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PARIS, MAI 2002 6 page





À l'intérieur, l'air était lourd et chargé. Des enfants geignaient faiblement dans leur sommeil. Elle entendit une femme sangloter. Elle se tourna vers sa mère, observant son visage pâle et ravagé.

La femme heureuse et aimante n'était plus. La mère qui la berçait entre ses bras en lui murmurant des mots d'amour, de doux surnoms yiddish, avait disparu. Cette femme aux cheveux brillants couleur de miel et au visage voluptueux, que tous les voisins, tous les commerçants saluaient par son prénom. Celle qui avait ce parfum chaud et réconfortant de maman, qui sentait la bonne cuisine, le savon et les draps propres. Elle dont le rire était irrésistible et qui disait que malgré la guerre, ils s'en sortiraient parce qu'ils étaient une famille forte et bonne, une famille pleine d'amour.

Petit à petit, cette femme avait cédé la place à une chose désolée, pâle et maigre, qui ne riait ni ne souriait jamais, sentait le rance et l'aigre, dont les cheveux étaient devenus secs et cassants, leur miel ayant cédé la place au gris.

La fillette fut parcourue d'une horrible sensation. Sa mère était comme déjà morte.

 

 

La vieille femme nous regarda, Bamber et moi, avec des yeux humides et vitreux. Elle ne devait plus être loin des cent ans, pensai‑je. Elle avait le sourire édenté d'un bébé. Mamé avait l'air d'une adolescente comparée à elle. Elle vivait juste au‑dessus du magasin de son fils, le vendeur de journaux de la rue Nélaton. C'était un appartement exigu, encombré de meubles poussiéreux, de tapis mités et de plantes à moitié mortes. La vieille dame était assise dans un fauteuil fatigué, près de la fenêtre. Elle nous observa tandis que nous entrions et nous présentions. Elle avait l'air heureuse de divertir des visiteurs impromptus.

«Des journalistes américains, alors… dit‑elle en nous appréciant, d'une voix chevrotante.

– Américains et britanniques, corrigea Bamber.

– Des journalistes intéressés par le Vél d'Hiv?» demanda‑t‑elle.

Je sortis mon carnet et mon crayon et les posai en équilibre sur mes genoux.

«Vous souvenez‑vous de quoi que ce soit à propos de la rafle, madame? lui demandai‑je. Pouvez‑vous nous dire quelque chose, même un détail infime?»

Elle laissa échapper une sorte de caquètement.

«Vous pensez que je ne me souviens pas, jeune femme? Vous pensez que j'ai oublié, peut‑être?

– Eh bien, dis‑je, c'était il y a un bout de temps, après tout.

– Quel âge avez‑vous?» demanda‑t‑elle sans ménagement.

Je sentis que je rougissais. Bamber dissimula un sourire derrière son appareil.

«Quarante‑cinq, dis‑je.

– Je vais avoir quatre‑vingt‑quinze ans», dit‑elle, en découvrant largement ses gencives abîmées. «Le 16 juillet 1942, j'avais trente‑cinq ans. Dix ans de moins que vous aujourd'hui. Et je me souviens de tout.»

Elle fit une pause. Ses faibles yeux regardèrent dans la rue.

«Je me souviens avoir été réveillée très tôt par le ronflement des bus. Juste sous mes fenêtres. J'ai regardé dehors et j'ai vu d'autres bus qui arrivaient. Et puis d'autres encore, et encore. Des bus des transports en commun, les bus que je prenais moi‑même chaque jour. Blancs et verts. Il y en avait tant. Je me demandais ce qu'ils pouvaient bien faire ici. Puis j'ai vu des gens en sortir. Et tous ces enfants. Tellement d'enfants. Vous savez, c'est impossible d'oublier les enfants.»

Je notai tout tandis que Bamber la photographiait.

«Après un moment, je me suis habillée et je suis descendue avec mes garçons, qui étaient petits, à l'époque. Nous voulions savoir ce qui se passait, nous étions curieux. Nos voisins aussi sont descendus, et le concierge. C'est une fois dans la rue que nous avons vu les étoiles jaunes. Et là, nous avons compris. Ils regroupaient les Juifs.


– Aviez‑vous la moindre idée de ce qui allait arriver à ces gens?» demandai‑je.

Elle haussa ses vieilles épaules.

«Non, dit‑elle. Nous n'en avions pas la moindre idée. Comment aurions‑nous su? C'est seulement après la guerre que nous avons tout découvert. Nous pensions qu'on les envoyait travailler je ne sais où. Nous ne pensions pas que quelque chose de grave se tramait. Je me souviens que quelqu'un a dit: «C'est la police française, personne ne leur fera de mal.» Alors, nous ne nous sommes pas inquiétés. Le lendemain, bien que tout cela ait eu lieu en plein Paris, il n'y avait rien ni dans les journaux ni à la radio. Personne ne semblait s'en préoccuper. Alors nous non plus. Jusqu'à ce que je voie les enfants.»

Elle s'arrêta.

«Les enfants? répétai‑je.

– Quelques jours plus tard, les Juifs furent de nouveau déplacés en bus, poursuivit‑elle. Je me tenais sur le trottoir et j'ai vu les familles sortir du vélodrome, et tous ces enfants sales qui pleuraient. Ils étaient crasseux et avaient l'air terrorisés. Je n'en revenais pas. J'ai compris que dans le vélodrome, on ne leur avait pas donné beaucoup à manger et à boire. Je me sentais impuissante et en colère. J'ai essayé de leur jeter du pain et des fruits, mais la police m'en a empêchée.»

Elle s'arrêta encore une fois, pendant un long moment. Elle semblait fatiguée tout à coup, lasse. Bamber posa doucement son appareil. Nous attendîmes sans bouger. Je n'étais pas sûre qu'elle reprenne le cours de son histoire.

«Après toutes ces années…, dit‑elle finalement, d'une voix qui n'était plus qu'un murmure,… après toutes ces années, je vois encore les enfants, vous savez. Je les vois grimper dans les bus qui allaient les emporter. Je ne savais pas où ils allaient, mais j'avais un drôle de pressentiment. Un horrible pressentiment. La plupart des gens qui m'entouraient restaient indifférents. Ils se disaient que c'était normal. C'était normal pour eux qu'on embarque les Juifs.

– Pourquoi croyez‑vous qu'ils pensaient ça?» demandai‑je.

Elle eut encore son étrange caquètement.

«On nous avait répété pendant des années, à nous les Français, que les Juifs étaient les ennemis de notre pays, voilà pourquoi! En 41 et 42, il y a eu une exposition au palais Berlitz, si je me souviens bien, sur le boulevard des Italiens, intitulée «Les Juifs et la France». Les Allemands avaient fait en sorte que ça dure des mois. L'expo a eu un grand succès auprès du public parisien. Mais qu'est‑ce que c'était finalement? Un grand déballage d'antisémitisme.»

Ses doigts déformés par l'âge lissèrent sa jupe.

«Je me souviens des policiers, vous savez. Nos bons vieux policiers parisiens. Nos bons vieux et honnêtes gendarmes. Qui poussaient les enfants dans les bus. Qui hurlaient. Qui donnaient de la matraque.»


Elle posa son menton sur sa poitrine. Puis marmonna quelque chose que je ne saisis pas. Ça donnait à peu près: «Honte à nous tous d'avoir laissé faire.»

«Vous ne saviez pas», dis‑je doucement, touchée de voir ses yeux soudain embués. «Et puis, qu'auriez‑vous pu faire?

– Personne ne se souvient des enfants du Vél d'Hiv, vous savez. Ça n'intéresse plus personne.

– Ce sera peut‑être différent cette année, dis‑je Cette année, les choses seront peut‑être différentes.» Elle se pinça le peu de lèvre qui lui restait. «Non. Vous verrez. Rien n'a changé. Personne ne se souvient. Et pourquoi serait‑ce le cas? Ce sont les jours les plus sombres de notre histoire.»

 

 

Elle se demandait où était son père. Quelque part dans le camp, dans un des baraquements sans doute, pourtant elle ne l'avait vu qu'une fois ou deux. Elle n'avait plus la notion du temps. La seule chose qui la hantait, c'était son petit frère. Elle se réveillait la nuit en tremblant, elle le voyait dans son placard. Elle sortait la clef et la fixait douloureusement, avec un frisson d'horreur. Peut‑être était‑il mort à cette heure‑ci. Peut‑être était‑il mort de soif ou de faim. Elle essayait de se figurer combien de jours avaient passé depuis ce jeudi noir où des hommes étaient venus les chercher. Une semaine? Dix jours? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle se sentait perdue, troublée. Ce n'avait été qu'un tourbillon de terreur, de faim et de mort. Beaucoup d'enfants n'avaient pas survécu au camp. Leurs petits corps avaient été emportés au milieu des larmes et des cris.

Un matin, elle assista à une conversation animée entre femmes. Elles avaient l'air inquiètes, tourmentées. Elle demanda à sa mère ce qui se passait, mais celle‑ci lui répondit qu'elle n'en savait rien. Pour ne pas avoir de mauvaise surprise, la fillette demanda à une femme qui avait un petit garçon de l'âge de son frère et qui dormait à côté d'elles depuis quelques jours. Son visage était empourpré, comme si elle avait de la fièvre. Elle raconta que des rumeurs circulaient dans le camp. Les parents allaient être envoyés au travail forcé à l'Est. Ils devaient préparer l'arrivée des enfants qui les rejoindraient quelques jours plus tard. La fillette l'écoutait, en état de choc Elle répéta ce qu'elle venait d'apprendre à sa mère dont les yeux s'écarquillèrent dans l'instant. Puis sa mère secoua violemment la tête. Non, ce n'était pas possible, pas comme ça. Ils ne pouvaient pas faire ça Ils ne pouvaient pas séparer les enfants des parents


Dans la vie douce et protégée d'avant, qui semblait à présent si lointaine, la fillette aurait cru sa mère. Elle croyait tout ce que disait sa mère. Mais dans ce monde nouveau et cruel, la fillette se sentait plus grande, plus mûre. Elle avait la sensation d'être plus âgée que sa mère. Elle était sûre que les autres femmes disaient la vérité. Elle savait que les rumeurs étaient fondées. Elle ignorait, en revanche, comment expliquer cela à sa mère. Sa mère, qui était devenue une enfant.

Quand des hommes pénétrèrent dans les baraquements, elle ne fut pas effrayée. Elle s'était endurcie. Elle avait élevé un grand mur autour d'elle. Elle prit la main de sa mère et la tint bien serrée. Elle voulait que sa mère se montre courageuse et forte. On leur donna l'ordre de sortir, puis de se diriger vers d'autres baraquements, en petits groupes. Elle attendait bien en rang, patiemment, avec sa mère. Elle ne cessait de jeter des coups d'œil alentour dans l'espoir d'apercevoir son père. En vain.

Quand ce fut leur tour d'entrer dans le baraquement, elle vit deux policiers assis derrière une table. Deux femmes se tenaient à côté des hommes, en civil. Des femmes du village, qui regardaient la file avec des visages durs et froids. Elle les entendit ordonner à la vieille femme qui était devant elle de donner son argent et ses bijoux. Elle observa la grand‑mère retirer maladroitement son alliance et sa montre. Une petite fille de six ou sept ans se tenait contre elle et tremblait de frayeur. Un des policiers pointa du doigt les petits anneaux dorés que l'enfant portait aux oreilles. Celle‑ci avait trop peur pour pouvoir les enlever elle‑même. La grand‑mère se pencha pour les détacher. Le policier laissa échapper un soupir d'exaspération. Ça n'allait pas assez vite. On y passerait la nuit, à ce rythme‑là.

Une des femmes du village s'approcha de la petite fille et d'un geste sec, arracha les anneaux en déchirant les petits lobes. L'enfant hurla en portant les mains à son cou plein de sang. La vieille femme cria à son tour. Un des policiers la frappa au visage. Puis on les poussa dehors. Un murmure effrayé parcourut toute la file. Les policiers brandirent leur arme. Le silence revint immédiatement.

La fillette et sa mère n'avaient rien à donner. À part une alliance. Une femme du village au teint rougeaud déchira la robe de la mère des épaules au nombril, laissant apparaître sa peau pâle et ses dessous défraîchis. Ses mains tripotèrent les plis de la robe, fouillèrent dans ses sous‑vêtements et jusqu'à son intimité. Celle‑ci tressaillit, mais ne dit rien. La fillette assistait à la scène, impuissante. La peur montait en elle. Elle détestait la façon dont les hommes mataient le corps de sa mère, et la façon dont les femmes la touchaient, comme si elle était un morceau de viande. Elle se demandait si le même sort lui serait réservé. Lui arracheraient‑ils aussi ses vêtements? Et s'ils prenaient la clef? Elle la serra dans sa poche de toutes ses forces. Non, ils ne pouvaient pas lui prendre ça. Elle ne les laisserait pas faire. Elle ne leur permettrait pas de s'emparer de la clef du placard secret. Jamais.

Mais les policiers ne s'intéressaient pas à ce qu'elle avait dans ses poches. Avant qu'elles ne ressortent toutes les deux, elle jeta un dernier coup d'œil à la pile qui grandissait sur le bureau: des colliers, des bracelets, des broches, des bagues, des montres, de l'argent. Qu'allaient‑ils faire de tout ça, se demanda‑t‑elle. Le vendre? Le garder pour eux? Pourquoi avaient‑ils besoin de les dépouiller?

Une fois dehors, il fallut se remettre en rang. C'était un jour chaud et sec. La fillette avait soif sa gorge était rêche comme du papier. Elles restèrent en ligne, sans bouger, un long moment, sous le regard insupportable et silencieux des policiers. Que se passait‑il? Où était son père? Pourquoi les faisait‑on attendre ici? La fillette entendait des murmures incessants dans son dos. Personne ne savait, personne n'avait la réponse.

Mais elle, elle savait. Elle le sentait venir. Et quand cela se produirait, elle ne serait pas prise au dépourvu.

Les policiers leur tombèrent dessus comme un vol de corbeaux. Ils entraînèrent les femmes d'un côté, les enfants de l'autre. Même les plus jeunes étaient séparés de leurs mères. La fillette assistait à tout cela comme si elle était perdue dans un autre monde. Elle entendit les cris, les hurlements. Elle vit les femmes se jeter à terre en s'accrochant aux vêtements de leurs enfants ou à leurs cheveux. Elle vit les policiers brandir leurs matraques et les abattre sur les crânes et les visages de ces pauvres femmes. Elle en vit une s'évanouir, le nez en sang.

Sa mère se tenait près d'elle, immobile. Elle entendait sa respiration courte et précipitée. Elle s'accrocha à sa main froide. Elle sentit le policier les séparer violemment, elle entendit sa mère hurler de désespoir, puis elle la vit se jeter vers elle, la robe ouverte, les cheveux fous, la bouche tordue, en criant le prénom de sa fille. Elle essaya d'attraper sa main, mais les hommes la repoussèrent si fort qu'elle tomba à genoux. Sa mère se débattit comme une bête sauvage, l'emportant sur les policiers un court instant, pendant lequel la fillette vit renaître sa vraie mère, la femme forte et passionnée qu'elle admirait et qui lui manquait tant. Elle sentit les bras de sa mère une dernière fois, les cheveux épais lui caresser le visage. Soudain, des torrents d'eau froide l'aveuglèrent. Crachant, cherchant de l'air, elle ouvrit les yeux et vit des hommes emporter sa mère par le col de sa robe ruisselante.

Il lui sembla que tout cela prenait des heures. Des enfants en larmes, des enfants perdus. Les seaux d'eau qu'on leur jetait au visage. Des femmes qui tentaient le tout pour le tout, des femmes brisées. Le son mat des coups. Mais elle savait qu'en réalité, tout était allé très vite.

Le silence revint. C'était fait. Enfin, la foule des enfants se tenait d'un côté, les mères de l'autre. Et entre les deux, une solide haie de policiers. Policiers qui répétaient sans cesse que les mères et les enfants de plus de douze ans partiraient en premier, que les plus jeunes resteraient une semaine supplémentaire avant de les rejoindre. Les pères étaient déjà partis, leur dit‑on. Tout le monde devait coopérer et obéir.

Elle vit sa mère au milieu des autres femmes. Celle‑ci la regardait avec un petit sourire courageux qui avait l'air de dire: «Tu verras, ma chérie, tout va bien se passer pour nous, c'est la police qui l'a dit. Vous viendrez nous rejoindre dans quelques jours. Ne t'inquiète pas, mon cœur.»

La fillette promena son regard sur le groupe des enfants. Il y en avait tant. Elle regarda les tout‑petits et leurs visages chiffonnés de peur et de tristesse. Elle vit la petite fillette aux lobes déchirés qui tendait les bras vers sa mère. Qu'allait‑il se passer pour tous ces enfants, pour elle? Où emmenait‑on les parents?

Les portes du camp s'ouvrirent et les femmes sortirent. La longue file se dirigeait à droite sur le chemin qui traversait le village et conduisait à la gare. Le visage de sa mère se tourna vers elle une dernière fois.

Puis il disparut.

 

 

«Nous sommes dans un de nos «bons» jours aujourd'hui, madame Tézac», me dit Véronique, avec un large sourire tandis que je pénétrais dans la chambre blanche et ensoleillée. Elle faisait partie du personnel qui prenait soin de Mamé dans la maison de retraite propre et joyeuse où celle‑ci résidait, dans le 17e arrondissement, à deux pas du parc Monceau.

«Ne l'appelez pas Mme Tézac, aboya la grand‑mère de Bertrand. Elle déteste ça. Appelez‑la Miss Jarmond.»

Je souris malgré moi. Véronique était toute penaude.

«Et de toute façon, Mme Tézac, c'est moi», dit la vieille dame avec un soupçon d'arrogance et de dédain pour l'autre Mme Tézac, sa belle‑fille Colette, la mère de Bertrand. Cela ressemblait tellement à Mamé, pensai‑je. Toujours fougueuse, même à son âge. Elle se prénommait Micheline et détestait cela. Personne ne l'appelait donc jamais par son prénom.

«Je suis désolée», dit Véronique humblement.

Je posai la main sur son bras.

«Ne vous en faites pas, dis‑je. Je n'utilise pas mon nom d'épouse.

– C'est un truc d'Américains, dit Mamé. Miss Jarmond est américaine.

– Oui, je l'avais remarqué», dit Véronique, de nouveau souriante.

Remarqué quoi, faillis‑je lui demander. Mon accent, mes vêtements, mes chaussures?

«Alors, comme ça, vous avez passé une bonne journée, Mamé?» Je m'assis à ses côtés et pris sa main dans la mienne.

Comparée à la vieille dame de la rue Nélaton, Mamé faisait encore fraîche. Sa peau était à peine ridée et ses yeux gris avaient encore de l'éclat. Cependant, la vieille dame de la rue Nélaton, malgré sa décrépitude, avait les idées en place, alors que Mamé, qui avait quatre‑vingt‑dix ans, souffrait d'Alzheimer. Certains jours, elle ne se souvenait même plus de qui elle était.

Les parents de Bertrand avaient pris la décision de la placer en maison de retraite quand ils s'étaient rendu compte qu'elle était devenue incapable de vivre seule. Elle allumait le gaz et le laissait brûler toute la journée, faisait déborder son bain, refermait sa porte avec la clef à l'intérieur et on la retrouvait en train d'errer rue de Saintonge en robe de chambre. Elle avait résisté à cette décision. Elle ne tenait en aucune façon à déménager dans une maison pour vieux. Mais elle avait fini par s'y faire, à deux ou trois coups de sang près.

«Je passe une «bonne» journée», sourit‑elle, tandis que Véronique s'éclipsait.

«Oh, je vois, dis‑je. Vous avez joué les terreurs, comme d'habitude?

– Comme d'habitude», dit‑elle. Elle se tourna vers moi et posa ses yeux gris pleins d'affection dans les miens. «Où est ton bon à rien de mari? Il ne vient jamais, tu sais. Et ne rétorque pas qu'il est trop occupé par ses affaires.»

Je soupirai.

«Enfin, toi tu es venue, dit‑elle d'un ton renfrogné. Tu as l'air fatiguée. Tout va bien?

– Ça va.»

Elle avait raison, j'avais vraiment l'air fatiguée. Mais je ne pouvais rien y faire, à part prendre des vacances, supposai‑je. Pour ça, il faudrait attendre l'été.

«Et l'appartement?»

J'étais justement passée voir où en étaient les travaux avant de venir. Une vraie ruche. Bertrand jouant les contremaîtres avec son énergie habituelle devant un Antoine visiblement essoré.

«Ça va être magnifique, dis‑je. Quand ce sera terminé.

– Ma maison me manque, dit Mamé. J'aimerais tellement vivre encore là‑bas.

– Je comprends.»

Elle haussa les épaules.

«On s'attache aux endroits, tu sais. Comme aux gens, je suppose. Je me demande si l'appartement manque autant à André.»

André était son mari. Je ne l'avais pas connu. Il était mort quand Bertrand était adolescent. J'avais l'habitude d'entendre Mamé parler de lui au présent. Je la laissais faire sans lui rappeler qu'il était décédé d'un cancer du poumon des années auparavant. Elle aimait tant parler de lui. Au début, bien avant qu'elle ne commence à perdre la mémoire, elle me montrait ses albums de photos chaque fois que je lui rendais visite rue de Saintonge. C'était comme si je connaissais le visage d'André Tézac par cœur.

Comme Édouard, il avait les yeux bleu‑gris, mais un nez plus rond et un sourire plus chaleureux, me semblait‑il.

Mamé m'avait raconté en détail comment ils s'étaient rencontrés, comment ils étaient tombés amoureux et comment tout était devenu compliqué pendant la guerre. Les Tézac étaient bourguignons d'origine, mais quand André avait hérité de son père un domaine viticole, il n'avait jamais su comment joindre les deux bouts. Alors, il était monté à Paris et avait ouvert un petit magasin d'antiquités rue de Turenne, près de la place des Vosges. Il avait mis du temps à se faire une réputation et à bien établir son affaire. Édouard avait pris la suite après la mort de son père, déménageant rue du Bac, dans le 7earrondissement, où se trouvaient les plus prestigieux antiquaires de Paris. C'était désormais Cécile, la plus jeune sœur de Bertrand, qui tenait la boutique, et l'affaire marchait bien.

Le médecin de Mamé, le mélancolique mais compétent Dr Roche, m'avait dit un jour que c'était une excellente thérapie pour Mamé que de parler du passé. Selon lui, elle avait une meilleure mémoire de ce qui avait eu lieu trente ans auparavant que le matin même.

C'était devenu un petit jeu. À chacune de mes visites, je lui posais des questions. Je le faisais naturellement, sans en rajouter. Elle savait très bien ce que je manigançais et pourquoi, mais feignait de l'ignorer.

Je m'étais beaucoup amusée à entendre parler de Bertrand enfant. Mamé avait le sens des détails passionnants. Elle m'avait brossé le portrait d'un adolescent plutôt empoté, pas ce dur à cuire qu'il prétendait avoir été. Il se révélait avoir été un élève médiocre, très loin de l'étudiant brillant qui n'existait que dans le délire de ses parents. À quatorze ans, il s'était disputé avec son père à cause de la fille du voisin, une blonde décolorée et délurée qui fumait de la marijuana.

Cependant, il ne faisait pas toujours bon s'immiscer dans la mémoire défaillante de Mamé. Souvent, j'étais face à des blancs interminables. Elle ne se souvenait plus de rien. Les «mauvais» jours, elle se refermait comme une huître. Elle restait hébétée devant la télévision, les lèvres tellement rentrées que son menton pointait vers l'avant.

Un jour, elle oublia jusqu'à Zoë et demandait sans cesse: «Mais qui est cette enfant? Que fait‑elle ici?» Zoë, comme toujours, avait réagi en adulte. Mais le soir, je l'avais entendue pleurer dans son lit. Quand je lui avais demandé ce qui la faisait pleurer, elle m'avoua qu'elle n'admettait pas de voir vieillir son arrière‑grand‑mère, que cela lui était insupportable.

«Mamé, dis‑je. Quand avez‑vous emménagé rue de Saintonge avec André?»

Je m'attendais à l'horrible grimace, qui lui faisait immanquablement une tête de vieux singe plein de sagesse, puis à l'inévitable: «Oh, je ne m'en souviens plus…»

Mais la réponse tomba nette.

«Juillet 1942.»

Je me redressai et la dévisageai.

«Juillet 1942?, ne pus‑je m'empêcher de répéter.

– C'est cela.

– Et comment avez‑vous trouvé l'appartement? C'était la guerre, cela devait être difficile, non?

– Pas du tout, dit‑elle gaiement. Il s'est trouvé libre soudainement. C'est la concierge qui nous en a parlé, Mme Royer, qui connaissait la nôtre. Nous habitions alors rue de Turenne, juste au‑dessus du magasin, un appartement d'une pièce, exigu et sombre. Alors, c'était une aubaine et nous avons déménagé, Édouard devait avoir dix ou douze ans à l'époque. Nous étions tout excités à l'idée d'habiter un endroit plus grand. Et je me souviens que le loyer était bon marché. À l'époque, ce quartier n'était pas à la mode, comme il l'est aujourd'hui.»







Date: 2015-12-13; view: 399; Нарушение авторских прав



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