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PARIS, MAI 2002 13 page
Est‑ce que Bertrand traversait vraiment ce genre de crise? Si c'était le cas, je n'avais rien vu venir. Comment était‑ce possible? Ce que je pensais, c'était qu'il se montrait tout simplement égoïste, qu'il ne pensait qu'à lui, comme d'habitude. D'ailleurs, je le lui avais dit pendant notre discussion. Je lui avais dit tout ce qui me pesait. Comment pouvait‑il me pousser à avorter après toutes les fausses couches que j'avais endurées, après la douleur, les rêves détruits, le désespoir? Je lui avais même demandé s'il m'aimait, s'il m'aimait vraiment. Il m'avait regardée en secouant la tête. Bien sûr qu'il m'aimait. Comment pouvais‑je être stupide au point de poser la question? Il m'aimait, je ne devais pas en douter. Sa voix brisée me revenait, cette façon qu'il avait eue de m'avouer qu'il avait peur de vieillir. Crise de la cinquantaine… Le médecin avait peut‑être raison, après tout. Et si je n'avais rien remarqué, c'est que j'étais moi‑même trop préoccupée depuis des mois. J'étais perdue. Incapable de savoir que faire devant les angoisses de Bertrand. Le médecin m'avait également mise en garde: il me restait peu de temps pour me décider. J'étais déjà enceinte de six semaines. Si je voulais avorter, ce serait avant quinze jours. Il faudrait faire des tests et trouver une clinique. Elle suggéra que nous en parlions, Bertrand et moi, avec un conseiller conjugal. C'était bien d'en discuter, de tout mettre à plat. «Si vous subissez un avortement contre votre volonté, insista mon médecin, vous ne le pardonnerez jamais à votre mari. Mais si vous n'avortez pas, il vous a prévenue que ce serait une situation intolérable pour lui. Alors, il faut vraiment que vous en reparliez tous les deux, et vite.» Elle avait raison. Mais j'avais du mal à précipiter les choses. Chaque minute gagnée, c'était soixante secondes de plus pour cet enfant. Un enfant que j'aimais déjà. Il n'était pas plus gros qu'un petit pois, mais je le chérissais autant que je chérissais Zoë. Je décidai d'aller chez Isabelle. Elle vivait dans un petit duplex très gai, rue de Tolbiac. Je ne me sentais pas de rentrer directement du bureau à la maison, où il me resterait à attendre le retour de mon mari. J'en étais incapable. J'appelai Eisa, la baby‑sitter et lui demandai de prendre le relais. Isabelle me fit des toasts au crottin de Chavignol, accompagnés d'une délicieuse salade. Son mari était absent pour cause de voyage d'affaires. «OK, cocotte», dit‑elle, en prenant soin de ne pas m'envoyer la fumée de sa cigarette au visage, «essaie d'imaginer la vie sans Bertrand. Tu visualises? Le divorce, les avocats, l'accouchement, ce que ça va être pour Zoë, à quoi vont ressembler vos vies, les deux maisons, les existences séparées, Zoë passant de l'une à l'autre, plus de véritable famille, plus de petits déjeuners, plus de Noël, de vacances ensemble… Tu te sens prête à ça? Tu peux imaginer ta vie comme ça?» Je la regardais fixement. Non, cela semblait impensable, impossible. Pourtant, ça arrivait tous les jours. Zoë était pratiquement la seule de sa classe dont les parents étaient encore mariés après quinze ans. Je dis à Isabelle que je ne me sentais pas la force d'en parler davantage. Elle m'offrit de la mousse au chocolat, puis nous nous installâmes devant le DVD des Demoiselles de Rochefort. En rentrant chez moi, je trouvai Bertrand sous la douche et Zoë dans les bras de Morphée. Je me glissai dans mon lit tandis que Bertrand se posait dans le salon, devant la télé. Quand il vint se coucher, je dormais profondément. Aujourd'hui, c'était le jour de la visite à Mamé. Pour la première fois, j'avais failli appeler pour annuler. J'étais épuisée. Je ne désirais qu'une chose, rester au lit et dormir toute la matinée. Mais je savais qu'elle m'attendrait, dans sa plus jolie robe, la lavande et rose, qu'elle aurait pris la peine de mettre du rouge à lèvres et de se parfumer au Shalimar. Je ne pouvais pas lui faire faux bond. J'arrivai à la maison de retraite peu avant midi et remarquai que la Mercedes grise de mon beau‑père était garée dans la cour. Ce n'était pas normal. Il était venu pour me voir. D'habitude, il ne rendait jamais visite à sa mère le même jour que moi. Nous nous étions réparti le calendrier. Laure et Cécile venaient le week‑end, Colette le lundi après‑midi, Édouard le jeudi et le vendredi et moi, le mercredi avec Zoë et le jeudi midi. Nous nous en tenions scrupuleusement à cette répartition. Il était là, assis bien droit, en train d'écouter sa mère. Elle venait de finir de déjeuner. On servait toujours les vieux ridiculement tôt. Je me sentis soudain angoissée comme une écolière qui a fait une bêtise. Que me voulait‑il? Pourquoi ne m'appelait‑il pas s'il tenait à me voir? Pourquoi maintenant? Dissimulant ma colère et mon inquiétude derrière un sourire chaleureux, je l'embrassai sur les deux joues et vins m'asseoir près de Mamé en lui prenant la main, comme je le faisais toujours. J'avais le secret espoir qu'il s'en irait, mais non, il resta là à nous regarder avec une expression avenante. C'était très inconfortable. Comme si on envahissait mon intimité comme si on espionnait et jugeait chaque mot que, je disais à Mamé. Après une demi‑heure, il se leva en regardant sa montre, puis me lança un sourire étrange. «Je dois vous parler, Julia, s'il vous plaît», murmura‑t‑il pour que Mamé ne puisse pas entendre. Il avait l'air crispé tout à coup, il remuait les pieds et son regard était impatient. J'embrassai Mamé et suivis mon beau‑père jusqu'à sa voiture. Il me fit signe de monter. Il s'assit au volant, tripota les clefs mais ne mit pas le contact. J'étais surprise des mouvements nerveux de ses doigts. Le silence pesait lourd. Je m'en échappai en jetant un coup d'œil dehors, en fixant les pavés de la cour puis en suivant le ballet des infirmières qui poussaient les chaises roulantes de vieillards impotents. Il se décida à parler. «Comment allez‑vous? me demanda‑t‑il avec un sourire toujours forcé. – Très bien. Et vous? – Je vais bien. Colette aussi.» Le silence revint. «J'ai parlé à Zoë hier. Vous étiez sortie», dit‑il sans me regarder. Je ne voyais que son profil, son nez impérial, son menton aristocratique. «Et alors? dis‑je prudemment. – Elle m'a dit que vous faisiez des recherches…» Il s'arrêta. Les clefs faisaient un bruit métallique entre ses doigts. «Des recherches sur l'appartement, dit‑il en se tournant finalement vers moi. – Oui, je connais maintenant le nom de la famille qui y vivait avant vous. Zoë vous l'a probablement dit.» Il soupira, le menton sur la poitrine, sa peau se plissant sur son col. «Julia, je vous avais prévenue, vous vous souvenez?» Mon sang se mit à battre plus fort. «Vous m'avez demandé de ne plus poser de questions à Mamé, dis‑je d'une voix blanche. C'est ce que j'ai fait. – Alors pourquoi avez‑vous continué de farfouiller dans le passé?» Il était livide et peinait à respirer. Tout était clair à présent. Je savais enfin pourquoi il avait souhaité me parler aujourd'hui. «J'ai trouvé qui habitait cet appartement, continuai‑je en m'emportant, c'est tout. J'avais besoin de savoir qui étaient ces gens. Je ne sais rien d'autre. Je ne sais pas ce que votre famille a à voir là‑dedans… – Rien! m'interrompit‑il en criant presque. Nous ne sommes pour rien dans leur arrestation.» Je le fixai en silence. Il tremblait, mais je ne savais dire si c'était de colère ou autre chose. «Nous ne sommes pour rien dans leur arrestation, répéta‑t‑il avec insistance. Ils ont été emmenés pendant la rafle du Vél d'Hiv. Nous ne les avons pas dénoncés, nous n'avons rien fait de ce genre. Vous comprenez?» J'étais choquée. «Édouard, je n'ai jamais imaginé une chose pareille. Jamais!» Il tentait de retrouver son calme en passant une main nerveuse sur son front. «Vous avez posé beaucoup de questions, Julia. Vous vous êtes montrée très curieuse. Laissez‑moi vous dire comment tout s'est passé. Écoutez‑moi bien. Il y avait cette concierge, Mme Royer. Elle connaissait la nôtre, celle de la rue de Turenne, pas très loin de la rue de Saintonge. Mme Royer aimait beaucoup Mamé. Mamé était gentille avec elle. C'est elle qui a prévenu mes parents que l'appartement était libre. Le loyer était bon marché et c'était plus grand que là où nous habitions rue de Turenne. Voilà comment ça s'est passé. C'est de cette façon que nous avons déménagé. Voilà tout!» Je le fixais toujours. Il continuait à trembler. Je ne l'avais jamais vu si égaré, si perdu. Je posai timidement la main sur sa manche. «Êtes‑vous sûr que ça va, Édouard?» Je sentais son corps frémir sous mes doigts. Il était peut‑être malade. «Oui, ça va», répondit‑il. Mais sa voix se brisait. Je ne comprenais pas pourquoi il était si agité et si blême. «Mamé ne sait pas, poursuivit‑il en baissant la voix. Personne ne sait. Vous comprenez? Elle ne doit pas savoir. Elle ne doit jamais savoir.» J'étais très intriguée. «Savoir quoi? demandai‑je. De quoi parlez‑vous Édouard? – Julia, dit‑il en plongeant son regard dans le mien, vous savez qu'elle était cette famille, vous avez vu leur nom. – Je ne comprends pas, murmurai‑je. – Vous avez vu leur nom, oui ou non? aboya‑t‑il, ce qui me fit sursauter. Vous savez ce qui est arrivé, c'est ça?» Je devais avoir l'air totalement abasourdie car il soupira en se cachant le visage dans les mains. Je restais assise sans rien dire. De quoi diable voulait‑il parler? Qu'est‑ce qui était arrivé et à qui? «La petite fille…» dit‑il enfin en relevant la tête. Il parlait si bas que j'entendais à peine. «Que savez‑vous sur la petite fille? – C'est‑à‑dire?» demandai‑je, pétrifiée. Quelque chose dans ses yeux et dans sa voix me glaçait d'effroi. «La petite fille, répéta‑t‑il, d'une voix étrange et étouffée, elle est revenue. Quelques semaines après notre emménagement. Elle est revenue rue de Saintonge. J'avais douze ans. Je n'oublierai jamais. Je n'oublierai jamais Sarah Starzynski.» Je le regardai se décomposer, avec horreur. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. J'étais incapable de parler. Je ne pouvais qu'attendre et l'écouter. Le beau‑père arrogant avait disparu. J'avais quelqu'un d'autre devant moi. Quelqu'un qui portait un secret depuis bien des années. Depuis soixante ans.
Le trajet en métro jusqu'à la rue de Saintonge avait été bref. Seulement quelques stations et un changement à Bastille. Quand ils prirent la rue de Bretagne, Sarah sentit son cœur battre plus fort. Elle rentrait chez elle. Dans quelques minutes, elle serait dans sa maison. Peut‑être, pendant son absence, son père ou sa mère étaient‑ils rentrés et peut‑être la famille au complet attendait‑elle son retour dans l'appartement. Michel, Papa, Maman. Était‑ce une pensée folle? Délirait‑elle? N'avait‑elle pas le droit d'espérer? N'était‑ce pas permis? Elle n'avait que dix ans et elle voulait espérer, y croire, plus que tout, plus qu'à la vie elle‑même. Elle tirait sur la main de Jules. Elle voulait marcher plus vite. Elle sentait l'espoir grandir à chaque pas, comme une plante folle impossible à maîtriser. En elle, une petite voix grave lui disait: «Sarah, n'espère pas, n'y crois pas, prépare‑toi, imagine que personne ne t'attende, imagine que Papa et Maman ne soient pas là, que l'appartement soit tout poussiéreux et sale, et que Michel… Michel…» Le numéro 26 apparut devant eux. Rien n'avait changé dans la rue. C'était la même petite rue calme et étroite qu'elle avait toujours connue. Comment se pouvait‑il que des existences changent si radicalement, soient détruites et que les rues et les immeubles restent les mêmes? Jules poussa la lourde porte. La cour n'avait pas changé non plus, toujours verte, avec ce parfum de renfermé, de poussière, d'humidité. Comme ils traversaient la cour, Mme Royer ouvrit la porte de sa loge et sortit la tête. Sarah lâcha la main de Jules et partit en courant dans l'escalier. Faire vite, elle devait faire vite. Elle était rentrée chez elle, il n'y avait pas une minute à perdre. Elle entendit la concierge demander d'un air inquisiteur: «Vous cherchez quelqu'un?» Elle était déjà au premier étage et à bout de souffle. Elle continua à monter au son de la voix de Jules: «Nous cherchons la famille Starzynski.» Sarah entendit le rire de Mme Royer, dérangeant, qui l'écorchait presque: «Partis, monsieur! Envolés! Vous n'les trouverez pas ici, ça, c'est sûr.» Sarah fit une pause au deuxième étage et jeta un coup d'œil dans la cour. Elle vit Mme Royer avec son tablier bleu pas très net, la petite Suzanne jetée sur l'épaule. Partis… Envolés… Que voulait‑elle dire? Partis où? Quand? Il n'y avait pas de temps à perdre, pas de temps pour ce genre de pensées, songea‑t‑elle. Il restait deux étages à monter. La voix de la concierge la poursuivait dans l'escalier: «Les flics sont venus les arrêter, monsieur. Ils ont pris tous les Juifs du quartier. Les ont emmenés dans un grand bus. C'est plein de logements vides, maintenant, monsieur. Vous cherchez un endroit à louer? L'appartement des Starzynski a trouvé preneur, mais je pourrais peut‑être vous aider… Il y en a un très beau au deuxième. Si vous êtes intéressés, je peux vous le faire visiter!» Haletante, la fillette parvint au quatrième étage. Elle n'arrivait pas à reprendre son souffle. Elle s'adossa contre le mur et appuya sur ses côtes. Elle avait un point de côté. Elle frappa à la porte de l'appartement de ses parents, donna des petits coups secs et rapides de la paume de la main. Pas de réponse. Elle recommença, plus fort, en frappant avec les poings. Elle entendit alors des pas derrière la porte. On ouvrit. Un jeune garçon de douze ou treize ans apparut. «Oui?» Qui était‑ce? Que faisait‑il dans sa maison? «Je viens chercher mon frère, bégaya‑t‑elle. Qui êtes‑vous? Où est Michel? – Votre frère? dit lentement le garçon. Il n'y a pas de Michel ici.» Elle le poussa brutalement pour entrer, en remarquant à peine les tableaux inconnus qui ornaient les murs de l'entrée, la nouvelle étagère, l'étrange tapis vert et rouge. Le garçon, sous le choc, se mit à crier, mais elle ne s'arrêta pas. Elle courut dans le long couloir familier, puis tourna à gauche, dans sa chambre. Elle ne remarqua pas le nouveau papier peint, le nouveau lit, les livres, toutes ces choses qui ne lui appartenaient pas. Le garçon appela son père et des pas s'affolèrent dans la pièce d'à côté. Sarah sortit rapidement la clef de sa poche et, d'une pression de la main, révéla la serrure dissimulée. Elle entendit sonner, des voix basses et inquiètes se rapprochaient. La voix de Jules, de Geneviève et d'un inconnu. Faire vite, elle devait faire vite à présent. Elle murmurait le nom de son frère sans arrêt. Michel, Michel, Michel, c'est moi, Sirka… Ses doigts tremblaient tellement qu'elle lâcha la clef Le garçon arriva en courant. Il était essoufflé. «Que faites‑vous? Que faites‑vous dans ma chambre?» Elle l'ignora, ramassa la clef, l'introduisit dans la serrure. Elle était trop nerveuse, trop impatiente. Cela prit du temps. La serrure finit par céder. Et la porte du placard secret s'ouvrit. Une odeur de pourriture la frappa comme un coup de poing. Elle s'écarta. Le garçon recula, effrayé. Sarah tomba à genoux. Un grand homme aux cheveux poivre et sel surgit dans la pièce, suivi de Jules et Geneviève. Sarah était incapable de dire un mot. Elle ne faisait que trembler, les mains plaquées sur les yeux et le nez pour couvrir l'odeur. Jules s'approcha. Il mit la main sur son épaule et jeta un coup d'œil dans le placard. Puis il la prit dans ses bras et essaya de l'éloigner. Il lui murmura à l'oreille: «Viens, Sarah, viens avec moi…» Elle se débattit de toutes ses forces, bec et ongles, griffant, donnant des coups de pied, et réussit à revenir devant la porte ouverte. Au fond de la cachette, elle aperçut un petit corps immobile et recroquevillé, puis le visage chéri, bleui, méconnaissable. Elle s'effondra en criant. Elle appela dans un hurlement de désespoir, sa mère, son père. Michel.
Édouard Tézac serra si fort le volant que ses articulations devinrent blanches. Je fixais ses mains comme hypnotisée. «Je l'entends encore hurler, murmura‑t‑il. Je ne pourrai jamais oublier. Jamais.» Ce que je venais d'apprendre m'avait mise KO. Sarah Starzynski s'était échappée de Beaune‑la‑Rolande. Elle était revenue rue de Saintonge. Là, elle avait fait une terrible découverte. J'étais incapable de dire le moindre mot. Je me contentais de regarder mon beau‑père, qui se remit à parler de la même voix ténue et brisée. «Il y eut un moment atroce, quand mon père s'est penché pour regarder dans le placard. J'ai essayé de voir moi aussi, mais il m'a repoussé. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Il y avait cette odeur… Une odeur de pourriture. Puis mon père a lentement sorti le corps d'un petit garçon. Il ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans. Je n'avais jamais vu de cadavre de ma vie. Ce fut une vision déchirante. Le petit garçon avait des cheveux blonds et bouclés. Son corps était raide, recroquevillé. Son visage reposait sur ses mains. Il était d'une horrible couleur verdâtre.» Les mots s'étranglaient dans sa gorge et il dut s'interrompre. Je crus qu'il allait vomir. Je posai ma main sur son bras, espérant lui transmettre ma compassion, ma chaleur. La situation était surréaliste. C'était moi qui consolais mon beau‑père, cet homme fier et hautain, maintenant baigné de larmes et qui n'était plus qu'un vieil homme bouleversé et tremblant. Il s'essuya maladroitement les yeux et continua. «Nous étions tous horrifiés. La fillette s'évanouit. Elle s'écroula littéralement sur le sol. Mon père la prit dans ses bras et la mit sur le lit. Elle revint à elle et en le voyant, eut un mouvement de recul et hurla. Je commençais à comprendre, en écoutant ce que disaient mon père et le couple qui accompagnait la fillette. L'enfant mort était son petit frère. Notre nouvel appartement avait été sa maison. Le garçonnet avait été caché dans le placard le 16 juillet, jour de la rafle du Vél d'Hiv. La fillette avait pensé qu'elle reviendrait vite le délivrer, mais elle avait été emmenée dans un camp, en dehors de Paris.» Il fit de nouveau une pause, qui me parut interminable. «Et alors? Que s'est‑il passé? dis‑je en retrouvant enfin la parole. – Le couple habitait Orléans. La fillette s'était échappée d'un camp non loin de là et avait échoué chez eux. Ils avaient décidé de l'aider, de la ramener chez elle, à Paris. Mon père leur a expliqué que nous avions emménagé à la fin du mois de juillet. Il ignorait tout du placard dissimulé dans le mur de ma chambre. Personne ne savait. J'avais bien remarqué une odeur désagréable, mais mon père pensait que c'était un problème de tuyauterie et nous attendions la visite du plombier cette même semaine. – Qu'a fait votre père du… du petit garçon? – Je ne sais pas. Je me rappelle qu'il voulait tout prendre en charge. Il était terriblement choqué et malheureux. Je pense que le couple a emporté le corps. Je ne suis pas sûr. Je ne me souviens plus. – Et ensuite? demandai‑je dans un souffle. – Et ensuite? Et ensuite…!» Il eut un rire amer. «Julia, est‑ce que vous pouvez imaginer dans quel état nous étions quand la petite fille est partie? Elle nous a regardés d'une telle façon! Elle nous détestait. Elle nous maudissait. Pour elle, nous étions responsables de la mort de son frère. Nous étions des criminels. Des criminels de la pire espèce. Nous avions emménagé dans sa maison. Nous avions laissé mourir son frère. Ses yeux… Tant de haine, tant de souffrance, tant de désespoir dans ses yeux! Le regard d'une femme dans le visage d'une petite fille de dix ans.» Je les voyais aussi, ces yeux. J'eus un frisson. Édouard soupira et frotta son visage ravagé et fatigué de la paume de ses mains. «Après leur départ, mon père s'est assis, la tête basse. Il a pleuré. Longtemps. Je ne l'avais jamais vu pleurer. Ce fut la première et la dernière fois. Mon père était un type fort et costaud. On me disait toujours qu'un Tézac ne pleure jamais, ne montre jamais ses émotions. C'était une vision terrible. Il a dit que quelque chose de monstrueux était arrivé. Quelque chose dont lui et moi nous rappellerions toute notre vie. Puis il se mit à m'expliquer certaines choses dont il ne m'avait jamais parlé. Il disait que j'étais assez grand pour comprendre. Il n'avait pas demandé à Mme Royer qui habitait dans l'appartement avant, parce qu'il le savait. Il savait que c'était une famille juive qui avait été arrêtée pendant la rafle. Mais il avait fermé les yeux, comme beaucoup de Parisiens, pendant la terrible année 1942. Il avait fermé les yeux le jour de la rafle, quand il avait vu tous ces gens qu'on entassait dans des bus pour les conduire Dieu sait où. Il n'avait pas cherché à savoir pourquoi l'appartement était vide et où étaient passées les affaires des locataires précédents. Il avait agi comme bon nombre d'autres familles parisiennes, impatientes de trouver un logement plus grand et de meilleure qualité. Oui, il avait fermé les yeux. Et il s'est passé ce qui s'est passé. La fillette est revenue et le petit garçon était mort. Il devait déjà être mort quand nous sommes arrivés dans l'appartement. Mon père a dit que nous ne pourrions jamais oublier. Jamais. Et il avait raison, Julia. C'est là, en nous. En moi. Depuis soixante ans.» Il s'arrêta et laissa tomber son menton sur sa poitrine. J'essayais d'imaginer ce que ça devait avoir été pour lui de porter un tel secret si longtemps. «Et Mamé?» demandai‑je, déterminée à tout savoir de cette histoire. Il eut un lent mouvement de tête. «Mamé n'était pas à la maison cet après‑midi‑là. Mon père ne voulait pas qu'elle sache ce qui s'était passé. Il était rongé de culpabilité, pensait que tout était sa faute, même ce qui, bien sûr, ne l'était pas. Il ne supportait pas l'idée qu'elle soit au courant. Il avait sans doute peur qu'elle le juge. Il m'a dit que j'étais assez grand pour garder un secret. Elle ne doit jamais savoir, m'a‑t‑il dit. Il avait l'air tellement désespéré, si triste. Alors je lui ai promis de garder son secret. – Et elle l'ignore encore?» murmurai‑je. Il soupira profondément. «Je ne sais pas, Julia. Elle est au courant pour la rafle. Nous étions tous au courant. Tout s'est passé sous nos yeux. Quand elle est rentrée ce soir‑là, mon père et moi étions bizarres, différents. Elle a bien senti qu'il s'était passé quelque chose. Cette nuit‑là, et tant d'autres nuits, j'ai vu le petit garçon mort. Je faisais des cauchemars. Cela a duré jusqu'à mes vingt ans. Ce fut un soulagement pour moi de quitter cet appartement. Je crois que ma mère savait, au fond. Je pense qu'elle avait compris l'épreuve que mon père avait traversée, ce qu'il avait ressenti. Peut‑être avait‑il fini par tout lui dire, parce que c'était trop lourd à porter pour un seul homme. Mais elle ne m'en a jamais parlé. – Et Bertrand? Et les filles? Et Colette? – Ils ne savent rien. – Comment ça?» demandai‑je. Il me prit le poignet. Sa main était gelée. Je sentais un froid de glace se glisser sous ma peau. «J'avais promis à mon père, sur son lit de mort, que je ne dirais rien à mes enfants et à ma femme. La culpabilité n'a jamais cessé de le ronger pendant toute sa vie. Il n'avait pas été capable de s'en ouvrir à quelqu'un. Il n'en a jamais parlé. J'ai respecté son silence. Vous comprenez? – Bien sûr.» Je m'interrompis un instant. «Édouard, qu'est‑il arrivé à Sarah? – De 1942 à sa mort, mon père n'a plus jamais prononcé son nom. Sarah faisait partie du secret. Un secret auquel je n'ai jamais cessé de penser. Je ne crois pas que mon père se doutait que je pensais à ce point à elle. Et combien son silence à ce sujet me faisait souffrir. Je voulais absolument savoir comment elle allait, où elle était, ce qui lui était arrivé. Mais chaque fois que j'essayais de le questionner, il me faisait taire. Je ne supportais pas l'idée qu'il ne s'en soucie plus, qu'il ait tourné la page, qu'elle ne signifie plus rien pour lui. On aurait dit qu'il avait décidé d'enterrer le passé. Date: 2015-12-13; view: 413; Нарушение авторских прав |