher mes larmes de couler. Après un moment, elle me repoussa doucement et leva les yeux vers moi.

«Dis‑moi qui est cette fille. Celle des photos en noir et blanc que tu essayais de me cacher.

– D'accord, dis‑je. Mais c'est un secret, il ne faut le dire à personne. Promis?

– Promis. Promis, craché, juré!

– Tu te souviens que je t'ai dit que j'avais trouvé qui habitait rue de Saintonge avant que Mamé ne s'y installe?

– Tu as parlé d'une famille polonaise et d'une fille de mon âge.

– Son nom était Sarah Starzynski. C'est elle sur les photos.»

Zoë plissa les yeux.

«Mais pourquoi est‑ce un secret? Je ne pige pas.

– C'est un secret de famille. Quelque chose de triste est arrivé. Ton grand‑père ne veut pas en parler, et ton père ne sait rien.

– Quelque chose de triste est arrivé à Sarah? demanda‑t‑elle prudemment.

– Oui, répondis‑je doucement. Quelque chose de très triste.

– Tu vas essayer de la retrouver? demanda‑t‑elle, troublée par le ton de ma voix.

– Oui.

– Pourquoi?

– Je veux lui dire que notre famille n'est pas celle qu'elle pense. Je veux lui expliquer ce qui s'est passé. Je crois qu'elle ne sait pas ce que ton arrière‑grand‑père a fait pour l'aider, pendant dix ans.

– Et qu'est‑ce qu'il a fait?

– Il lui a envoyé de l'argent tous les mois. Mais il avait demandé à ce qu'elle ne soit pas au courant.»

Zoë ne dit rien pendant un moment.

«Comment vas‑tu faire pour la retrouver?»

Je soupirai.

«Je ne sais pas, ma chérie. Mais j'espère réussir. Je perds sa trace après 1952. Il n'y a plus de lettres, plus de photos. Pas d'adresse.»

Zoë s'assit sur mes genoux et se laissa aller contre moi. Je respirai le parfum si familier, si «Zoë», de ses cheveux épais et brillants, qui me ramenait au temps où elle n'était qu'un bébé, et lissai quelques mèches rebelles de la paume de la main.

Je pensai à Sarah Starzynski qui avait son âge quand l'horreur avait fait irruption dans sa vie.

Je fermai les yeux. Mais l'image était toujours là. Les policiers arrachaient les enfants à leur mère, à Beaune‑la‑Rolande. Je ne parvenais pas à chasser cette scène de mon esprit.

Je serrai Zoë contre moi, si fort qu'elle manqua d'air.

 

C'est étrange, parfois, les dates. Presque ironique. Jeudi 16 juillet 2002. Le jour de la commémoration de la rafle du Vél d'Hiv. La date de mon avortement. Il devait avoir lieu dans une clinique que je ne connaissais pas, dans le 17e arrondissement, près de la maison de retraite de Mamé. J'avais demandé une autre date – le 16 juillet était trop chargé de sens pour moi –, mais cela n'avait pas été possible.

L'année scolaire de Zoë venait de s'achever et elle partait bientôt pour Long Island avec sa marraine, Alison, une de mes vieilles copines de Boston, qui faisait souvent la navette entre Manhattan et Paris. Je devais rejoindre ma fille chez ma sœur Charla le 27. Bertrand ne prenait ses vacances qu'en août. Nous passions habituellement quinze jours en Bourgogne, dans la maison de famille des Tézac. Je ne m'y suis jamais plu. Mes beaux‑parents ignoraient ce que le mot détente signifiait. Les repas se prenaient à heures fixes, les conversations étaient assommantes de banalité, on voulait bien voir les enfants mais pas les entendre. Je ne comprenais pas pourquoi Bertrand tenait tant à venir dans cette maison quand nous aurions pu partir en vacances tous les trois ailleurs. Heureusement, Zoë s'entendait bien avec les fils de Laure et Cécile, et Bertrand jouait match sur match de tennis avec ses deux beaux‑frères. Je me sentais délaissée, comme toujours. Laure et Cécile étaient de plus en plus distantes, avec le temps. Elles invitaient leurs amies divorcées et bronzaient consciencieusement près de la piscine pendant des heures. Il fallait avoir les seins bronzés. Même après vingt‑cinq ans en France, je ne m'y faisais pas. Je ne mettais jamais les miens au soleil, et je sentais bien qu'on se moquait de moi dans mon dos, qu'on me traitait d'Américaine puritaine. Alors, je préférais passer mes journées à marcher en forêt avec Zoë, à faire de longues et épuisantes randonnées à vélo, jusqu'à connaître le moindre sentier par cœur ou faire la démonstration de mon impeccable nage papillon tandis que les autres femmes fumaient avec langueur dans leurs minuscules maillots Erès qui n'avaient jamais connu l'eau.

«Des peaux de vache et des jalouses, ces Françaises! Tu es sublime en bikini», me taquinait Christophe à chaque fois que je me plaignais de la pesanteur de ces étés. «Elles t'adresseraient la parole si tu étais pleine de cellulite et de varices!» J'éclatais de rire sans le croire tout à fait cependant. Pourtant, j'aimais la beauté de l'endroit, la vieille maison tranquille et toujours fraîche – même pendant les étés les plus brûlants –, le grand jardin touffu planté de chênes centenaires et la vue sur le cours sinueux de l'Yonne. J'aimais aussi la forêt voisine, où Zoë et moi nous promenions de longues heures et où, lorsqu'elle n'était encore qu'un bébé, le gazouillis d'un oiseau, la forme étrange d'une branche, l'éclat inattendu d'une mare l'enchantaient.

L'appartement de la rue de Saintonge devait être prêt pour le début du mois de septembre, selon Bertrand et Antoine. Bertrand et son équipe avaient fait du bon travail. Mais je ne m'imaginais pas habiter là‑bas. Pas en sachant ce qui s'était passé. Le mur avait été abattu, mais cela n'effaçait pas pour moi le souvenir du placard secret. Le placard où le petit Michel avait attendu le retour de sa sœur. En vain.

Cette histoire me hantait, sans répit. Je devais admettre que je n'étais pas impatiente d'emménager dans cet appartement. Je redoutais d'y passer mes nuits. Je redoutais de penser sans cesse à la mémoire de ces murs, et ne savais pas comment m'en empêcher.

Ne pas pouvoir en discuter avec Bertrand était difficile. J'aurais aimé entendre son approche terre à terre, qu'il me dise que, malgré l'horreur, nous pourrions vivre là. Mais lui parler était impossible. J'avais promis à son père. Je me demandais pourtant ce que Bertrand penserait de toute cette histoire. Et ses sœurs? J'essayais d'imaginer leur réaction. Et celle de Mamé… Je n'y parvenais pas. Les Français étaient fermés comme des huîtres. Il ne fallait rien montrer. Rien révéler. Tout devait rester lisse et étale. C'était comme ça. Cela avait toujours été comme ça. Et je trouvais cette façon d'être compliquée à vivre.

Zoë partie pour l'Amérique, la maison restait vide. Je passais du temps au bureau, travaillant sur un article ardu pour le numéro de septembre qui traitait des jeunes écrivains français et de la scène littéraire parisienne. Intéressant, mais prenant. Le soir, je trouvais de plus en plus difficile de quitter le bureau, rebutée par la perspective de me retrouver seule dans un appartement silencieux. Je prenais toujours le chemin le plus long pour rentrer, appréciant ce que Zoë avait l'habitude d'appeler «les longs raccourcis de Maman», me gorgeant de la beauté flamboyante de Paris au coucher du soleil. La capitale commençait à sentir l'abandon, ce qui se confirmerait vers le 14 juillet, et c'était délicieux. Les magasins baissaient leurs rideaux de fer et accrochaient des «Fermé pour les vacances – réouverture le 1er septembre». C'était l'époque où il fallait chercher longtemps pour trouver une pharmacie ouverte, un épicier, une boulangerie ou un blanchisseur. Les Parisiens partaient ailleurs célébrer l'été, abandonnant leur ville à d'infatigables touristes. Et quand je rentrais chez moi par ces douces soirées de juillet, traçant droit des Champs Elysées à Montparnasse, je me disais que ce Paris sans Parisiens m'appartenait enfin.

Oui, j'aimais Paris, je l'avais toujours aimé, mais alors que je traversais le pont Alexandre III au coucher du soleil, face au dôme des Invalides qui étincelait comme un joyau démesuré, les États‑Unis me manquèrent si puissamment que la douleur me brûla les entrailles. J'avais le mal du pays – de ce qui était encore mon pays, même si j'avais passé plus de la moitié de ma vie en France. Tant de choses me manquaient – la simplicité, la liberté, l'espace, le naturel, la langue, la facilité à dire tu à tout le monde. Je n'avais jamais maîtrisé la différence entre vous et tu et cela continuait de me déconcerter. Je devais bien l'admettre, ma sœur et mes parents me manquaient, l'Amérique me manquait. Comme jamais.

Tandis que j'approchais du quartier où nous habitions, signalé par la sévère tour Montparnasse (que les Parisiens adoraient détester et que j'aimais parce qu'elle me permettait de retrouver mon chemin où que je me trouve dans Paris), je me demandai soudain à quoi Paris avait bien pu ressembler sous l'Occupation. Le Paris de Sarah. Uniformes vert‑de‑gris et casques ronds. Couvre‑feux et Ausweis. Pancartes en allemand et en lettres gothiques. Croix gammées géantes recouvrant les nobles bâtiments de pierre.

Et des enfants portant une étoile jaune.

 

La clinique était du genre chic et douillet, avec des infirmières tout sourire, des réceptionnistes obséquieuses et des arrangements floraux soignés. L'avortement devait avoir lieu le lendemain matin, à sept heures. On m'avait demandé de rentrer la veille au soir, le 15 juillet. Bertrand était à Bruxelles, pour finaliser un gros contrat. Je n'avais pas insisté pour qu'il soit là. D'une certaine façon, je me sentais mieux sans lui. Il était plus facile de m'installer dans la chambre à la délicate couleur abricot en étant seule. À un autre moment, je me serais sans doute posé la question de savoir pourquoi la présence de mon mari me semblait à ce point superflue. J'en aurais été étonnée. N'était‑il pas, après tout, une part de ma vie, une présence de chaque jour? J'étais seule dans cette clinique, à traverser la plus sévère crise de ma vie et pourtant, soulagée de le savoir absent.

J'avais des gestes mécaniques. Je pliai mes vêtements, rangeai ma brosse à dents sur l'étagère au‑dessus de l'évier, regardai par la fenêtre les façades bourgeoises de cette rue tranquille. Une voix intérieure me murmurait quelque chose que j'avais tenté d'ignorer pendant toute cette journée. Qu'est‑ce que je foutais là? N'étais‑je pas folle de subir tout ça? Je n'avais mis personne dans la confidence. Personne, sauf Bertrand. Je ne voulais surtout pas repenser à son sourire enchanté quand je lui avais annoncé que j'acceptais d'avorter, et cette façon qu'il avait eue de me prendre dans ses bras et de m'embrasser le dessus de la tête avec une ferveur sans retenue.

Je m'assis sur le lit étroit et sortis le dossier «Sarah» de mon sac. Sarah était la seule personne à laquelle je supportais de penser à présent. La retrouver tenait pour moi de la mission sacrée, c'était l'unique façon de pouvoir marcher la tête haute, de dissiper la tristesse dans laquelle ma vie était plongée. La retrouver, oui, mais comment? Je n'avais trouvé ni Sarah Dufaure ni Sarah Starzynski dans l'annuaire. Cela aurait été trop facile. L'adresse inscrite sur les lettres de Jules n'existait plus. Alors, j'avais décidé de partir à la recherche des fils ou des petits‑fils, les garçons qui se trouvaient avec Sarah sur la photo de Trouville: Gaspard et Nicolas Dufaure, qui devaient avoir maintenant entre soixante et soixante‑dix ans.

Malheureusement Dufaure était un nom de famille assez répandu. Rien que dans la région d'Orléans, il y en avait des centaines. Et il faudrait les appeler un par un! Je m'étais attelée à la tâche la semaine précédente, avais surfé des heures sur Internet, plongée dans les annuaires, n'arrêtant pas de passer des coups de fil pour n'aboutir qu'à des résultats décevants.







Date: 2015-12-13; view: 444; Нарушение авторских прав



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