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PARIS, MAI 2002 18 page





Nous arrivions à Lucca. C'était un labyrinthe de rues circulaires et il fallait que je me concentre car la conduite dans ce pays était des plus anarchiques. Les voitures surgissaient sans prévenir, s'arrêtaient de la même façon, tournaient sans mettre leurs clignotants. Pire qu'à Paris! Je sentais l'irritation monter, ainsi qu'une petite crispation dans mon estomac que je n'aimais pas. C'était comme si j'allais avoir mes règles. Peut‑être ce que j'avais mangé dans l'avion ne passait‑il pas bien? Et si c'était plus grave? Une inquiétude me traversa.

Charla avait raison. J'étais folle de faire le voyage jusqu'ici dans mon état. J'étais à moins de trois mois de grossesse, le moment le plus délicat. J'aurais pu attendre. William Rainsferd non plus n'était pas à six mois près.

Mais en voyant le visage de Zoë, sa joie et son enthousiasme, si beaux, si incandescents, je ne regrettais rien. Elle ne savait pas encore pour son père et moi. Elle était encore préservée, ignorante de nos projets. Ce serait pour elle un été inoubliable.

Et en garant la Fiat dans un des parkings gratuits qui se trouvaient près des remparts, je savais que je ferais tout pour que ce voyage soit le plus merveilleux possible pour elle.

Je dis à Zoë que j'avais besoin de me reposer pendant un moment. Tandis qu'elle bavardait dans le hall avec l'aimable Giovanna, une femme bien en chair à la voix sensuelle, je prenais une douche fraîche, puis m'allongeais sur le lit. Ma douleur au bas‑ventre se calma peu à peu.

Nous avions des chambres jumelles. Elles étaient petites, situées au dernier étage de l'imposante bâtisse ancienne, mais très confortables. Je pensais sans cesse à la réaction de ma mère quand je lui avais annoncé, de chez Charla, que je ne venais pas à Nahant et que je ramenais Zoë en Europe. Je savais, à la façon qu'elle avait eu de faire des pauses et de s'éclaircir la voix, qu'elle était inquiète. Elle avait fini par me demander si tout allait bien. J'avais répondu le plus gaiement possible que tout allait pour le mieux, que j'avais l'occasion de visiter Florence avec Zoë et que je reviendrais plus tard aux États‑Unis pour les voir, elle et Papa. «Mais tu viens d'arriver! Et tu n'as passé que quelques jours avec ta sœur! avait‑elle protesté. Et pourquoi interrompre ainsi les vacances de Zoë? Je ne comprends pas. Et toi qui disais que les États‑Unis te manquaient… Ce départ me semble tellement précipité.»

Je m'étais sentie coupable. Mais comment leur expliquer toute l'histoire au téléphone? Un jour, je leur raconterais. Mais pas maintenant. Allongée sur le dessus‑de‑lit rose pâle où persistait un léger parfum de lavande, la culpabilité ne m'avait pas encore quittée. Je n'avais pas dit non plus à ma mère, pour ma grossesse. Ni à Zoë. J'avais hâte de leur annoncer, à mon père aussi. Mais quelque chose me retenait. Une sorte de superstition bizarre, une peur bien ancrée que je n'avais jamais ressentie auparavant. Ces derniers mois, ma vie semblait avoir imperceptiblement changé de direction.

Était‑ce à cause de Sarah, de la rue de Saintonge? Ou l'effet du temps qui passe? Je n'aurais su dire. Ce que je savais, c'est que j'avais la sensation de sortir d'un brouillard doux et protecteur qui avait duré bien longtemps. À présent, mes sens étaient aigus, vifs. Plus de brouillard. Rien de mollement doux. Il n'y avait que des faits. Trouver cet homme. Lui dire que les Tézac et les Dufaure n'avaient jamais oublié sa mère.

J'avais hâte de rencontrer William. Il était là, tout près, dans cette ville, peut‑être même se promenait‑il, en ce moment, via Fillungo. Allongée dans ma petite chambre où montaient, par la fenêtre ouverte, des bribes de conversation, des rires, des pétarades de Vespa, la sonnette d'un vélo, je me sentais proche de Sarah, plus proche que jamais. J'allais rencontrer son fils, la chair de sa chair, le sang de son sang. Je ne serais jamais aussi proche de la petite fille à l'étoile jaune.


Tends la main, prends le téléphone et appelle‑le. C'est simple. Facile. Pourtant, j'étais incapable de le faire. Je fixai le vieux téléphone noir, impuissante, et soupirai de désespoir et d'irritation. Je remis à plus tard, me sentant idiote et presque honteuse. Je me rendis compte que j'étais tellement obsédée par le fils de Sarah que je n'avais pas regardé Lucca, son charme, sa beauté. J'avais suivi Zoë en somnambule, tandis qu'elle évoluait dans le réseau inextricable de ruelles sinueuses comme si elle avait toujours vécu ici. Je n'avais rien vu de Lucca car seul William Rainsferd comptait pour moi. Pourtant, j'étais incapable de l'appeler.

Zoë entra et s'assit au bord du lit.

«Ça va?

– Je me suis bien reposée», répondis‑je.

Elle inspecta mon visage de ses yeux noisette.

«Je pense que tu devrais te reposer encore, Maman.»

Je fronçai les sourcils.

«Ai‑je l'air si fatiguée?»

Elle hocha la tête.

«Repose‑toi, Maman. Giovanna m'a donné quelque chose à manger. Ne te soucie pas de moi. Je m'occupe de tout.»

Je ne pus m'empêcher de sourire devant tant de sérieux. Arrivée à la porte, elle se retourna.

«Maman…

– Oui, mon cœur?

– Est‑ce que Papa sait que nous sommes ici?»

Je n'avais encore rien dit à Bertrand. Il serait fou de rage quand il l'apprendrait, j'en étais sûre.

«Non, il ne sait pas, ma chérie.»

Elle tripota le bouton de porte.

«Papa et toi, vous vous êtes disputés?»

Inutile de mentir à des yeux si clairs et si solennels.

«Oui. Papa n'est pas d'accord pour que je cherche à en savoir plus sur Sarah. Il ne serait pas content s'il apprenait que nous sommes là.

– Je sais que grand‑père est au courant.»

Je m'assis, surprise.

«Tu as parlé à ton grand‑père de tout ça?»

Elle fît oui de la tête.

«Tu sais, il s'intéresse beaucoup à Sarah. Je l'ai appelé de Long Island et je lui ai dit que nous venions ici pour rencontrer son fils. Je pensais que tu finirais par l'appeler aussi, mais j'étais tellement excitée que je n'ai pas pu tenir ma langue.

– Et qu'a‑t‑il dit?» demandai‑je, stupéfaite par la franchise de cette enfant.

«Qu'on avait bien raison d'y aller et qu'il dirait la même chose à Papa si jamais Papa faisait des histoires. Il a dit aussi que tu étais une personne merveilleuse.

– Édouard a dit ça?

– Oui, il a dit ça.»

J'étais à la fois déconcertée et touchée.

«Grand‑père a dit autre chose. Il a ajouté que tu devais y aller doucement et m'a demandé de faire attention à ce que tu ne te fatigues pas trop.»


Donc Édouard savait. Il savait que j'étais enceinte. Il avait dû parler à Bertrand. La conversation avait dû être longue entre le père et le fils. Désormais Bertrand était probablement au courant de tout ce qui s'était passé dans l'appartement de la rue de Saintonge pendant l'été 1942.

La voix de Zoë me tira de mes pensées.

«Pourquoi n'appelles‑tu pas William, Maman? Il faut prendre rendez‑vous.

– Tu as raison, ma chérie.»

Je pris le bout de papier où était inscrit le numéro, avec l'écriture de Mara, et le composai sur le cadran désuet du téléphone. Mon cœur battait à tout rompre. Je trouvais la situation irréelle. J'étais en train d'appeler le fils de Sarah.

Il y eut quelques sonneries puis le ronronnement d'un répondeur. Une voix de femme donnait le message en italien. Je raccrochai vite, je me sentais bête.

«Ça, c'est vraiment idiot, remarqua Zoë. Ne jamais raccrocher quand on tombe sur un répondeur. Tu me l'as répété des centaines de fois.»

Je recommençai, amusée de la voir s'agacer contre moi comme une adulte. Cette fois, j'attendis le bip. Mon message était parfait, sans hésitation, comme si j'avais passé des jours à répéter.

«Bonjour, je suis Julia Jarmond. Je vous appelle de la part de Mara Rainsferd. Ma fille et moi‑même sommes à Lucca, à la Casa Giovanna, sur la via Fillungo. Nous restons quelques jours. J'attends de vos nouvelles. Merci. Au revoir.»

Je replaçai le combiné sur son socle noir, à la fois soulagée et déçue.

«Bien, dit Zoë. Maintenant, continue de te reposer. Je te vois tout à l'heure.»

Elle déposa un baiser sur mon front et quitta la chambre.

 

Nous prîmes notre dîner dans un drôle de petit restaurant, derrière l'hôtel, près de l' anfiteatro, une large place encadrée de maisons anciennes et qui servait aux joutes médiévales il y a plusieurs siècles. Ma sieste m'avait remise d'aplomb et je prenais plaisir à la parade des touristes, des habitants de Lucca, des vendeurs de rue, des enfants, des pigeons. Je découvrais à quel point les Italiens aimaient les enfants. Les serveurs, les commerçants, appelaient Zoë principessa, lui faisaient la fête, lui souriaient, lui pinçaient les oreilles, le nez, caressaient ses cheveux. Cela me rendait nerveuse au début, mais elle s'amusait tellement. J'aimais la voir faire des efforts passionnés pour parler un italien rudimentaire: «Sono francese e americana, mi chiamo Zoë.» La chaleur était tombée, laissant arriver un peu d'air frais. Mais je savais que nous étoufferions malgré tout dans nos petites chambres du dernier étage, au‑dessus de la rue. Les Italiens, comme les Français, n'étaient pas très au point sur l'air conditionné. Je n'aurais pas dit non à du bon air glacé ce soir.


Quand nous rentrâmes à la Casa Giovanna, épuisées par le décalage horaire, nous trouvâmes une note punaisée sur la porte. «Per favore telefonare William Rainsferd.»

Je restai devant la porte, comme foudroyée. Zoë poussa un cri de joie.

«On rappelle maintenant? dis‑je.

– Ben, oui, il est juste neuf heures moins le quart, dit Zoë.

– OK», dis‑je en ouvrant la porte d'une main tremblante. Le combiné collé à l'oreille, je composai le numéro pour la troisième fois de la journée. Je tombai encore une fois sur le répondeur. «Ne raccroche pas, parle», me murmura Zoë. Après le bip, je balbutiai mon nom, hésitai, sur le point de raccrocher, quand une voix masculine me dit: «Allô?»

L'accent était américain. C'était lui.

«Bonsoir, dis‑je, c'est Julia Jarmond.

– Bonsoir, dit‑il, je suis en train de dîner.

– Oh, je suis désolée…

– Ce n'est pas grave. Voulez‑vous que nous nous voyions demain avant le déjeuner?

– Très bien, dis‑je.

– Il y a un très beau café sur les remparts, juste après le Palazzo Mansi. On se retrouve à cet endroit à midi?

– Parfait, dis‑je. Hum… et comment nous reconnaîtrons‑nous?»

Il éclata de rire.

«Ne vous inquiétez pas. Lucca est une petite ville. Je vous repérerai sans aucun problème.»

Il y eut un silence.

«Au revoir», dit‑il. Puis il raccrocha.

 

Le lendemain matin, j'eus de nouveau mal au ventre. Une douleur légère, mais qui ne me quittait pas. Je décidai de l'ignorer. Si j'avais toujours mal après le déjeuner, je demanderais à Giovanna d'appeler un docteur. Sur le chemin du café, je réfléchissais à la manière dont j'amènerais le sujet avec William. Je ne m'en étais pas préoccupée et j'avais eu tort. J'allais réveiller des souvenirs tristes et douloureux. Peut‑être ne voulait‑il pas du tout parler de sa mère. Peut‑être avait‑il tiré un trait. N'avait‑il pas refait sa vie ici, loin de Roxbury et de la rue de Saintonge? Une vie paisible, provinciale. Et voilà que j'allais ramener le passé. Et ses morts.

Zoë et moi avions découvert qu'on pouvait marcher au sommet des remparts qui entouraient la vieille ville. Ils possédaient un large chemin de ronde, planté d'une allée de châtaigniers. Nous avancions en nous faufilant entre les vagues incessantes de joggers, de promeneurs, de cyclistes, de rollers, de mères avec leurs enfants, de vieillards qui parlaient fort, d'adolescents en trottinette, de touristes.

Le café se trouvait un peu plus loin, à l'ombre des arbres. Plus nous approchions, plus ma tête devenait légère, presque vide. Il n'y avait personne en terrasse, à l'exception d'un couple d'une cinquantaine d'années qui mangeait une glace et de touristes allemands, plongés dans une carte. Je baissai mon chapeau sur mes yeux et lissai ma jupe froissée.

Quand il prononça mon nom, j'étais en train de lire le menu à Zoë.

«Julia Jarmond?»

Je levai les yeux et découvris un homme grand et bien bâti, d'une quarantaine d'années. Il s'assit en face de nous.

«Bonjour», dit Zoë.

Je n'arrivais pas à ouvrir la bouche. Je le fixais, muette. Dans ses cheveux blond foncé couraient quelques cheveux gris. Son front commençait à se dégarnir. Sa mâchoire était carrée. Son nez, fort et beau.

«Bonjour, dit‑il à Zoë. Tu devrais essayer le tiramisu. Tu vas adorer.»

Puis il retira ses lunettes de soleil et les posa sur sa tête. Il avait les yeux de sa mère. Turquoise et en amande. Il sourit.

«Alors, vous êtes journaliste? À Paris, d'après ce que j'ai vu sur Internet?»

Je me mis à tousser nerveusement en tripotant ma montre.

«Moi aussi, j'ai regardé. Votre dernier livre a l'air fabuleux, Festins toscans.»

William Rainsferd soupira en se tapotant le ventre.

«Ah! Ce livre m'a valu cinq kilos de trop que je n'ai jamais réussi à perdre.»

J'eus un grand sourire. Passer de ce sujet agréable et léger à ce qui me préoccupait ne serait pas facile. Zoë me regarda fixement comme pour me rappeler à l'ordre.

«Merci beaucoup d'être venu… J'apprécie vraiment…»

Ma voix sonnait faux.

«Je vous en prie», dit‑il avec un sourire, puis il claqua des doigts pour appeler le garçon.

Nous commandâmes un tiramisu et un Coca pour Zoë, et deux cappuccinos.

«C'est la première fois que vous venez à Lucca?» demanda‑t‑il.

Je hochai la tête. Le garçon se pencha vers nous. William Rainsferd lui donna la commande dans un italien rapide et coulant. Ils se mirent à rire tous les deux.

«Je viens souvent dans ce café, expliqua‑t‑il. J'aime bien y traîner. Même quand il fait chaud comme aujourd'hui.»

Zoë se lança dans la dégustation de son tiramisu en faisant claquer sa cuillère contre les bords de son ramequin dans le silence qui s'était installé entre nous.

«Que puis‑je faire pour vous? demanda‑t‑il gaiement. Mara m'a dit qu'il s'agissait de ma mère.»

Je remerciai intérieurement Mara. Elle me facilitait les choses.

«J'ignorais que votre mère était morte, dis‑je. Je suis désolée.

– C'est bon», dit‑il en haussant les épaules. Il mit du sucre dans son café. «Cela fait longtemps maintenant. J'étais encore un enfant. Vous la connaissiez? Vous m'avez l'air un peu jeune pour ça.

– Non, je n'ai jamais rencontré votre mère. Il se trouve que je vais emménager dans l'appartement où elle vivait pendant la guerre. Rue de Saintonge, à Paris. Et je connais des gens qui ont été proches d'elle. C'est pour ça que je suis ici et que je voulais vous voir.»

Il posa sa tasse de café et me regarda tranquillement. Ses yeux étaient calmes et pensifs.

Sous la table, Zoë posa une main moite sur mon genou nu. Je suivis du regard un couple de cyclistes. La chaleur était écrasante. J'inspirai un bon coup.

«Je ne sais pas par où commencer, bégayai‑je. Je me doute que remuer tout cela est sans doute douloureux pour vous, mais je dois le faire. Ma belle‑famille, les Tézac, ont fait la connaissance de votre mère, rue de Saintonge, en 1942.»

Je pensais que le nom «Tézac» lui dirait quelque chose, mais il ne parut pas tiquer. La rue de Saintonge n'avait pas eu plus d'effet.

«Après ce qui s'est passé, je veux parler des événements tragiques de juillet 1942, de la mort de votre oncle, je tenais à vous dire que la famille Tézac n'a jamais oublié votre mère. Particulièrement mon beau‑père, qui y pense chaque jour de sa vie.»

Il y eut un silence. Les yeux de William Rainsferd se plissèrent.

«Je suis désolée, ajoutai‑je précipitamment, je savais que ce serait pénible pour vous, excusez‑moi.»

Quand il se mit finalement à parler, il le fit d'une voix étrange, presque étouffée.

«Que voulez‑vous dire par «événements tragiques»?

– Eh bien, la rafle du Vél d'Hiv… balbutiai‑je. Les familles juives regroupées à Paris en juillet 42…

– Continuez.

– Et les camps… Les familles envoyées de Drancy à Auschwitz…»

William Rainsferd déploya ses mains et secoua la tête.

«Je suis désolé, je ne vois pas ce que ça a à voir avec ma mère.»

Zoë et moi échangeâmes un regard gêné.

Une minute passa, sans un mot. Je me sentais très mal à l'aise.

«Vous avez parlé de la mort de mon oncle? dit‑il enfin.

– Oui… Michel. Le petit frère de votre mère. Ça s'est passé rue de Saintonge.»

Encore un silence.

«Michel? Ma mère n'a jamais eu un frère du nom de Michel. Et je n'ai jamais entendu parler de la rue de Saintonge. Je pense que nous ne parlons pas de la même personne.

– Le prénom de votre mère est bien Sarah? balbutiai‑je, troublée.

– Oui, c'est exact. Sarah Dufaure.

– Oui, Sarah Dufaure, c'est bien elle, dis‑je avec empressement. Ou plutôt, Sarah Starzynski.»

J'avais espéré que ses yeux s'éclaireraient.

«Pardon? dit‑il, le sourcil relevé. Sarah qui?

– Starzynski. Le nom de jeune fille de votre mère.»

William Rainsferd me regarda en relevant le menton.

«Le nom de jeune fille de ma mère était Dufaure.»

Il y eut comme un signal d'alarme qui résonna dans ma tête. Quelque chose n'allait pas. Il ne savait rien.

Il était encore temps de partir, de se sauver avant de mettre en pièces la vie tranquille de cet homme.

J'affichai un sourire allègre, murmurai quelque chose à propos d'une erreur et donnai le signal du départ en demandant à Zoë de laisser là son dessert. Je prétextai que je ne voulais pas lui faire davantage perdre son temps, que j'étais navrée. Puis je me levai. Il fit de même.

«Je crois que vous vous êtes trompée de Sarah, dit‑il en souriant. Ne vous en faites pas pour moi, passez un bon séjour à Lucca. J'ai été ravi de vous rencontrer, quoi qu'il en soit.»

Avant que j'aie pu dire un mot, Zoë mit la main dans mon sac et en sortit quelque chose qu'elle posa sur la table.

William Rainsferd regarda la photographie de la petite fille à l'étoile jaune.

«Est‑ce votre mère?» demanda Zoë de sa petite voix.

C'était comme si tout s'était tu autour de nous. Plus un bruit sur le chemin de ronde. Même les oiseaux semblaient avoir cessé leurs gazouillis. Ne restait que la chaleur. Et le silence.

«Mon Dieu!» dit‑il.

Il retomba lourdement sur sa chaise.

 

La photographie était posée sur la table. William Rainsferd passait d'elle à moi, encore et encore. Il lut la légende au dos plusieurs fois, incrédule.

«On dirait vraiment ma mère enfant. Je ne peux pas le nier.»

Zoë et moi restions muettes. «Je ne comprends pas. Ce n'est pas possible. Ça ne peut pas être elle.»

Il frottait ses mains l'une contre l'autre, nerveusement. Je remarquai qu'il portait une alliance en argent et qu'il avait des doigts longs et fins.

«L'étoile…» Il secouait la tête sans arrêt. «Cette étoile sur sa poitrine…»

Comment imaginer que cet homme ne connaissait rien du passé de sa mère? Qu'il ne savait pas qu'elle était juive? Était‑il possible que Sarah n'ait jamais rien dit aux Rainsferd?

En voyant son visage perplexe, son angoisse, je fus sûre de la réponse. Elle n'avait rien dit. Elle n'avait jamais parlé de son enfance, de ses origines, de sa religion. Elle avait totalement rompu avec son terrible passé.

J'aurais voulu être loin. Loin de cette ville, de ce pays, de l'incompréhension de cet homme. Comment avais‑je pu être aussi inconsciente? J'aurais dû m'en douter. Mais pas une fois, je n'avais pensé que Sarah avait gardé tout cela secret. Sa souffrance avait été trop grande. C'est pour cela qu'elle avait cessé d'écrire aux Dufaure. Qu'elle n'avait rien dit à son fils sur sa véritable identité. Elle avait voulu repartir de zéro en Amérique.

Et moi, l'étrangère, je révélais l'âpre vérité à cet homme qui n'avait rien demandé. Je jouais maladroitement les porteuses de mauvaises nouvelles.

William Rainsferd poussa la photo vers moi. Sa bouche avait une expression sarcastique.

«Pourquoi êtes‑vous venue jusqu'ici en fait?» murmura‑t‑il.

J'avais la gorge sèche.

«Pour me dire que le nom de ma mère n'était pas son nom? Qu'elle avait été victime d'une tragédie? C'est pour ça que vous êtes ici?»

Mes jambes tremblaient sous la table. Je ne m'attendais pas à cette réaction. Je pensais affronter du chagrin, de la peine, mais pas ça. Pas cette colère.

«Je croyais que vous saviez. Je suis venue parce que ma famille n'a jamais oublié ce qui s'est passé en 42. C'est pour ça que je suis là.»

Il secoua la tête et passa des doigts nerveux dans ses cheveux. Ses lunettes de soleil tombèrent sur la table.

«Non, dit‑il dans un souffle. Non, non, non. Ce n'est pas possible. Ma mère était française. Son nom était Dufaure. Elle était née à Orléans. Elle avait perdu ses parents pendant la guerre. Elle n'avait pas de frère. Elle n'avait pas de famille. Elle n'a jamais vécu à Paris, dans cette rue de Saintonge. Cette petite fille juive, ce ne peut pas être elle. Vous vous trompez sur toute la ligne.

– Je vous en prie, dis‑je doucement, laissez‑moi vous expliquer, laissez‑moi vous raconter toute l'histoire…»

Il avança ses mains vers moi comme pour me faire disparaître.

«Je ne veux rien savoir. Gardez votre «histoire» pour vous.»

Je ressentis à nouveau la douleur familière qui puisait dans mes entrailles, tenace et précise.

«S'il vous plaît, dis‑je faiblement. S'il vous plaît, écoutez‑moi.»

William Rainsferd s'était levé d'un mouvement rapide et souple, étonnant pour un homme de sa corpulence. Il baissa les yeux vers moi, son visage était sombre.

«Que ce soit bien clair. Je ne veux plus jamais vous voir. Ni entendre encore parler de tout ça. Et par pitié, ne me rappelez pas.»

Puis il disparut.

Zoë et moi le cherchâmes du regard. Tout ça pour rien. Ce voyage, tous ces efforts. Pour rien. Pour finir dans un cul‑de‑sac. Je n'arrivais pas à croire que l'histoire de Sarah se terminait là, si rapidement. Je ne m'en remettrais pas.

Nous restâmes assises un moment, sans rien dire. Puis je fus prise de frissons malgré la chaleur et payai rapidement. Zoë restait muette. Elle avait l'air abasourdie.

Je me levai, la lassitude entravant chacun de mes mouvements. Et maintenant? Où aller? Rentrer à Paris? Retourner chez Charla?

Marcher m'était pénible. Mes pieds pesaient comme du plomb. J'entendis Zoë m'appeler, mais je ne me retournai pas. Je voulais rentrer à l'hôtel, vite.

Pour réfléchir. Pour me remettre. Pour appeler ma sœur. Et Édouard. Et Gaspard.

La voix de Zoë était de plus en plus forte, nerveuse. Que voulait‑elle? Qu'avait‑elle à gémir de la sorte? Je remarquai que des passants me dévisageaient. Je me retournai vers ma fille, exaspérée, pour lui demander de se dépêcher.

Elle se précipita vers moi et m'attrapa la main. Elle était toute pâle.

«Maman… murmura‑t‑elle d'une voix à peine audible.

– Quoi? Qu'y a‑t‑il?» dis‑je sèchement.

Elle montra mes jambes du doigt et se mit à japper comme un chiot.

Je baissai la tête. Ma jupe blanche était maculée de sang. La chaise où je m'étais assise était tachée d'une demi‑lune écarlate. Le long de mes cuisses, le sang ruisselait en abondance.

«Tu t'es fait mal, Maman?» s'étrangla Zoë.

Je me pris le ventre.

«Le bébé», dis‑je, horrifiée.

Zoë me regarda fixement.

«Le bébé?» Elle hurlait, les doigts plantés dans mon bras. «Maman, quel bébé? De quoi parles‑tu?»

Son visage s'éloigna à toute allure. Mes jambes flanchèrent. Mon menton frappa le sol sec et brûlant.

Puis le silence régna. Et l'obscurité.

 

J'ouvris les yeux sur le visage de Zoë, à quelques centimètres du mien. Je sentais l'odeur typique de l'hôpital. C'était une petite chambre verte. J'avais une perfusion dans l'avant‑bras. Une femme en blouse blanche remplissait une courbe de température.

«Maman… murmura Zoë en me pressant la main. Maman, tout va bien. Ne t'inquiète pas.»







Date: 2015-12-13; view: 445; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ



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