Ãëàâíàÿ Ñëó÷àéíàÿ ñòðàíèöà


Ïîëåçíîå:

Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


Êàòåãîðèè:

ÀðõèòåêòóðàÀñòðîíîìèÿÁèîëîãèÿÃåîãðàôèÿÃåîëîãèÿÈíôîðìàòèêàÈñêóññòâîÈñòîðèÿÊóëèíàðèÿÊóëüòóðàÌàðêåòèíãÌàòåìàòèêàÌåäèöèíàÌåíåäæìåíòÎõðàíà òðóäàÏðàâîÏðîèçâîäñòâîÏñèõîëîãèÿÐåëèãèÿÑîöèîëîãèÿÑïîðòÒåõíèêàÔèçèêàÔèëîñîôèÿÕèìèÿÝêîëîãèÿÝêîíîìèêàÝëåêòðîíèêà






Payez et emportez .





 

Vous avez lu le Martyre de l’Obèse?

Non, je ne pense pas. Béraud, c’est râpé, passé de mode, passé de monde. La littérature de papa! Ils sont une tripotée de gloires d’avant‑guerre (la provisoirement dernière) à avoir disparu.

Sauf Céline qui monte, qui monte, et qui n’en finira pas de grimper, parce que lui, il a fait mieux qu’écrire des livres: il a inventé le cri littéraire.

Les autres? Giraudoux, Gide, et déjà Cocteau, et bientôt Mauriac, et presque Claudel, du passé, dépassés, aux archives! On les met à mijoter dans des limbes. Un jour, plus tard, ils referont peut‑être surface; c’est pas sûr. Ça dépendra d’un tas de facteurs et de leur manière de sonner. La littérature, c’est un flot qui change de couleur, de vitesse, de débit selon la géographie du temps. Y a des écrivains de guerre, des écrivains de paix, des écrivains de pets (comme moi) et des philosophes. Les philosophes, on les perpétue en fac, mais les honnêtes tisseurs de phrases, les scrupuleux pisseurs de copie, on peut pas se douter combien la mort leur est fatale. En même temps que leurs glorieuses dépouilles, c’est leurs œuvres qu’on inhume. Leurs vers aussi ont des vers. Bon, pour vous en revenir, le Martyre de l’Obèse, qu’est‑ce que c’est? L’histoire d’un gros mec qui convoite une dame. Il se meurt d’amour pour elle, mais comme il est bourré de graisse elle lui refoule les ardeurs, la mâtine, jusqu’à ce qu’un beau matin elle se file au pageot, jambes ouvertes en lui disant «Tiens, mon gros, sois heureux!». Il est abominablement commotionné, le martyr. Ça lui coupe ses effets, ses envies, ses ardeurs, ses désirs, ses sentiments. Black‑out total. L’obèse n’obèse pas. Tragique! Pourquoi ce préambule? Parce que je pense au cas du martyre de l’obèse en attendant la venue d’Hildegarde. Voilà une fille qui occupe toutes mes pensées depuis deux jours. Elle me hante, elle m’obnubile, me débilite. Je la cherche frénétiquement dans tout Paname. Je donnerais quinze jours de votre vie pour lui mettre la main dessus. J’en ai le cervelet qui tourne en moelle, qui fait l’œuf coque… Mon crâne, c’est un melon trop mûr quand je pense à elle. Et puis le miracle se produit. Elle va arriver. Je l’attends! Vous entendez bien? JE L’ATTENDS! Ça devrait me galvaniser, me transporter, m’exubérer. Eh ben non, mes filles. Je tire‑bouchonne du bulbe au contraire. Je ressens une mystérieuse tristesse, celle des aboutissements. S’assouvir, c’est le plus horrible de l’existence. Beau et navrant comme le tourbillon final du feu d’artifice, quand ça tournoie, quand ça pétarade en rouge, en bleu, en jaune dans les hautes altitudes. Tout s’embrase, tout devient apothéose, c’est‑à‑dire finale. Le finale d’une revue à grand spectacle? Lugubre! Ça transporte, certes, mais pour vous laisser tomber de plus haut.

Hildegarde, je vais la connaître. Belphégor, un peu… La jonction si ardemment souhaitée va s’opérer. La jonction crée l’orgasme? Que non point! Elle est source de mélancolie, génératrice de regrets indécis. Ah! méandres de mon âme, parviendrai‑je à vous suivre jusqu’au bout du labyrinthe?

Je prépare l’opération, comme le regretté Dillinger préparait le braquage d’une banque, et Napoléon la capture du soleil d’Austerlitz. Faut que tout soit réglé, qu’il n’y ait pas de faille, pas de fausse manœuvre. On a bouclé le diplomate, son julot et les radasses dans la chambre du fond, sous la surveillance de dame Berthe et de gente Odile.

On a entreposé le cadavre du prince et le domestique espago sérieusement abîmé dans le grand salon. Voilà une nouvelle manière de faire le ménage. Restent trois pions de manœuvre sur l’échiquier. Le plus important: San‑Antonio (merci, j’ai les chevilles bandées); le second, Bérurier, le troisième, Ramsès Dheû, c’est le plus délicat. Nous avons besoin de son concours. C’est lui qui va devoir introduire Hildegarde dans l’appartement. Je le sermonne bien. A ma manière, évidemment.


– Si tu joues franco, mon bonhomme, parole d’homme je te laisse faire ta valise et filer tout de suite après. Sinon, c’est la prison, le déshonneur, le blason du prince souillé.

– Sans compter une tronche au cube! complète Bérurier en faisant virevolter ses gros poings.

Toujours en slip, l’Eminence. Il a donné sa belle robe à sa femme qui en avait envie. Leur cadeau de retrouvailles!

– Toi, Béru, décidé‑je, tu vas te planquer dans le hall, il y a précisément une tenture derrière laquelle tu pourras te dissimuler et surveiller le comportement de Ramsès. S’il bronche, s’il dit un mot de travers, s’il adresse une mimique à la dame, tu l’assaisonnes d’un coup d’arquebuse, vu?

Je lui tends un revolver trouvé sur Heinstein. Le Mastar en vérifie le chargeur et le cran de sûreté.

– Banco! lance‑t‑il sobrement.

Puis, promenant le canon de l’arme sous le nez du maître d’hôtel, il susurre:

– M’oblige pas de déboucher le flacon, esclave, vu que Buffalo Bill n’était qu’une mazette, à côté de moi. Je te faufile une dragée dans le temporal avant que t’aies eu le temps de compter jusqu’à un.

– Lorsqu’on sonnera, poursuis‑je à l’adresse du Levantin, tu iras ouvrir et tu conduiras Hildegarde dans le dressing‑room jusqu’au cadavre de son frangin. Alors j’interviendrai.

Me tournant vers le Gros, j’enchaîne:

– Quand tu m’entendras parler, tu te pointeras pour couper la retraite. Si Mlle H.H. t’oblige à défourailler – faut tout envisager – ne lui bascule surtout pas une prune dans le vital, j’ai coûte que coûte besoin d’avoir une conversation avec elle.

– Lu et approuvé, tranche mon vaillant camarade.

Il doctorise:

– Je réalise parfaitement le sérieux du travail, San‑A. Y aura pas de bavures ce en quoi me concernant.

Il ne nous reste plus qu’à attendre…

Attendre, penser à autre chose pour mieux se concentrer le moment venu. Le Gros est assis près de sa tenture. Le larbin a pris place dans un fauteuil du hall et moi dans un autre, face à lui.

Le Martyre de l’Obèse…

Il l’était un peu, obèse, Béraud. Une solide fourchette! Seulement y a qu’un truc qu’il a pas pu digérer: les Anglais. Pas tellement pétainiste dans le fond mais anglophobe! C’est pire. Pétain, maintenant, ça boume. Il retrouve ses couleurs d’Epinal. On l’aménage en attendant de lui déménager la dépouille à Douaumont. L’Histoire, avec les années, elle s’éclaire au néon. Faut toujours qu’elle prenne sa signification avec vingt‑cinq piges de retard, celle‑là. Dommage pour ceux qui la fabriquent. C’est des pépiniéristes qui plantent pour un futur auquel ils ne participeront pas. On ne fabrique un présent confortable qu’en bricolant le passé. C’est tellement malléable, le passé. Bourré de cartes biseautées. On lui dégage à volonté l’as de pique on la dame de cœur, le roi de trèfle ou le valet de carreau. Un mec s’en donnerait la peine, le docteur Petiot, il en ferait Jeanne d’Arc et de Wiedmann le docteur Schweitzer. Le temps viendra qu’on gueulera «Vive Hitler!je prophétise énergiquement.


Vive… A bas… Les deux uniques formules de l’Histoire, cette roulure, cette pétasse! Vive… A bas! Ses pulsations! Y a jour de Vive et jour d’à bas, comme chez les tripiers!

Ça fait tantôt une demi‑plombe qu’Hildegarde a annoncé sa venue. Je commence à me demander si elle radinera, lorsque le timbre mélodieux de l’entrée retentit. Je me dirige à pas de léopard[57] vers le dressing‑room, non sans avoir, du geste et du péremptoire, rappelé à mes deux équipiers les rôles qu’ils ont à jouer. Fissa, je m’introduis dans la penderie, m’y tapis et retapisse l’entrée de la petite pièce. Je vous jure que j’ai le guignol en chamade, les gars! Ça se trémousse vilain dans ma région cardio‑vasculaire.

Je perçois la voix levantine du Levantin qui murmure:

– Par ici!

Une fille emmitouflée dans un manteau de daim bordé de loutre et portant un bonnet de même métal pénètre dans la pièce. Du coup, mon émotion se met en torche. La personne en question n’est pas Hildegarde. Ça y ressemble comme genre, comme âge et comme blondeur, mais ça n’est point elle. Mon petit doigt qui jouit d’une jugeote extraordinaire me murmure qu’il s’agit là de la mystérieuse compagne de la belle Allemande.

Elle s’accroupit devant le cadavre de Frank Heinstein, face à moi, ce qui me permet une vue dantesque sur ses dessous, ses dessus et ses sens dessus dessous. De quoi priver de salive six douzaines d’escargots de Bourgogne! Elle avance une main calme sur le mort et lui ferme les yeux.

– Si on lui avait fait ça avant, il se serait pas vu mourir, dis‑je en sortant du placard.

Ce qui la surprend peut‑être le plus, c’est de me voir fringué en nana. Je dois faire anachronique dans ma robe des dimanches. Elle se dresse et recule d’un pas, ce qui la met dans les bras musculeux et nus du cher Bérurier. Elle se retourne, et à son regard effaré, je comprends qu’elle reconnaît le Mastar.


– Hildegarde n’est pas avec vous? je demande.

Elle ne répond rien. C’est fou ce qu’ils sont peu causants, les protagonistes de cette affaire. Pour leur en arracher une, faut des forceps, et encore, quand ils consentent à l’ouvrir, ils cannent. On enquêterait chez des carpes, je vous parie que ça irait plus vite.

– Peut‑être qu’elle cause pas français, cette beauté biautifoule, suggère le Gros.

Effectivement, la gosse se met à jaspiner en chleu moderne, comme pour lui donner raison.

Je ne tergiverse pas, ayant raté naguère mon brevet de tergiverseur par la faute d’un examinateur grincheux qui prétendait me faire tergiverser à l’envers.

– On va aller bavasser de tout ça chez elle, tranché‑je et je me fais fort de dénicher un interprète.

– Et si elle te refile pas son adresse?

– Tu oublies que j’ai son bigophone, Alexandre‑Benoît.

Je trotte tuber aux services tandis que mon Sancho surveille la jolie demoiselle. Ils sont tous joyces à la maison Rebecca. Triomphants, les amours!

– Oh! San‑A., m’interpellephone le préposé, on vient de retrouver la DS noire que tu réclamais. Elle est stationnée dans la rue Tilante, juste derrière le Seigneurial Palace.

– Merci du renseignement, gloussé‑je.

– On suppose que son passager n’est pas loin et on a établi une planque pour le cueillir…

– Vous supposez comme des dieux, applaudis‑je, mais pour ce qui est de la planque, une civière suffira, vu que le gars est tellement clamsé que si on peignait son portrait, ça donnerait une nature morte!

Je lui résume brièvement les chapitres 3 et 4 de la troisième partie de cet ouvrage et lui réclame l’adresse correspondant au fil de la belle Allemande.

– Bouge pas, collègue, on va te trouver ça, promet‑il.

Mais, sans tenir compte de son exhortation, je bouge au contraire. Mes cellules viennent d’avoir un sacré coup de chaleur au point que ma cervelle doit être meunière et qu’il ne lui manque plus qu’un peu de beurre noir et quelques gouttes de citron pour avoir l’air comestible.

Je me dis textuellement ceci, deux points ouvrez les guillemets:

«L’acolyte d’Hildegarde ne parle pas français. Or, puisqu’on t’a répondu en français au téléphone, c’est que t’avais bien Hildegarde à l’appareil.Vous me suivez bien, bande de noix? J’sais pas si c’est une idée que je me fais, mais vous m’avez l’air tellement truffes par moments qu’on se croirait en plein Périgord! Enfin, faites semblant de piger, ça me permettra de poursuivre pour les futés qui s’impatientent et qui sont allés fumer une cigarette dans l’antichambre de la page de garde. Je continue? Bravo!

Hildegarde a répondu «NOUS arrivons. Or seule sa copine a rappliqué. Pourquoi? Parce qu’en se pointant devant l’entrée privée du Seigneurial, elles ont vu la DS noire du frangin surveillée par des condors. Ça leur a donné l’éveil et seule la collègue est montée. Vous me comprenez, les lambins de la matière grise? Je suis prêt à vous parier ce que j’ai en double contre ce que vous n’avez pas du tout que votre brave Hildegarde est à quelques encablures d’ici, au volant de sa tire, à guetter les abords et même les environs immédiats. Dites, sérieusement, vous prenez le pari? Trop dégonflés, hein? Vous savez que vous perdriez.

Tout à ma frénésie, je n’entends pas les vitupérations de mon correspondant dans l’appareil. C’est au moment de quitter le burlingue de Kelbel que je me ravise.

– Ouais? grogné‑je.

– Qu’est‑ce que tu fabriquais, collègue?

– Je réduisais une fracture à une mouche qui vient de se casser une jambe en tombant du plafond. Alors?

– Je voudrais pas te vexer, collègue, mais c’était pas marle à trouver, ton Elysée, il est dans tous les bons annuaires…

Idiot à dire, mais c’était tellement simple que l’idée ne m’était pas venue de vérifier. Le numéro de bigophone de Mam’zelle Hildegarde me semblait être codé. J’avais l’impression qu’il fallait une grille pour découvrir à quoi il correspondait.

– Dis voir? grincé‑je, fou d’impatience à la pensée que Fräulein Mystère est peut‑être en train de se débiner.

– La Galerie Chmoutz, boulevard Haussmann.

– Quel numéro?

– Je peux pas te dire, y a une chiure de mouche mal placée sur mon annuaire, rigole mon confrère en raccrochant.

Béru tient notre prisonnière en respect.

Pas en grand respect à vrai dire puisqu’il se gratte le dargeot de sa main libre tout en l’admirant de ses beaux yeux en meurette.

– Je suis pas contrariant de nature, me dit‑il, mais j’aimerais savoir ce qu’on fiche de tous ces macchabes et de toutes ces gonzesses, San‑A.?

– Continue de prier pour les uns et de veiller sur les autres, lui dis‑je, et passe‑moi ta rapière!

Il me laisse enfouir le revolver dans mon corsage.

– Tu vas au bal des Petits Pageots blancs, Mec?

– Attends et ouvre l’œil. Fais bien gaffe à cette pécore surtout, tu sais que nos petites Teutonnes sont plutôt du genre espiègle?

Je franchis la lourde et dévale l’escadrin en retroussant mes jupes pour aller plus vite.

La rue Tilante est cette petite voie bourgeoise qui part de l’avenue de droite pour aller au carrefour de gauche. Elle est bordée de grilles d’immeubles cossus et semble parfaitement quiète.

La DS louée par feu Frank Heinstein stationne pile devant l’entrée privée du Seigneurial. Evidemment, comme le copain projetait d’embarquer une malle lestée de nos carcasses, il tenait à s’économiser le trajet. J’ai deviné juste… Elle est bath, la planque des poulmen’s brothers. Pour la discrétion, faudra les peindre façon camouflage de para, les héroïques guetteurs. Je reconnais Dupied et Landoffé, deux navrants de la maison Bigorne. Leurs pardingues grisâtres, leurs cache‑nez et leurs gants de laine, leurs chapeaux à petit bord relevé constituent pis qu’un uniforme. On saurait qu’ils sont flics, même s’ils se mettaient du déodorant aux pinceaux, avec un accoutrement pareil. C’est signé Parapluie, une doublette de ce cru! Tout juste s’ils ne s’asseyent pas dans la bagnole pour être certains de ne pas manquer son conducteur. Deux sentinelles stoïques, plantées à chaque bout du véhicule, la goutte au nez et la mine si faussement innocente qu’on a envie de leur mettre une pancarte d’aveugle sur le baquet et de remplacer leur pébroque par une canne blanche, histoire de les rendre plus discrets, de mieux les incorporer dans l’anonymat, des les faire pénétrer dans le paysage à toute force. C’est en voie de disparition, le poulardin de cet acabit. Maintenant on les compte; bientôt on les statufiera pour les exposer au musée de la Rousse. Ils seront sur des planches en couleur dans le dictionnaire de la Rousse, fatalement! Une époque policière qui se meurt! Tout meurt! Les grandes figures, les autres… Les autres, ça coule tout seul, mais les grands, ça coince un peu au passage, la poulie des fossoyeurs gémit. Quand ils clabotent, on se dit que le monde va être mutilé. Et puis non, ça se cicatrise en vitesse. On les oublie aimablement, quels qu’ils aient été: Fausto Coppi, Kennedy, Jean XXIII, Laurel et Hardy, l’Aga Khan, Piaf et consorts, Piaf et consœurs… On les remplace, on s’en passe. Le grand prodige, c’est que tout le monde se passe de tout le monde. Tous les moments sont bons pour disparaître. Y a pas d’instants propices aux derniers instants. Embarquez! Que ça soye de l’arrêt du cœur ou de la raie du cul, sublime ou honteux, c’est kif‑kif bourricot. Et puis je débloque: une mort honteuse ça n’existe pas, comme n’existe pas un chagrin honteux.

Donc, les poulets près de la chignole d’Heinstein… Un poème! Homérique! je fais mine de rajuster ma fourrure sur le perron et je virgule un coup de périscope hâtif. La rue est à sens unique. Par conséquent, si Hildegarde a repéré les matuches, elle a continué son chemin. Si elle poireaute, ça ne peut qu’être dans le sens du dégagement… Je tourne à droite et m’éloigne du Seigneurial à petits pas, sondant de mon œil acéré l’intérieur des automobiles en stationnement.

Je m’en farcis une bonne douzaine et j’approche du bout de la rue Tilante. Me suis‑je gouré? Des fois que je gamberge à côté de la montre, après tout! On se fait des berlues dans notre job. Suffit qu’on ait mis dans le mille à plusieurs reprises pour se croire détenteur d’un pouvoir magique. L’homme, il se prend vite pour la fée Marjolaine.

J’atteins l’extrémité de la rue sans avoir repéré de déesse blonde dans une guinde. Je suis vexé. Déçu, mais surtout vexé. Me v’là dans l’avenue du Président‑Harouaména‑Chouïa‑Barka[58], large et silencieuse.

Les bagnoles sont parquées en épis dans la contre‑allée, semblables à des bêtes de somme dans une immense étable.

J’oblique à droite, me disant que si j’étais automobiliste et que j’atteigne l’extrémité de la rue Tilante, c’est à droite que je tournerais. Objectez‑moi que malgré ma robe, je n’ai pas une psychologie féminine et vous aurez bien raison. Je descends l’avenue puisqu’elle est en pente et que j’ai fait mienne la devise des Savoyards: «Nos cœurs vont où coulent nos rivières.J’examine en vitesse une théorie de chignoles lorsque mon attention est attirée par un nuage de fumée qui s’échappe d’une Porsche rangée quelques mètres plus loin. Une vitre du véhicule est légèrement baissée, malgré le froid, pour permettre l’évacuation de la fumée d’un… fumeur. Ce fumeur serait‑il une fumeuse? A cette perspective, c’est mon cerveau qui fume! Nous fûmes bien inspirés! Par la vitre de la lunette arrière j’aperçois une chevelure blonde. Hildegarde! Je sors délicatement le zigomar à bastos de mon corsage. Je l’assure bien in my hand (l’anglais, c’est comme les radis, ça vous revient toujours), m’appliquant à le dissimuler sous ma fourrure. Je décide de la coiffer côté passager. Je me filerais bien un petit coup de gnole avant de jouer ma grande scène du trois. Ne serait‑ce qu’une lampée de cette horrible whisky qu’on picole dans les lunchs de mariage – et qui ne provient même pas des plus modestes Uniprix. Je marche, tortillant du fignedé pour faire vrai. Ma main gauche se balance le long de mon flanc. Me v’là à la hauteur de la portière. En un éclair j’ai biché la poignée et ouvert. Ça sent le parfum riche, la fumée blonde, la jolie fille…

– Hildegarde, me voici! clamé‑je en bondissant, pistolet braqué, à l’intérieur du véhicule.

C’est elle, elle tout à fait elle; elle, en plein! elle, pour de bon; elle, comme je l’imaginais; elle, comme je l’espérais. Elle, à n’en plus pouvoir! Superbe, racée, bouleversante, ensorcelante, excitinge, sensuelle, troublante, irréelle, suave, grisante, merveilleuse, foudroyante, à croquer!

Elle a les plus beaux yeux du monde, la plus belle bouche du monde, les plus beaux cheveux du monde, la plus belle peau du monde! Ses ondes vous papouillent, son odeur vous chavire, son regard vous liquéfie. On a envie de la prendre dans ses bras, de fermer les lampions, de promener son nez sur son corps, d’y promener ses lèvres, d’y promener son batifoleur à contrepoids. On voudrait plaquer toute la surface de sa peau sur la surface de la sienne. Adhérer sans restriction, sans rater une molécule de cette fille. On rêve de devenir timbre‑poste, voire, à la rigueur, de quittance, et se coller à elle après s’être fait humecter la gomme par sa langue. On paierait une fortune pour un salivage total.

Ma fulgurante irruption dans sa Porsche l’a à peine troublée. Un self‑contrôle pareil, y a plus que les fakirs de l’Inde mystérieuse qui possèdent le même.

Elle me considère comme si j’étais une simple paire de godasses dans la vitrine de chez Clarence. En daim! Je me sens devenir daim sous ce regard lucide et froid.

– Police! m’efforcé‑je d’articuler. Tout est fini, ma jolie. Votre frangin est mort, le prince est mort, votre blonde amie arrêtée. Ça se termine comme dans du Shakespeare, par le fer et le poison. C’est une hécatombe générale. Vous allez maintenant devoir rendre compte de vos actes, emphasé‑je.

Un peu pompelard, hein? On voit que je suis troublé. J’ai sûrement les yeux en branches de sapin. Elle s’en rend compte. Un sourire ténu flotte devant elle, comme dessiné sur un calque et plaqué sur son visage immobile. Un sourire en surimpression, quoi!

Elle me fait songer à ces étranges, à ces mystérieux visages peints par Fra Angelico, le peintre des anges.

– Bon Dieu, ce que vous êtes belle! soupiré‑je. J’aimerais tellement mieux vous emmener passer un week‑end chez Carrère à Montfort‑l’Amaury plutôt qu’à la Maison Parapluie.

Je finis d’exhaler mon soupir.

– Cela dit, mignonne, réagis‑je, vous allez mettre gentiment votre voiture en marche et nous conduire jusqu’au quai des Orfèvres.

Jusqu’alors, elle n’a pas proféré le moindre mot. On dirait qu’elle se fout éperdument de ce qui arrive et de ce que je lui bonnis.

Avec pourtant une déroutante docilité, Hildegarde actionne sa clé de contact. Vous l’avouerai‑je? Ça me tracasse le subconscient, de la voir aussi passive; je me dis que c’est pas dans les manières d’une fille qui liquide son prochain sans broncher et kidnappe les gens avec la plus rare témérité. Ça cache des manigances. Ça fait redouter des coups fourrés bien fourrés, des arnaqueries de classe, des combines inspirées de James Bond.

– Je tiens à vous préciser, Hildegarde, qu’à la moindre alerte je défouraille, quel que soit le regret que j’en éprouverai par la suite! précisé‑je en relevant le museau de mon feu. J’ai horreur d’allumer des dames, surtout quand elles sont aussi baths que vous, mais chez moi le sens du devoir passe tous les autres (et Dieu sait cependant si les autres sont au point).

Elle ne dit rien, démarre.

– Vous connaissez le chemin? Direction la Seine! Ensuite vous la remontez jusqu’au Pont‑Neuf.

Elle roule calmement. Ses mains sont posées sur le volant avec grâce. Elle porte un ciré noir, brillant, qui exalte sa blondeur et le ton ocré de sa peau. Un bonnet de fourrure noir gît sur la banquette arrière. J’en vois, parmi vous qui chuchotent à l’oreille de leur voisin: «Mais pourquoi diantre cet idiot de San‑A. emmène‑t‑il Miss Meurtre à la baraque Poulardin au lieu d’aller récupérer le Gros et l’autre frangine?Vous êtes trop cartésiens pour être heureux, les gars! Ça finira par vous jouer des tours, des contours et des tours de con. Un de ces quatre, à force de vouloir connaître le comment et le pourquoi de toute chose, vous finirez pas vous demander si vous êtes intelligents et vous vous retrouverez vite dans des abîmes de tristesse. Enfin, je vais tout de même vous rencarder bien que j’aie aucun compte à vous rendre… J’agis de la sorte car ma principale préoccupation est d’isoler les deux souris. Eviter dorénavant tout contact entre elles avant la grande confrontation.

Je ne perds pas une fraction de seconde ma prisonnière de vue. Elle pilote à moyenne allure, avec beaucoup de calme et de sûreté. Pas le genre de frangine qui conduit au frein, vous donnant l’impression de voyager dans un fauteuil à bascule…

– Je suis certain que nous allons avoir une longue, une très longue conversation, vous et moi, Hildegarde…

Comme elle ne moufte toujours pas, ça m’agace et je lui dis:

– D’ordinaire, les femmes sont d’un naturel bavard. Je n’ai pas encore entendu le son de votre voix, ça ne vous ennuierait pas de prononcer quelques mots, n’importe lesquels, pour que je puisse déguster l’organe. Au téléphone, tout à l’heure quand je jouais le domestique, votre accent m’ensorcelait…

Elle m’adresse un nouveau regard, suivi d’un sourire plus appuyé.

– Rien ne presse, me dit‑elle, nous allons avoir le temps de parler…

– C’est vrai, conviens‑je, vous avez tellement de trucs à m’apprendre.

Je voudrais commencer à lui faire raconter sa vie, histoire de se mettre en langue, lorsqu’elle m’interrompt:

– Pourrais‑je avoir une autre cigarette?

– Ce serait avec beaucoup de volontiers, ma jolie, mais j’ai oublié mon sac à main au vestiaire.

Elle s’anime quelque peu.

– Vous êtes drôle, en travesti. Je vous préfère habillé en homme.

– Car, bien entendu, vous me connaissiez?

– Depuis deux jours j’ai eu l’occasion de vous apercevoir.

Elle revient à son envie de fumer initiale.

– Il y a des cigarettes dans la boîte à gants, vous me permettez d’en prendre une?

– Doucement! m’écrié‑je, comme déjà elle avance la main. Je crains les feintes, douce amie. Je vais vous la donner et même vous l’allumer personnellement.

J’actionne de ma main droite le trappon de la boîte à gants après avoir fait passer le revolver dans ma main gauche.

Elle a un léger haussement d’épaules qui veut dire à peu près: «Pauvre cloche de sale poulet!»

– Où sont‑elles, vos sèches, ma belle? je demande, ne sentant aucun paquet de cousues sous mes doigts.

– Au fond.

Ma paluche s’engage plus avant. Je veux pas vous faire marrer, mais je ressens une étrange langueur morose tout à coup. Cela se nomme l’intuition, mes fils. J’ai l’obscur sentiment que quelque chose ne tourne pas rond rond rond.

– Je ne…, commencé‑je.

J’en dis pas plus. J’éprouve une douleur aiguë sur le tranchant de la pogne. Ça m’a piqué violemment. Je retire ma main et j’avise une grosse goutte de sang.

D’instinct je regarde l’intérieur de la boîte à gants. Dans le fond de la niche une aiguille est dardée, qui scintille doucement à la lueur de l’éclairage extérieur. Pas le temps de me demander si elle contient du curare ou du cochon. Un balancement vertigineux s’opère à l’intérieur du gars Bibi, fils unique, choyé et préféré de Félicie, ma brave femme de mère. Le monde devient opaque. Dans un halo orangé, qui vite tourne au gris, je vois s’élargir le perfide sourire de Mlle Hildegarde Heinstein.

Elle a été plus forte que moi.

Elle m’a possédé magnifiquement.

Peut‑être bien que je vais clamser[59]. Si c’est le cas, pour la Saint‑Ballot, n’oubliez pas de fleurir ma tombe!

Je rêve que je me balade dans un jardin plein de citronniers. Y a du soleil, des fontaines glougloutantes… Je rouvre les vasistas. Le soleil m’aveugle. Renseignements pris, je suis couché sous une très forte ampoule. J’ai dans le bol le martèlement continu d’une sorte de tambourin, vu que mon cœur me remonte jusqu’aux tempes. Vous parlez d’une pompe refoulante! Y a de la pression! Je me réunis en assemblée plénière afin d’aviser sur ce qu’il convient de faire et je décide à l’unanimité de me flanquer à la verticale, histoire de voir de plus haut où je suis et ce qui s’y passe. Mais des clous, comme disent les tapissiers quand ils n’arrivent plus à tapisser contre les murs à cause de leur prostate. J’ai une chaîne aux jambes, maintenue serrée par un autre cadenas. Elle a de la méthode, Hildegarde. Je tourne la tête, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un vaste local surmonté d’une verrière à travers les vitres de laquelle je vois la lune comme je vous vois (elle a même votre expression). Le décor est insolite, comme on dit dans les conversations choisies. D’énormes statues blanches de conception très moderne, dressent leurs volumes stylisés sur des socles de marbre… Je me souviens de ce que m’a appris mon collègue, au tubophone, tout à l’heure: le numéro de fil d’Hildegarde est celui d’une galerie. Je vous parie un coup double contre un simple d’esprit que c’est dans son repaire que la môme m’a amené après ma perte de conscience.

Les statues représentent (tant bien que mal, disons plus exactement qu’elle les suggèrent) des hommes nus, style Cro‑Magnon; des dames dodues aux tétons teutons; des mémées momifiées aux mamelles mesquines[60] et des gamins gorgés de graisse et d’agrumes. C’est du Maillol, en moins puissant.

Un bruit de flotte (d’où évocation de fontaines dans mon rêve) se fait entendre, tout au fond du local. Quelques reptations me permettent de découvrir Hildegarde, vêtue d’une combinaison de mécano bleu ciel, en train de gâcher du ciment destiné (je le présume), à gâcher ma vie. Car, enfin, je ne vois pas ce qu’une meurtrière de son envergure pourrait faire avec du ciment frais à minuit dans un hangar près d’un flic qu’elle a enchaîné et… Mais oui, Dieu lui pardonne: dénudé! Car je suis nu, mesdames. Nu comme un ver qui passe le conseil de révision. J’en éternue. J’en frissonne…

– Eh! Fräulein! l’interpellé‑je, vous n’auriez pas une vieille couverture, car je sens que je vais attraper la mort, ce qui vous ôtera le plaisir de me la donner!

Elle vient à moi, ses jolies mains gantées de caoutchouc, sa frimousse criblée d’éclaboussures.

– Qu’est‑ce que vous manigancez? je lui demande en réprimant l’anxiété qui pourrait s’infiltrer dans ma voix.

– Je m’apprête à vous donner la suprême consécration, commissaire.

– C’est‑à‑dire?

Elle se baisse, empoigne ma chaîne antérieure, et me hale vers le fond du local. Une statue en forme de couvercle de sarcophage repose sur le sol, face en avant. Elle est évidée en son milieu, suffisamment pour héberger le corps d’un bel athlète de mon envergure. Pas besoin de me projeter la bande‑annonce pour que je me fasse une opinion sur le programme.

– Cette statue est un gisant, commissaire. Elle représente Apollon endormi. Je vais vous loger à l’intérieur et couler du ciment par‑dessus. Lorsqu’il sera dur on le polira et la statue sera exposée. Peut‑être un amateur éclairé l’achètera‑t‑il pour orner son parc?

– Vous avez raison, murmuré‑je, c’est la gloire.

Elle s’agenouille près de moi.

– Peur? demande‑t‑elle.

Ses yeux luisent comme ceux d’une fauvette (féminin san‑antoniesque de fauve). Elle est gourmande de sévices raffinés, Hildegarde. C’est pas la fille d’un distingué tortionnaire nazi pour rien!

– Juste ce qu’il faut pour vous exciter, belle enfant!

– J’aime bien votre cran, apprécie‑t‑elle.

Et alors, croyez‑moi ou allez vous faire greffer un cou de canard à la place de votre ridicule fifrelin, mais la voilà qui m’embrasse. C’est osé, non, en un pareil moment? Elle a lu Sade, cette nana. Elle l’a réinventé. Sa bibise, malgré ma situation critique, me file de l’émoustillanche dans la résidence surveillée. J’ai le perturbateur de draps de lit qui salue aux couleurs, l’erratum qui érectionne, le taratata qui contorsionne, le par‑ci par‑là qui participe, le fanfan qui tulipe, le d’artagnan qui darde, le bénévole qui bénéficie, l’oubangui qui charrie, le richelieu qui drouhose, le roux qui combaluze, et le tout à lavement.

Re‑bisouille. Et attouchements hardis. Elle a une façon de vous statufier, cette dame, qui n’est pas dans une musette. La reine du ciment prompt! La déesse du ciment armé! Je me mets à croire, dur comme fer, à ses vertus aphrodisiaques. C’est Antinéa! Elle aussi, elle collectionnait les matous et les déguisait en bibelots.

Je me demande où elle veut en venir. Elle ôte sa combinaison pour me le montrer.

Oh! pardon! Cette innovation, mes amis! L’amour à la galérien: enchaîné! Comme Prométhée, mais j’attends mon Héraclès. Elle prend mon passif à sa charge, l’incorpore dans son actif. Lavoir et le doigt! Asseyez‑vous, mademoiselle, vous êtes ici chez vous! Et largue les voiles, y a de la houle! Ça monte au sommet de la vague, ça redescend! Ils sont tous de Belfort! Vive les chevaux de bois, maman! Encore quelques voyages et je suis à vous! Oh la belle bleue! Hausse‑moi, que je voie la fusée volante! Et ils rentrèrent tête basse! Merci, Mam’zelle Hystéro, ça c’est du noble!

Quand sa séance de home‑traînée, d’homme‑traîneur est terminée, elle murmure, du même ton qu’elle a eu pour me demander si j’avais peur:

– Heureux?

– Plus qu’infiniment, Hildegarde, c’est un beau cadeau d’adieu que vous venez de m’offrir là. Mon seul regret éternel sera de n’avoir pas pu faire rebelote.

Nouveau rire, presque amusé. Elle s’approche de son tas de ciment et le vérifie de la truelle.

– Pas encore à point, dit‑elle.

– Alors, non contente d’être sculpturale, vous êtes en outre sculpteur, Hildegarde?

– J’ai toujours aimé cet art.

– Mieux que l’amour?

– Autant.

– Lequel des deux nourrit le mieux sa femme?

Elle fronce les sourcils, mais son regard un bref instant courroucé s’apaise.

– L’amour, cher commissaire. Et ce sera toujours ainsi.

– En attendant que votre colle[61] soit prête, vous pourriez peut‑être m’affranchir afin que je meure pas sans arrière‑pensées.

– A quoi bon?

– Vous n’aimez pas les cercles fermés, Hildegarde? Ma vie, je l’ai consacrée à résoudre des mystères et à aimer des femmes. Vous m’avez déjà accordé de finir dans une merveilleuse félicité charnelle, allez jusqu’au bout de vos largesses et guérissez ma curiosité afin que mon moral ressemble à mon physique.

– Bavard! me lâche‑t‑elle tout de go. Bavard de Français! Que voulez‑vous donc savoir?

– Tout!

– C’est trop, je n’ai que deux ou trois minutes à vous accorder.

Le temps de confectionner un œuf coque à condition encore de l’aimer mollet.

– Mon enquête m’a appris que vous cherchiez un homme? Un quinquagénaire?

– Eh bien?

– J’aimerais savoir de qui il s’agit?

– Je pense que son nom ne vous dirait rien.

– Allez‑y tout de même…

– Wolfgang Ster.

En effet, ce blaze ne me fait pas plus d’effet qu’une pilule purgative à une fosse d’aisance.

– Connais pas.

– Je vous avais prévenu.

– Et qu’a‑t‑il fait, ce gentleman?

– Quelque chose qui n’est pas d’un gentleman, et qu’il a payé très cher…

– Quoi donc?

Au lieu de répondre elle touille son ciment, comme un cuistot vérifie la consistance d’un soufflé.

Je comprends que mon heure a sonné. Et je pense qu’au lieu d’essayer d’apprendre la vérité, je ferais sans doute mieux de trouver un moyen pour me sortir du merdier. Seulement, avec les bras enchaînés dans le dos et les jambes entravées, un type, même puissant et ingénieux, est bon à nibe.

J’ai beau me trémousser des méninges, l’idée salvatrice tarde à jaillir.

– Ça va y être, apprécie Hildegarde.

– Qu’avait‑il fait, votre Wolfgang, qui justifiât tout ce pastis, Hildegarde?

– Il avait trahi honteusement la confiance du prince. Kelbel l’avait recueilli au Jtempal, à un moment où, comme beaucoup d’Allemands, Ster était traqué par les polices internationales…

Elle a un léger coup de nostalgie que je comprends, maintenant que je suis au courant pour son dabe.

– Pendant des années, poursuit‑elle, il l’a royalement hébergé. Lorsque des troubles ont éclaté dans le pays du prince, ce dernier a confié une partie de sa fortune personnelle à Wolfgang Ster sous forme de diamants, pour qu’il les lui déposât dans son coffre, en Suisse…

– Et au lieu de remplir sa mission, Ster a fourgué les cailloux?

– Vous avez deviné.

– Lorsqu’il s’est réfugié en France, le prince vous a chargée de retrouver le type en question?

– Nous savions que Wolfgang ne se complaisait qu’en compagnie de prostituées.

– Et c’est dans ce milieu que vous l’avez cherché avec un acharnement qui vous honore, ricané‑je. Vous avez vraiment la reconnaissance poussée à l’extrême pour embrasser cette profession, à moins que vous ne l’exerciez déjà?

Elle rougit. Pourquoi, juste ciel?

– Je l’exerçais déjà en Allemagne, avoue‑t‑elle, mais pourquoi parlez‑vous de reconnaissance?

– Parce que je suis au courant des relations qu’entretenait le prince avec Monsieur voue défunt papa.

Un cerne bleu souligne son regard battu.

– Il est temps! dit‑elle.

– J’ai encore plusieurs choses à vous demander…

– Dieu éclairera votre lanterne, commissaire!

Elle me fait pirouetter avec le pied. Me voici face contre terre. Alors, Hildegarde empoigne la chaîne de mes jambes et celle de mes mains et me soulève, vous m’entendez? Vous mordez la force de Mademoiselle, dites? Comme ça… Rrran! D’une secousse… Je quitte le sol… Je me balance à vingt centimètres du plancher. J’essaie de gigoter, de me tortiller, mais elle tient bon. Je suis maintenant au‑dessus de la statue qui va me servir de sarcophage. Floc, la môme lâche tout. Je m’estourbis dans la pierre taillée. Mon nez pète comme un marron trop cuit, ma bouche aussi, je mange mes dents, mes arcades cèdent. Je donne, malgré mon étourdissement, une violente secousse pour m’extirper de cette cavité. J’y parviens à demi, par l’hémisphère sud: heureusement qu’Hildegarde avait éteint mes ardeurs, sinon j’allais me déguiser Gugus en ressort à boudin ou en mètre pliant.

Je m’apprête à évacuer mon berceau de pierre (tiens! c’est joli, ça), d’une deuxième secousse de l’hémisphère nord, lorsque je morfle sur la nuque un de ces coups de goumi qui comptent dans la vie d’un flic. Madonna, quelle vigueur! On voit qu’il appartenait à une caste privilégiée, M’sieur Heinstein père, et que chez lui on ne pleurait pas l’huile de foie de merluche aux mouflets. Elle est biscoteautifiée, Hildegarde. Les poids et haltères, c’est son blaud. Je déguste sans bavure cette chiquenaude d’éléphant et je m’expédie dans le sirop pour affaire me déconcernant.

Du noir… Des cercles concentriques, comme dans la boutique des opticiens. Et encore du noir… Confusément je sens du lourd sur mes jambes, du visqueux, du mouillé, du gluant, de l’épais, du dense. Ça pèse de plus en plus. Ça s’étale. Ça me gagne, ça m’envahit, ça me submerge, ça m’engloutit. Elle est en train de cimenter notre amitié!

San‑A. statufié!

Et de son vivant!

C’est exceptionnel, non?

 







Date: 2015-12-13; view: 406; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ



mydocx.ru - 2015-2024 year. (0.118 sec.) Âñå ìàòåðèàëû ïðåäñòàâëåííûå íà ñàéòå èñêëþ÷èòåëüíî ñ öåëüþ îçíàêîìëåíèÿ ÷èòàòåëÿìè è íå ïðåñëåäóþò êîììåð÷åñêèõ öåëåé èëè íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ - Ïîæàëîâàòüñÿ íà ïóáëèêàöèþ