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PARIS, MAI 2002 9 page





Mais depuis peu, j'avais recommencé à me poser des questions. J'avais des doutes, rien de concret, juste des doutes qui me traversaient furtivement. Avais‑je encore confiance en lui?

«Tu es folle de croire ce qu'il te dit», m'avait dit Hervé. Christophe m'avait répété la même chose. «Peut‑être devrais‑tu lui demander en face», avait dit Isabelle. «Tu es vraiment dingue de lui faire confiance», avait dit Charla. Et ma mère et Holly et Susannah et Jan.

Ne pas penser à Amélie. Pas ce soir. J'étais bien décidée à me tenir à cette décision. Rien que Bertrand et moi, et la merveilleuse nouvelle. Je caressais doucement mon verre. Les serveurs me souriaient. Je me sentais bien. Je me sentais forte. Au diable Amélie! Bertrand était mon mari. Et j'allais avoir un enfant de lui.

Le restaurant était bondé. Je jetai un coup d'œil aux tables où les serveurs s'agitaient. Un vieux couple assis côte à côte, avec chacun un verre de vin, était consciencieusement courbé sur son repas. Un groupe de jeunes femmes de trente ans n'arrêtait pas d'avoir des fous rires tandis qu'une femme seule et sinistre, qui dînait à côté d'elles, les regardait en fronçant le sourcil. Des hommes d'affaires en costume gris fumaient le cigare. Des touristes américains essayaient de déchiffrer le menu. Il y avait aussi une famille avec leurs fils adolescents. Et beaucoup de bruit. Beaucoup de fumée aussi. Mais cela m'était égal. J'avais l'habitude.

Bertrand serait en retard, comme toujours. Ce n'était pas grave. J'avais eu le temps de me changer, de me faire coiffer. J'avais mis le pantalon chocolat qu'il aimait tant et un haut mordoré plutôt moulant, tout simple, des boucles d'oreilles Agatha en perles et ma montre Hermès. Je jetai un coup d'œil dans le miroir qui se trouvait à ma gauche. Mes yeux semblaient plus grands, plus bleus qu'à l'accoutumée, ma peau resplendissait. Plutôt pas mal pour une femme enceinte de mon âge! Ce que me confirmaient les regards des serveurs.

Je sortis mon agenda. Demain matin, première chose à faire, appeler le gynéco. Il me fallait rapidement un rendez‑vous. J'avais sans doute besoin de subir des tests. Une amniocentèse, ça, c'était sûr. Je n'étais plus une «jeune» mère. La naissance de Zoë ne datait pas d'hier.

Tout à coup, la panique me saisit. Étais‑je encore capable de traverser tout ça, onze ans après mon premier enfant? La grossesse, l'accouchement, les nuits sans sommeil, les biberons, les pleurs, les couches? Bien sûr que j'en étais capable. Mais la lucidité me rendait ironique. Cependant, et même si je ne me faisais aucune illusion sur ces premiers moments, c'était ce que j'attendais depuis dix ans. Alors bien sûr que j'étais prête. Et Bertrand aussi.

Mais, tandis que je l'attendais, l'angoisse grandit. J'essayai de penser à autre chose. J'ouvris mon carnet et relus les dernières notes que j'avais prises sur le Vél d'Hiv. Bientôt, je fus entièrement à mon travail. Je n'entendis plus la rumeur du restaurant, les gens qui riaient, les serveurs qui glissaient avec art entre les tables, les pieds de chaises qui raclaient le sol. En relevant les yeux, je vis mon mari, assis en face de moi, qui m'observait.

«Ça fait longtemps que tu es là?» demandai‑je. Il me sourit et prit mes mains dans les siennes. «Assez longtemps pour voir à quel point tu es belle ce soir.»

Il portait sa veste en velours bleu nuit et une impeccable chemise blanche. «C'est toi qui es beau», dis‑je. J'étais à deux doigts de tout lui dire. Mais non, c'était trop tôt. Trop rapide. Je me retins difficilement. Le garçon apporta un kir royal à Bertrand.

«Alors? dit‑il. Pourquoi sommes‑nous là, mon amour? Quelque chose de spécial? Une surprise?

– C'est ça, dis‑je en levant mon verre. Une surprise très spéciale. Trinquons! À la surprise!» Nos verres s'entrechoquèrent.

«Suis‑je censé deviner de quoi il s'agit?» demanda‑t‑il.

Je me sentais coquine comme une petite fille.

«Tu ne devineras jamais! Jamais.»

Il éclata de rire, visiblement amusé.

«On dirait Zoë! Et elle, elle la connaît, la surprise?»

Je fis non de la tête, de plus en plus excitée.

«Non plus. Personne ne sait. Personne… à part moi.»

Je lui pris la main. Sa peau était douce et bronzée.

«Bertrand…»

L'ombre du garçon nous surplomba. Nous décidâmes de passer commande. Cela prit une minute. Confit de canard pour moi et cassoulet pour Bertrand. Des asperges en entrée.

J'attendis que le garçon ait rejoint la cuisine et je me lançai.

«Je suis enceinte.»

Je guettais sa réaction. Je m'attendais à voir les coins de sa bouche remonter, ses yeux s'éclairer. Mais pas un muscle de son visage ne bougea. Il resta tel un masque. Il cligna juste des paupières et répéta:

«Enceinte?»

Je lui serrai la main.

«N'est‑ce pas merveilleux? Bertrand, n'est‑ce pas merveilleux?»

Il ne dit rien. Je ne comprenais pas.

«De combien es‑tu enceinte? me demanda‑t‑il.

– Je viens juste de m'en apercevoir», murmurai‑je, inquiète de sa froideur.

Il se frotta les yeux, ce qu'il faisait toujours quand il était fatigué ou soucieux, mais resta silencieux. Je restai muette moi aussi.

Le silence s'étira entre nous comme une brume que j'aurais presque pu sentir sous mes doigts.

Le garçon arriva avec les entrées. Ni Bertrand ni moi ne touchâmes aux asperges.

«Qu'est‑ce qui ne va pas?» dis‑je, incapable de supporter ce mutisme plus longtemps.

Il soupira, secoua la tête et se frotta de nouveau les yeux.

«Je pensais que tu serais heureux… transporté…» continuai‑je en sentant monter mes larmes.

Il posa le menton sur ses mains et me regarda!

«Julia, je m'étais fait une raison.

– Mais moi aussi, tu sais!»

Ses yeux étaient graves. Je n'aimais pas ce que j'y voyais.

«Que veux‑tu dire? dis‑je. Tu avais renoncé, alors…?

– Julia, je vais avoir cinquante ans dans moins de trois ans.

– Et alors? dis‑je, les joues brûlantes.

– Je ne veux pas être un vieux père, ajouta‑t‑il calmement.

– Oh, je t'en prie», dis‑je.

De nouveau, le silence.

«On ne peut pas garder ce bébé, Julia, dit‑il d'une voix douce. Nous avons une vie différente à présent. Zoë sera bientôt une adolescente. Tu as quarante‑cinq ans. Notre vie a changé. Un bébé n'y trouverait pas sa place.»

Je ne pus retenir mes larmes, qui coulèrent jusque dans mon assiette.

«Essaies‑tu de me dire… m'étranglai‑je, que je dois me faire avorter?»

La famille assise à la table voisine se retourna peu discrètement vers nous. Cela m'était bien égal.

Comme d'habitude, en situation de crise, je parlais dans ma langue maternelle. Je ne savais pas m'exprimer en français dans de tels moments.

«Un avortement après trois fausses couches?» dis‑je, secouée de tremblements.

La tristesse se lisait sur son visage. La tendresse, aussi. J'avais envie de le gifler.

Mais je n'en fus pas capable. Je me contentai de pleurer dans ma serviette. Il me caressa les cheveux, et me murmura encore et encore qu'il m'aimait.

Je restai sourde à ses mots d'amour.

 

Quand les filles se réveillèrent, la nuit était tombée. La forêt n'était plus le paradis vert et tranquille dans lequel elles avaient erré tout l'après‑midi, mais une masse immense, inquiétante, animée de bruits étranges. Lentement, elles avancèrent à travers les fougères, main dans la main, s'arrêtant dès qu'elles entendaient du bruit. Il leur semblait qu'il faisait de plus en plus noir. Que la nuit était de plus en plus profonde. Elles continuèrent malgré tout à avancer. La fillette avait la sensation qu'elle allait s'écrouler de fatigue. Mais la main chaude de Rachel l'encourageait à tenir le coup.

Elles parvinrent à un chemin qui serpentait dans une vaste étendue de prés. La forêt disparut en arrière. Elles levèrent les yeux vers le ciel sans lune.

«Regarde, dit Rachel, en pointant le doigt devant elle. Une voiture.»

Des phares brillaient dans la nuit. Leur lumière était atténuée par de la peinture noire qui n'en laissait filtrer qu'un filet. Puis elles entendirent le vrombissement d'un moteur se rapprocher.

«On fait quoi? dit Rachel. On l'arrête?» La fillette aperçut une autre paire de phares masqués de peinture noire, puis encore une. C'était toute une file de voitures qui s'approchait.

«À plat ventre! murmura‑t‑elle en tirant Rachel par la chemise. Vite!»

Il n'y avait aucun buisson où se cacher. Elle s'allongea sur le ventre, le menton dans la terre.

«Mais qu'est‑ce que tu fais?» demanda Rachel.

Elle comprit vite.

Des soldats. Des soldats allemands. Une patrouille de nuit.

Rachel se jeta par terre à côté de son amie.

Le grondement puissant des moteurs était tout proche. Les voitures passèrent bientôt à leur niveau. Les filles devinèrent les casques ronds et brillants dans la faible lumière. La fillette en était sûre, on allait les découvrir. Impossible de se cacher. Impossible. Ils allaient forcément les repérer. Ce ne pouvait être autrement.

La première voiture les dépassa, suivie de toutes les autres. Une épaisse poussière blanche gicla dans les yeux des filles qui se retinrent de tousser et de bouger. Face contre terre et mains sur les oreilles, elles attendaient que les véhicules allemands disparaissent. Cela prit une éternité. Est‑ce que les soldats verraient leurs silhouettes noires sur le bas‑côté du chemin de terre? La fillette se préparait déjà à entendre des cris, des coups de freins, des bruits de bottes rapides, à sentir des mains brutales les saisir aux épaules.

Mais la dernière voiture passa et son bourdonnement finit par s'éteindre dans la nuit. Le silence revint. Elles levèrent les yeux. Le chemin de terre était désert. Seuls quelques nuages de poussière tournoyaient encore. Elles attendirent un moment avant de ramper sur le chemin, dans la direction opposée. À travers les arbres, elles aperçurent une petite lumière blanche qui semblait leur faire signe. Elles s'approchèrent en marchant toujours sur le bas‑côté. Elles ouvrirent une barrière et s'avancèrent avec précaution jusqu'à une maison. On dirait une ferme, pensa la fillette. À travers une fenêtre ouverte, elles virent une femme qui lisait près de la cheminée et un homme qui fumait la pipe. Une bonne odeur de cuisine leur chatouilla les narines.

Sans hésiter, Rachel frappa à la porte. Le rideau de coton s'écarta. La femme qui les regardait à travers la vitre avait un visage long et osseux. Elle les observa minutieusement puis laissa retomber le rideau. Elle ne leur ouvrit pas. Rachel frappa à nouveau.

«S'il vous plaît, madame, nous voudrions quelque chose à manger et à boire…»

Le rideau ne bougeait pas. Les fillettes allèrent se poster devant la fenêtre ouverte. L'homme à la pipe se leva.

«Partez, dit‑il d'une voix basse et menaçante. Fichez le camp de là.»

Derrière lui, la femme au visage osseux regardait la scène en silence.

«S'il vous plaît, juste un peu d'eau…» demanda la fillette.

La fenêtre fut refermée violemment.

La fillette avait envie de pleurer. Comment ces paysans pouvaient‑ils être aussi cruels? Il y avait du pain sur la table, la fillette l'avait vu. Il y avait aussi un pichet d'eau. Rachel la prit par le bras et elles repartirent sur le chemin sinueux. Il y avait d'autres fermes, mais à chaque fois, ce fut la même histoire. On les envoya promener. Et chaque fois, elles rebroussèrent chemin.

Il était tard. Elles étaient fatiguées, affamées, avaient à peine la force de marcher. Elles arrivèrent à une grande et vieille demeure recouverte de lierre, un peu à l'écart de la route, dont l'entrée était éclairée par un réverbère. Elles n'osèrent pas frapper à la porte. Devant la maison, elles aperçurent une grande niche. Elles rampèrent à l'intérieur. C'était propre et il y faisait chaud. L'odeur de chien était réconfortante. Il y avait une écuelle remplie d'eau et un vieil os. Elles lapèrent un peu d'eau, l'une après l'autre. La fillette avait peur que le chien ne revienne et les morde. Elle le dit tout bas à Rachel. Mais celle‑ci dormait déjà, recroquevillée comme un petit animal. La fillette contempla son visage épuisé, ses joues creuses et ses yeux cernés. Rachel avait l'air d'une vieille femme.

Elle ne dormit que d'un œil, serrée contre Rachel et fit un étrange et horrible cauchemar. Elle rêva que son petit frère était mort dans le placard, que ses parents étaient frappés par la police. Elle poussa des gémissements dans son sommeil.

Des aboiements furieux la réveillèrent en sursaut. Elle secoua brutalement Rachel. Puis elles entendirent une voix d'homme et des pas qui approchaient. Le gravier crissait. Il était trop tard pour s'échapper. Elles n'avaient plus qu'à attendre qu'on les découvre en se serrant désespérément l'une contre l'autre. Nous sommes fichues, pensa la fillette. On va nous tuer.

Le maître retenait son chien. La fillette sentit une main fouiller à l'intérieur de la niche puis lui attraper le bras et celui de Rachel. Elles furent tirées à l'extérieur.

L'homme était petit, rabougri, chauve. Il portait une moustache argentée.

«Regardez‑moi ce que nous avons ici!» murmura‑t‑il en les observant dans la lumière du réverbère.

La fillette sentit Rachel se raidir, comprit qu'elle était prête à partir en courant à la première occasion.

«Etes‑vous perdues?» demanda le vieil homme. Il semblait inquiet.

Les filles étaient très étonnées. Elles s'attendaient à des menaces, des injures, à tout sauf à de la gentillesse.

«S'il vous plaît, monsieur, nous avons très faim», dit Rachel.

L'homme opina.

«Je vois ça.»

Il fit taire son chien. Puis il ajouta:

«Entrez, les enfants. Suivez‑moi.»

Aucune des deux fillettes ne bougea. Pouvaient‑elles faire confiance à ce vieil homme?

«Personne ne vous fera de mal», dit‑il.

Elles se blottirent l'une contre l'autre. Ce qu'elles venaient d'entendre ne les avait pas rassurées.

L'homme eut un sourire plein de douceur et de gentillesse.

«Geneviève!» appela‑t‑il en se retournant vers la maison.

Une femme âgée vêtue d'une robe de chambre bleue apparut dans l'encadrement de la porte.

«Pourquoi ton crétin de chien s'est‑il mis à aboyer, Jules?» demanda‑t‑elle en râlant. Puis elle aperçut les deux enfants. Elle porta les mains à son visage.

«Grands dieux!» murmura‑t‑elle.

Elle s'approcha. Son visage était rond et serein et elle portait une épaisse natte blanche. Elle jeta un regard plein de pitié et de consternation aux deux petites.

La fillette sentit son cœur bondir dans sa poitrine. La vieille dame ressemblait à la photographie de sa grand‑mère polonaise. Les mêmes yeux clairs, les mêmes cheveux blancs, la même rondeur accueillante.

«Jules, dit la vieille femme à voix basse, sont‑elles…»

Le vieil homme acquiesça de la tête.

«Oui, je crois.»

La vieille femme dit alors fermement:

«Il faut les faire entrer et les cacher tout de suite.»

Elle trottina jusqu'à la route et regarda à droite et à gauche.

«Vite, les enfants, venez, dit‑elle en leur tendant les mains. Vous êtes en sécurité ici. Vous ne craignez rien avec nous.»

 

 

La nuit avait été terrible. Je m'étais réveillée le visage bouffi par le manque de sommeil. Je constatai avec soulagement que Zoë était déjà partie à l'école. J'aurais détesté qu'elle me voie comme ça. Bertrand se montra tendre et plein de gentillesse. Il déclara que nous devions rediscuter de la situation. Que nous pourrions le faire ce soir, quand Zoë dormirait. Sa voix était parfaitement calme et aimable. Je compris que sa décision était déjà prise. Rien ni personne ne pourrait le convaincre d'avoir cet enfant.

Je n'arrivais pas à me décider à en parler à mes amis ou à ma sœur. La position de Bertrand m'avait tellement bouleversée que je préférais tout garder pour moi, au moins pour l'instant.

J'avais du mal ce matin. Tout me semblait si laborieux. Chaque mouvement me demandait un effort surhumain. Je n'arrêtais pas de me repasser la soirée de la veille. Des flash‑back où j'entendais à nouveau les mots de Bertrand. Je ne voyais qu'une seule solution, me jeter à corps perdu dans le travail. Cet après‑midi, je devais rencontrer Franck Lévy. Le Vél d'Hiv me semblait si loin tout à coup. J'avais l'impression d'avoir vieilli brutalement pendant la nuit. Plus rien n'avait d'importance, plus rien à part l'enfant que je portais et dont Bertrand ne voulait pas entendre parler.

J'étais sur le chemin du bureau quand mon téléphone sonna. C'était Guillaume. Il avait trouvé quelques‑uns des livres épuisés dont j'avais besoin chez sa grand‑mère. Il pouvait me les prêter. Il me demanda si j'étais libre en fin de journée ou ce soir pour boire un verre. Sa voix était amicale et joyeuse. J'acceptai immédiatement. Rendez‑vous à dix‑huit heures au Select, sur le boulevard Montparnasse, à deux minutes de chez moi. Je lui avais à peine dit au revoir que le téléphone sonna de nouveau.

C'était mon beau‑père. J'étais surprise, car Édouard m'appelait rarement. Nous eûmes un échange poli, typiquement français. Nous étions tous les deux très forts à ce petit jeu. Mais il n'y avait aucune hypocrisie de ma part, je me sentais bien avec lui. J'avais compris depuis longtemps qu'il ne se dévoilait jamais, qu'il ne montrait jamais ses sentiments ni à moi ni à personne.

Il était le genre d'homme qu'on écoute, qu'on regarde. Les seuls sentiments que je pouvais l'imaginer montrer étaient la colère, la fierté et le contentement de soi. Je n'avais jamais vu Édouard porter des jeans, même pendant nos week‑ends en Bourgogne, quand il s'asseyait sous le chêne pour lire Rousseau. Je ne pense pas également l'avoir jamais vu sans cravate. Il n'avait pas beaucoup changé depuis notre première rencontre, il y avait dix‑sept ans. C'était toujours la même attitude souveraine, les mêmes cheveux gris, le même regard d'acier. Mon beau‑père était un fou de gastronomie. Il virait constamment Colette de la cuisine, où il préparait des mets simples et succulents: pot‑au‑feu, soupe à l'oignon, ratatouille savoureuse, omelette aux truffes.

Zoë était la seule à être admise dans son antre. Édouard était très attaché à sa petite‑fille, même si Cécile et Laure lui avaient donné des garçons, Arnaud et Louis. Il adorait ma fille. Ce qui se passait dans cette cuisine restait leur secret. Derrière la porte close, j'entendais glousser Zoë, les légumes être émincés, l'eau mis à bouillir et le beurre grésillait dans la poêle et, de temps en temps, les gros éclats de rire de mon beau‑père.

Édouard me demanda des nouvelles de Zoë, de l'appartement. Puis il en vint au fait. Il avait rendu visite à Mamé hier. Elle était dans un «mauvais» jour, avait‑il ajouté, dans une de ses crises de bouderie. Il allait partir en la laissant devant la télé, quand, sans prévenir, elle avait dit quelque chose à mon propos.

«Et qu'a‑t‑elle dit?» demandai‑je, curieuse.

Édouard s'éclaircit la gorge.

«Ma mère a dit que vous lui aviez posé toutes sortes de questions sur l'appartement de la rue de Saintonge.»

J'inspirai un grand coup.

«Eh bien, c'est vrai», admis‑je. Je me demandai où il voulait en venir.

Il y eut un silence.

«Julia, je préférerais que vous ne posiez plus ce genre de questions à Mamé.»

Il s'était mis à parler en anglais, comme s'il voulait s'assurer que je comprenais.

Piquée, je lui répondis en français.

«Je suis désolée, Édouard. C'est parce que je fais des recherches sur le Vél d'Hiv pour mon journal. La coïncidence m'a frappée.»

Encore un silence.

«La coïncidence? répéta‑t‑il en français cette fois.

– Oui, la coïncidence, dis‑je, parce qu'une famille juive y vivait juste avant votre famille et a été arrêtée pendant la rafle. Je pense que Mamé était bouleversée quand elle m'en a parlé. Alors je n'ai pas insisté.

– Merci, Julia», dit‑il. Il fit une pause. «Oui, effectivement, ça bouleverse Mamé. Ne lui en parlez plus, s'il vous plaît.»

Je m'arrêtai en plein milieu du trottoir.

«C'est d'accord, dis‑je, je ne voulais pas lui faire du mal, je voulais juste savoir comment votre famille avait atterri dans cet appartement et si Mamé savait quoi que ce soit sur cette famille juive. Et vous, Édouard? Vous savez quelque chose?

– Je suis désolé, je n'ai pas entendu ce que vous m'avez dit, répondit‑il poliment. Je dois y aller maintenant. Au revoir, Julia.»

La ligne se coupa.

Il m'avait tellement intriguée que, pendant un bref instant, j'oubliai Bertrand et la soirée de la veille. Mamé s'était‑elle vraiment plainte de mes questions auprès d'Édouard? Je me souvenais comment elle avait coupé court ce jour‑là, comme elle s'était refermée, restant muette jusqu'à mon départ. Cela m'avait déconcertée. Pourquoi mes questions avaient‑elles bouleversé Mamé à ce point? Pourquoi Édouard et elle tenaient‑ils tant à ce que je ne pose plus de questions à propos de l'appartement? Qu'avaient‑ils peur que je découvre?

Bertrand et le bébé revinrent peser de tout leur poids sur mes épaules. Soudain, je n'avais plus la force d'aller au bureau et d'affronter le regard inquisiteur d'Alessandra. Elle serait curieuse comme à son habitude et poserait des questions. Elle essaierait de se montrer gentille, mais arriverait à l'exact opposé. Bamber et Joshua me dévisageraient parce que mes paupières étaient toutes gonflées. Bamber, en vrai gentleman, ne dirait rien, mais me passerait gentiment la main sur l'épaule. Quant à Joshua… Ce serait lui le pire. «Alors, ma douce, c'est quoi le drame du jour? The mari français, pour la énième fois?» Je voyais déjà son sourire sardonique quand il me tendrait une tasse de café. Je ne pouvais vraiment pas aller au bureau ce matin.

Je remontai vers l'Arc de Triomphe, en slalomant avec impatience entre les hordes de touristes qui se promenaient d'un pas traînant, admirant l'arc et se prenant devant en photo. Je pris mon agenda et composai le numéro de l'association de Franck Lévy. Je demandai si je pouvais venir tout de suite au lieu de cet après‑midi. On me dit qu'il n'y avait pas de problème. Ce n'était pas très loin, au niveau de l'avenue Hoche. J'y serais en dix minutes. Une fois sorti de l'artère engorgée des Champs‑Élysées, les avenues qui partaient de la place de l'Étoile étaient étonnamment désertes.

Franck Lévy devait avoir dans les soixante‑cinq ans. Son visage avait quelque chose de profond, de noble et de las. Je le suivis dans son bureau, une pièce haute de plafond, remplie de livres, de dossiers, d'ordinateurs, de photographies. Je jetai un œil sur les tirages noir et blanc punaisés sur les murs. Des bébés. Des nourrissons. Des enfants portant l'étoile jaune.

«Certains sont des enfants du Vél d'Hiv, dit‑il en regardant avec moi. Mais tous font partie des onze mille enfants déportés de France.»

Il m'invita à m'asseoir à son bureau. Je lui avais envoyé par mail quelques questions pour qu'il prépare l'entretien.

«Vous vouliez des renseignements sur les camps du Loiret? demanda‑t‑il.

– Oui, sur Beaune‑la‑Rolande et Pithiviers. Il y a beaucoup plus d'informations disponibles sur Drancy, qui est plus près de Paris, mais moins sur les deux autres.»

Franck Lévy soupira.

«Vous avez raison. On trouve peu de documentation sur ces camps du Loiret comparé à Drancy. Et vous verrez en y allant, il n'y a pas grand‑chose sur place qui aide à comprendre ce qui s'est passé. Les gens qui vivent dans le coin ne veulent guère se souvenir. Ils ne veulent pas en parler. Et pour couronner le tout, il y a peu de survivants.»

Je regardai à nouveau les photos, les rangées de petits visages vulnérables.

«Ces camps servaient à quoi avant? demandai‑je.

– Il s'agissait de camps militaires construits en 1939 pour garder les prisonniers allemands. Mais sous le gouvernement de Vichy, ce furent des Juifs qu'on y envoya, dès 1941. En 42, les premiers trains directs pour Auschwitz commencèrent à quitter Beaune et Pithiviers.

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