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Sauve qui peut .
Sombres paroles, mais qui reflètent bien la noirceur de la situation inextricable dans laquelle nous nous trouvons. J’imagine Odile – mon Odile – entre leurs mains cruelles. Ils vont lui faire subir d’atroces sévices pour la faire parler. Ils veulent sûrement connaître ce que nous savons… La torture! Et puis la mort! Par ma faute! Une fille adorable, une artiste qui ne songeait qu’à l’amour et à ses émaux… – Oh, bon Dieu! trépigné‑je brusquement. – A propos de quoi t’est‑ce? sourcille mon camarade au dargif à combustion lente. – Vite! Vite! Vite! répété‑je par deux fois[25], manions‑nous, A.‑B.[26] M. l’A.‑B. ouvre des vasistas larges comme des assiettes à soupe. – Pour aller où est‑ce? s’inquiète‑t‑il. – Tu l’as dit toi‑même, Gros, la bande d’Hildegarde est en train de liquider ses arrières, comme les bourreaux nazis liquidaient les camps de la mort après qu’ils eurent rempli leur sinistre office. – Eh bien? – Il reste Rita sur leur route! Il a tout pigé, tout considéré, le Gros. – Fissa! hurle‑t‑il en s’engouffrant dans ma tire. Je bolide en direction de la Madeleine. Je me sens dingue à force de remords et d’inquiétude. Odile! Ils se la sont payée dans le hall de l’immeuble. Comment se fait‑il qu’elle les ait suivis sans résistance en me sachant tout à côté. Même si on lui a appliqué un pétard dans les reins, elle a dû se débattre, non? C’est pas une femme passive. Le fait qu’elle ait accepté d’enthousiasme cette mission prouve qu’elle n’avait pas froid aux yeux. Bérurier rumine des présages, assis sur sa fesse droite, ce qui l’oblige à me tourner le dos. – On s’en souviendra de celle‑là, promet‑il lugubrement. – De laquelle? – Je cause de l’enquête, Gars. Une affaire dont je suis intimement mêlé… A la fois victime et enquêteur! Ça s’est jamais vu, hein? Femme kidnappée, cousine estourbie, moi‑même personnellement à graisser[27]. Calamitas sur toute la ligne! Sans causer de mon vieux tonton Prosper qu’ils ont p’t’être bien scrafé, ces vaches! Laisse un peu que l’heure des comptes sonne, je te promets du jamais vu, San‑A. Tu es pas susceptible d’imaginer la fiesta que je réserve à ces ogresses. Je vas me surpasser, promis. Leur faire payer au tarif dimanche toutes leurs fumasseries. Nous déhottons rue Caumartin. Je laisse ma chignole au parking, et la première personne que je vois depuis l’entrée du garage c’est, précisément, la môme Rita en train d’arpenter le bitume. Je la reconnais d’après sa photo. Elle porte une jupe noire, moulante, fendue sur la cuisse, des bas à résille noirs, un corsage mauve et une veste en chinchilla de clapier travaillé. Malgré la basse température, elle laisse sa veste entrouverte et son corsage dégrafé afin de montrer son étalage aux passants en quête de sensations. – C’est elle? demande le Gros. – Yes, Mec. – On la saute? demande‑t‑il, employant le verbe sauter dans son sens argotique d’arrêter. – Je crois pas. – Alors? – On va au tabac d’en face et on la surveille. Il comprend et masturbe le chef. – Tu penses que nos zigotos vont venir la chercher pour lui administrer du sérum antimémoire? – Tout juste! Elle va nous servir d’appât. – Les siens ne sont pas dégueulasses, admire cet amateur éclairé en louchant sur le décolleté. Je l’entraîne au tabac. Il y a justement une table libre près de la vitre. On est aux premières loges pour admirer le panorama. A.‑B. se commande un double sandwich aux rillettes de la Sarthe. Ses notions géographiques de la France ne reposent que sur l’alimentation. Pour lui, le Vaucluse c’est un melon, les Basses‑Pyrénées du jambon, le Rhône des quenelles de brochet, le Périgord du foie gras, la Provence du vin rosé, Caen des tripes, et tout à l’avenant. Because sa fesse brûlée il se tient de guingois, mais avoir été marqué au fer rouge comme n’importe quel taureau de manade ne lui a pas ôté l’appétit, et il dévore en louchant sur Rita. Curieuses à observer, les allées et venues d’une radasse. C’est un peu l’écureuil dans sa cage pivotante. Elle reste un moment adossée à un montant de porte, amorphe, puis, à la vue d’un passant possible, son œil s’anime, son visage s’éclaire pour devenir faussement aimable, bassement engageant. Le type arrive à sa hauteur. Elle lui décoche un sourire hardi, ses lèvres balbutient une invite, des promesses… Le passant continue son chemin. Le visage se ferme immédiatement, prend une expression sarcastique, butée, sombre. La fille se met à arpenter le trottoir à petits pas secs et précis, son sac se balançant au bout de son bras désœuvré. Elle parcourt quelques mètres sans jeter un regard aux vitrines qu’elle connaît par cœur. Elle va rejoindre une de ses compagnes, autre sentinelle d’amour, postée un peu plus loin. Les deux filles échangent quelques mots d’un ton naturel. Elles représentent mutuellement le seul vrai contact avec leur réalité propre. Et puis elles se séparent et regagnent leur point de faction. – Tu vois, murmure Béru, les lèvres enrillettées, ce métier, moi j’aurais pas la patience. Eponger un clille, c’est rien. Le dur dans ce turbin, c’est pas de vaincre la répugnance, c’est d’attendre. Il mastique énergiquement car s’alimenter est pour lui un acte de foi (et même de pâté de foie)[28]. Il mange comme le paysan laboure, comme le pilote de Boeing décolle, comme le chirurgien ablationne: avec méthode et application. En prenant son temps, en étudiant ses gestes, en les rationalisant. C’est le maître artisan de la boustifaille, Béru. Le scientifique de la digestion. Il a le leur déterminisme du boa. Il engloutit de tout son tube, de tout son être, de tout son cœur. L’estomac, pour lui, c’est le tour devant quoi l’ouvrier spécialisé justifie ses émoluments. Un bel outil qui doit s’amortir par un rendement étudié; surproduire à bon escient, assurer coûte que coûte sa mission. Un poste de télé confidentielle[29] (de mon nouveau verbe: confidentieller, premier groupe à gauche en descendant le perron). On y voit deux messieurs. L’un qui fait parler l’autre. De nos jours, c’est ça le style téloche: des cons qui en questionnent d’autres. Les questionneurs et les répondeurs ont tous, toujours, le même langage, le même vocabulaire prétentieux d’où partent des phrases comme: «Si l’on prend les choses dans leur contexte»… ou bien «Compte tenu des coordonnées qui…Bande de manches! Crèmes d’andouilles! Enflés! Baveurs! Dindons! Ils s’écoutent poser leurs propres questions et ils s’écoutent donner leurs propres réponses. Ce qu’il lui faut, à l’homme, c’est tartiner. Bavasser. Dire comment qu’il travaille; comment qu’il embroque sa bobonne; parler de son resplendissant génie; de son talent confondant; de son humour contondant; de sa merveilleuse maison de campagne; de ses bagnoles bolidiennes; de ses voyages: son Inde, son Japon, son Tahiti; de ses décorations; de ses citations; de ses promotions; de ses convictions. Il a besoin d’être applaudi, le bonhomme. Il parle pas de ses saloperies; de ses moches varices; de sa paire de cornes; de ses hémorroïdes; de ses mesquineries; de ses arrière‑pensées saumâtres. Il expose le miel et cache la saumure (derrière son cadre noir). On se sort le panais, devant les caméras. On se l’agite! On se taille des couronnes, des bavettes, des plumes! On se projette le glorieux dans les foyers, pour les édifier, leur montrer un peu ce que c’est qu’un homme de bien et comment qu’ils sont, ceux qui écrivent des livres, qui inventent des bilboquets télescopiques, qui découvrent la Lozère, qui pêchent des thons de trois cents livres, stoïquement attachés à leur fauteuil à l’arrière du barlu. On leur fait découvrir le génie humain sous toutes ses formes. On les encense, on les compare, on les loue, on les solde! Ça ne vous fait pas honte, à la fin, de tous les jours vous farcir ces gueules de raie minables? La mienne y compris, parfois? Bien vrai, vous êtes pas gênés? Des moments, y a la Genèse qui me trotte par l’esprit (et c’est pas l’Esprit Saint en l’occurrence). Il y est déclaré que Dieu créa l’homme à son image. Conclusion, si nous sommes à l’image de Dieu, Il est par conséquent à la nôtre, non? Cette bouille que je Lui suppose pour lors, mes pauvres z’amis! Se farcir l’éternité en compagnie d’un Dieu qui aurait les traits de certains ministres ou de certains présentateurs, j’aime mieux renoncer, abdiquer l’immortalité de mon âme, devenir charogne, puis simple humus. Terminer en réséda ou en salsifis. Devenir végétal, être bouffé, digéré, déféqué, plutôt que d’affronter cette perspective effroyable. Des fois que Dieu ressemblerait à ce gus déplumé et rondouillard à bille de faux curé vicieux, qui insidue, qui insinue, qui résiduse, qui objecte, qui abjecte, qui sert la soupe, qui vulgarise, qui vulgairise, qui gargarise, qui arriviste, qui gouvernementaliste, qui définit, qui définitife (du verbe définitifier), qui consciencie à longueur d’antenne, qui vous souille le tube cathodique, qu’on sent payé à la pige, qui veut faire la pige, qui ne pige pas, qui pousse, qui haut‑de‑cœure, qui généralise (ô combien) qui flonflonne, qui bavote, qui pétomane, qui one‑man‑chauve; dont le regard est torve, le verbe baveur, le crâne grotesque, la pensée à vendre, le débit à louer, l’intention à blâmer. Dieu ressemblerait à ce truc? A ce chose? A ce machin? Dites? Répondez? Alors, pas de Bon Dieu pour moi, please! Foutez‑moi un bon néant capitonné terre glaise, je m’en contenterai! – Tu vois, murmure le Boa après son ultime déglutition, ça dérouille pas tellement pour notre prostipute. Le froid, ça leur endort Popaul, aux bonshommes. Le fait est que Rita continue son manège. Léger footinge, bref échange de gaudrioles avec une grande bringue qu’on vexe en lui assurant qu’elle a la figure concave. Ensuite elle reprend sa faction, sourit à un pèlerin, lui susurre des mirages… «T’as pas envie de faire des folies, mon loup?» Le zig prend un air M.R.P. (de nonne) et garde les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges. Il passe! Comme à la belote. Il doit pas avoir de jeu! Le grand ennemi de la prostitution, c’est la timidité. Le nombre des pégreleux qui n’osent pas! Qui voudraient bien; qu’ont le fric, la godanche et un slip propre, mais qui, au dernier moment, reculent parce que c’est l’affrontement humain qui les terrorise. Un autre survient, un vieux. Rita essaie un sourire, sans y croire. Le vieux ne la regarde pas non plus. Lui, il doit calcer en maison espéciale, se faire organiser des féeries son et lumière par des demoiselles coûteuses et inventives. Les messieurs, plus ils sont aux as, plus il leur faut de la main‑d’œuvre pour se faire purger le radiateur. Les jeunots triquent vite et mal, dans la foulée. Ils ont une jolie frimousse, un œil mouillé qui attendrit les femelles (surtout les vieillissantes) mais ils se mettent le compteur à zéro en deux secondes, si bien que la «spring partner» [30] n’a même pas besoin de se déloquer; à peine le temps de se foutre à l’horizontale et le gamin reprend ses billes. La distribution de félicité dure l’espace d’une lettre postée. Ils forniquent télégraphiquement: «Merci, madame, bons baisers, à jeudi prochain»… Les fossiles, c’est le contraire. La gigue du culte, chez eux, c’est quasi cérémonial. Ils s’y préparent, physiquement et cérébralement. On envoie la voiture‑drapeau pour commencer à coller les affiches. Puis on dresse le chapiteau et on convoque les grands numéros internationaux afin d’obtenir une bath séance, pleine de suspense et d’émotions. (30)! – Gaffe, San‑A.! Gaffe bien! Le Gros, surexcité. Je mate. Une DS noire ralentit à la hauteur de Rita. Le conducteur se penche par la portière pour dire un mot à la tapineuse. Je bondis, prêt à intervenir au cas où la fille grimperait à son côté. Mais l’auto repart. Le chauffeur est un grand type blond, aux traits rudes. Il fait quelques mètres et colle sa bagnole dans un berceau, puis il descend et va à Rita qui l’attend en ondulant de la croupe. Tous deux s’engouffrent dans l’hôtel. – Un client! annonce Béru. – Faut voir, décidé‑je. Il comprend mon arrière‑pensée. – Tu crois que la bande à Hildegarde enverrait un zig pour effacer Rita pendant une passe? – Si nos gens sont pressés, et je pense qu’ils jouent la montre, oui, sûrement. Nous abandonnons notre poste d’observation pour gagner l’hôtel. Le couple n’est plus en vue quand nous débouchons dans le hall. En nous apercevant, la taulière fronce les sourcils. – Messieurs? elle demande, mi‑flic, mi‑raisin. – On voudrait une chambre, dis‑je en prenant une voix de pédoque en délire. Elle renifle et nous toise. – Une chambre? – Pour nous deux, ajouté‑je. Et on aimerait une piaule qui soit juste à côté de celle de Rita, c’est pour prendre un jeton. – Mais… Je cesse de pédaler du timbre pour lui montrer mes fafs. – Vite, et de la discrétion! tranché‑je. Si vous balancez un seul mot à Rita, je vous attire tellement d’ennuis que vous vous cognerez sur la tête avec un marteau pour essayer de les oublier. Sans un mot, la dame décroche une clé et nous entraîne dans l’escadrin. On stoppe au premier. La chambre 17. Il y a un canapé recouvert d’un truc rouge pelucheux. Du papier peint noir constellé de papillons verts et rouges, des glaces dans l’angle du canapé, pour les ceuss qui aiment s’expédier au septième ciel en faisant de la barre comme les petits rats de l’Opéra. – Notre petite amie se trouve où? je demande. Elle nous montre la cloison de gauche. – Vous avez de la chance que je leur aie donné le 16, dit‑elle. – Pourquoi? Elle éteint la lumière dans notre chambre et fait coulisser un panneau de contreplaqué niché derrière une grande glace fixée en saillie (vu l’endroit, hein?) La glace cesse d’être un miroir pour devenir une simple vitre. On se croirait au théâtre, dans une pièce montée par Rouleau, quand les tulles s’éclairent pour nous découvrir des scènes vaporeuses à travers des décors fixes. Rita est en train d’accrocher sa veste de fourrure au portemanteau. La dame hôtelière met un doigt sur ses lèvres et fait jouer un petit volet semblable au volet d’aération de certaines voitures. On entend ce qui se passe dans la pièce voisine et c’est bien ainsi, l’ouïe étant le complément de la vue. – O.K., merci, je lui chuchote. Elle comprend et se taille. – Tu crois que c’est un faux client? demande Bérurier. Je ne réponds pas. Le type vient de poser ses godasses. Il contemple Rita d’un œil gourmand. Son bustier surtout l’intéresse. Faut dire qu’elle est pas mal, Rita. Bon morcif, avec des volumes intéressants accrochés à l’endroit propice. Rita vient à lui (il est assis sur le bord du plumard) et lui prend la tête à deux mains. Elle lui imprime sur la bouche un beau baiser violacé, puis enfouit le visage du type dans les rondeurs de son corsage. – Tu sais que tu me plais à la folie, mon loup? lui dit‑elle de la voix passionnée qu’on prend pour indiquer sa route à une vieille dame égarée. Le zig murmure un niais: – C’est vrai, ça? Il s’agit d’un homme de trente‑cinq berges environ, à l’accent nordique assez prononcé. Il est vêtu d’un complet sombre et d’un manteau de cuir noir. – Tu vas me faire mon petit cadeau, hein, chéri? enjôle la prostipute (comme dit Béru). Il sort un portefeuille qui allume les mirettes à Rita. Elle a la paluche frémissante. M’est avis qu’elle lui caresserait plus volontiers la peau de son portefeuille que celle de ses bourses. – Combien? demande‑t‑il sèchement. Elle se frotte à lui, retrousse sa jupe collante pour lui faire admirer le paysage vallonné et roucoule: – Le plus possible, mon amour. Je serai très gentille, tu verras. Je me déshabillerai toute! Le quidam prend un billet de dix sacs anciens[31] et le tend à Rita. Elle réprime son contentement et murmure, parce qu’il faut toujours essayer de plumer un cave jusqu’au croupion: – T’en aurais un autre comme ça, je te ferais des vraies folies, tu sais… Le client fronce les sourcils. Pour le décider, Rita lui coule une main polissonne dans le coffret à bijoux. – T’as tort d’hésiter, Loulou, soupire‑t‑elle. Déjà que tu me plais à crier, pour le coup je serais chiche de partir en gala avec toi! Le blondin sort un nouveau faf et le donne à Rita en soupirant: – Tu es chère! Elle l’embrasse. – Aussi, tu vas voir ce travail, mon loup. La qualité se paie en amour comme partout. Elle range les deux billets dans son sac et demande, histoire d’être aimable: – Qu’est‑ce que tu fais dans la vie, Chouchou? – Concessionnaire! fait brièvement Chouchou. – C’est bien, ça, approuve‑t‑elle, comme s’il venait de lui annoncer qu’il est prix Nobel de physique, et sans songer à lui demander en quoi il est concessionnaire. Elle se dessape en moins de rien. Le zig, lui, se contente de poser son manteau, et sa veste. – Eh ben, mon petit poussin rose, tu te mets pas à ton aise en plein? s’étonne Rita. Il lui caresse les seins. – C’est toi qui m’intéresses, ma jolie, lui dit l’étranger. Tu es belle, tu sais. Elle fait la roue. – Oui, je sais, répond la putasse en se grattant les fesses et en se massant le ventre. Ils se mettent d’accord sur le développement de la séance. Il demande juste à la palper de bas en haut, et ensuite, une petite fantaisie à coulisse sur l’air de Tagada‑veux‑tu. Un homme simple, dans son genre. Les radasses aiment toucher des natures de cette espèce. Des gars qui paient bien et parlent peu. En général, elles tombent neuf fois sur dix sur des épancheurs. Des zigotos mariés sans maîtresse qui ont besoin de déballer les affres de leur conjugal. Ou alors sur des rouleurs. Ceux qui plastronnent, qui s’inventent des écuries de courses, des collections de tableaux, des yachts et de hautes distinctions. Et puis il y a aussi une autre catégorie: les tendres. Les supertendres qui espèrent que la prostipute va tomber amoureuse d’eux. L’optimiste à tout crin qui se croit aimé pour autre chose que les cinq sacosins qu’il vient de défouiller. On assiste donc, le rose de la confusion aux joues, à la mignonnette séance de «Continue‑ça‑va‑venir». Rita, dans son genre, fait montre d’une relative honnêteté. Elle lui en aspire pour vingt mille balles, au généreux donateur. Avec poses savantes dans les virages linguaux. Exclamations sensuelles. Manipulation du scrotum. Orifice indexé. Grumage de tige. Du bel artisanat, en vérité. Bérurier respire en forge; en maître de forges. C’est le Georges Honnête du guet‑appendice. – Ce travail! éructe‑t‑il. Je pense que nous avons eu tort de paniquer pour Rita. Son client est sérieux. Il se laisse téléphoner à la tour de contrôle avec une telle satisfaction que son bonheur fait plaisir à voir. – On pourrait refermer le guichet, Gros, soufflé‑je à mon ami; ça devient pernicieux comme job. – Pour une fois qu’on peut voir un film osé à travers le carré blanc, bougonne Sa Polissonnerie, on va pas s’en priver. Là‑dessus, le patient de Rita pousse une goualante dans une langue qui n’est pas celle (combien agile) de Rita et se fait disqualifier pour abandon. – Merci, c’était très bien, fait‑il poliment. Rita se remet la phonie en état de marche et assure que tout le plaisir a été pour elle. Charmante, elle assure à l’épongé que la nature ne l’a pas pris pour un con. Après quoi elle se recharge le rouge à lèvres. Le zig sort une boîte de bonbons de sa poche et en croque un. – Tu aimes la menthe? demande‑t‑il en présentant sa boîte à la pétroleuse. Miss Croque‑Monsieur se sert. Elle complimente l’autre truffe sur son savoir‑vivre. Aligner vingt papiers sans se faire tirer l’oreille, réclamer un minimum et offrir des pastilles, voilà qui est d’un parfait gentleman. – On est faits pour s’entendre, affirme la donzelle, et si tu as l’occasion de repasser dans le quartier, viens me voir… Si je suis pas dans la rue, je suis à l’hôtel ou bien au bistrot d’en face. Ce que vous ne voyez pas à l’étalage, demandez‑le à l’intérieur. Elle lui fait une ultime papouille et les voilà partis. – Et nous, maintenant? s’inquiète Bérurier, on reprend la planque ou bien on l’attaque? Je ne sais plus. Je suis troublé. Il me semblait que les gars de la bande allaient, sur leur lancée, s’occuperde Rita et je ne comprends pas qu’ils tardent. Ça me déroute. Faut croire que je gamberge à côté de la montre, mes fils! Rita, c’est notre dernier lien avec Hildegarde. Si elle refuse de parler (et avec les nières, on est jamais sûr de rien) on risque de perdre le temps d’une dernière chance… – Voilà comment on va la manœuvrer, Gros. Tu vas ressortir de l’hôtel sans être vu d’elle et te faire rambiner par Rita. En repartant, recommande à la taulière qu’elle te file au 16. Tu piges? – Et comment! – Une fois dans la carrée avec la môme, dis‑lui que tu viens de la part d’Hildegarde pour la prévenir que les poulardins sont sur leurs traces et qu’il faut de la discrétion, tu saisis? – Je. – Comme son Julot l’a déjà prévenue, elle te croira. Alors, adroitement, tâche de lui tirer les vers du naze afin d’apprendre le point de chute d’Hildegarde ou de certains de ses aminches, tels que ce gars qu’ils appelaient le Prince, vu? – Enregistré, Mec. Il part d’un pas décidé. J’allume une cigarette en rêvassant. Après quoi je décroche le bigophone et je demande à la loueuse de draps de lit de m’appeler la poulaille. Au service des recherches, on m’apprend que la môme Hildegarde n’a toujours pas été identifiée par les collègues allemands. Je leur ordonne alors d’orienter les recherches sur Hambourg en leur précisant que la môme en question serait la fille d’un châtelain, ex‑dignitaire nazi, dont la propriété était située sur les bords de l’Elbe. «Avec ce complément d’informes, leur dis‑je, si vous ne me dégauchissez pas le nom de la souris, c’est que tous, autant que vous êtes, vous devez quitter la Poule pour aller vendre des lacets dans les couloirs du métro.» Sur ces fortes paroles je raccroche. Justement, le couple héroïque Béru‑Rita rapplique. – Alors, mon canard bleu, fait la gonzesse, t’es en virée à Paris? – Exactement, répond sobrement Béru. – T’es dans l’agriculture, je suppose? demande Rita en accrochant sa veste au portemanteau de naguère. Elle a les mêmes gestes, le même ton morne et faussement gentil. C’est rituel. En assistant à ce doublé, je pige tout le côté lamentable de cette activité. Attendre, des heures, dans le froid, on sous la pluie. Etre chavirée par ce défilé de bonshommes qu’on tente de racoler et qui passent, hautains, on bien qui, furtifs, vous suivent en ayant honte de vous… Leur parler… Les écouter… Leur faire des trucs! Dans le fond, c’est le moins déprimant, l’amour. Y a des appareils sanitaires pour s’en remettre. Mais l’interminable attente, les escaliers gravis, les confidences écoutées, les éternelles, les sempiternelles questions posées finissent par user l’individu. – Non, dit Béru, je suis pas dans l’agriculture, môme… Elle vient s’asseoir sur son genou et lui fait le même travail préliminaire qu’au blondin de tout à l’heure. – Tu me le fais, mon petit cadeau, gros loup? Si tu es correct, je serai très gentille, tu verras, je me déshabillerai toute! Béru ferme un instant les yeux pour renifler ces emballages à poumons généreusement offerts à ses sens perturbés. Mais quand on est un vrai poulaga, on sait imposer silence aux tentations de la chair. Il se dresse d’une détente et miss Rita se retrouve assise sur la carpette, furax et endolorie. – Non, mais dis donc, le petzouille, t’es pas bien! s’étrangle la patineuse de trottoir, tu te crois avec les Mathurine de ton bled! Sa Majesté dégrafe son pardingue. – Je vais te faire ton petit cadeau, dit‑il en riant louchement. Mais au lieu de t’attriquer de la fraîche, c’t’un conseil que je vais te donner, ma gosse! Surprise par ce langage dont elle ne l’estimait pas capable, Mlle Rita regarde son client avec d’autres yeux. Des yeux à la fois indécis et craintifs. – Assieds‑toi sur le pucier, Rita, poursuit ma Grosse Truffe, tu seras plus confortable pour écouter ce dont j’ai à te causer. Elle obéit. – Un poulet? devine‑t‑elle. Béru ricane. – Ménage tes expressions, ma fille, autrement sinon va y avoir averse de mandales! J’aime pas beaucoup qu’on me prenne pour un flic, t’entends? – Mais alors, qui êtes‑vous? balbutie la prostipute. – Un envoyé de la Maison mère, mon petit cœur! Car on veut t’affranchir qu’à propos de poulets, la Rousse est au parfum, justement. Ça remue drôlement la vase dans notre secteur… D’ailleurs, Couchetapiane t’a prévenue, à ce qu’il m’a dit? La voilà en partie rassurée. – En effet, reconnaît‑elle. Il m’a promis la prochaine visite des Roycos, alors je me disais… – Tu te dis trop vite, Rita, ça risque de te chambouler le futur. Tu sais que notre Hildegarde meurt et ne se rend pas, héroïsme‑t‑il avec cet humour si particulier qui lui a valu un accessit au concours du plus délicat cerveau de France. A son sujet, elle voudrait bien que je cause deux mots au Prince, mais cette pomme vapeur a son turlu en dérangement, ce qui ne me facilite pas les choses, d’autant qu’Hildegarde a négligé de me vaporiser son adresse. Tu vas m’objecter que par les Renseignements je pourrais l’avoir. Hélas! le Prince s’est foutu sur la liste rouge, défense aux Pé‑Té‑Té de communiquer son bigophone et, à plus forte raison, son adresse. Le Gros se renfrogne, prend un air maussade pour questionner: – Tu la saurais‑t‑il pas, toi? – Vous charriez, non? dit‑elle en secouant la tête. Qu’est‑ce qui ne la connaît pas! Elle mate Béru dans le jaune de l’œil. – Oh, vous…, commence‑t‑elle. Et puis la v’là qui se tait, qui porte une main à son estomac, qui grimace, qui bleuit, qui se crispe, qui se pâme, qui spasme, qui se masse, qui se tasse (comme l’agence russe du même nom), qui se lasse, qui se lace, qui s’en lasse, qui s’enlace, qui sent l’as, et s’abat en arrière. – Eh bien, Rita! s’égosille l’Eperdu, t’as des vapeurs? Il s’agenouille sur le lit, au côté de la prostipute, lui soulève la tête. Elle est révulsée, convulsée, dévissée. Je sors de la chambre en cavalant pour gagner le 16. Je rejoins le Mastar. Il est vert de stupeur. – J’y ai filé une émotion trop forte, elle a le battant qui flanche. – Tu parles! Vise un peu sa bouche! Une écume jaune mousse aux commissures de ses lèvres. Je lui tâte le cœur. Ça décrit quelques furtifs toc‑toc et puis plus rien. – Nom de Dieu! barrit Gold Water. On dirait qu’elle est terminée! – Elle aura pas survécu longtemps à son Julot, cyniqué‑je. En attendant on s’est laissé repasser comme des bleusailles, mon chéri. – Qu’est‑ce tu débloques? C’est de notre faute si cette pompeuse de missiles avait des parasites dans le crado vasculaire! – Elle est morte empoisonnée, abruti vivant! – Empoisonnée! hébétit le Gros en défrimant ce visage ravagé par une intense et fulgurante douleur. Rita a les lèvres retroussées; elles sont bleues comme un paquet de gitanes, ses lèvres. – Mais co… co… mais comment? bredouille le futur héritier de Mongénéral. – T’as le cervelet qui poisse, Béru, tu te rappelles pas que tout à l’heure, le type blond lui a offert un bonbon avant de les mettre? Un bonbon à la menthe. La menthe forte qui réconforte: tu parles! Du cyanure à l’intérieur… Le temps que la môme suce l’enveloppe de sucre et il avait la possibilité de mettre du paysage entre lui et sa victime. – Bien combiné, reconnaît Béru. Le poison! Comme au temps de Lutèce Orgia; seulement il a compté sans Bérurier, ce gnaf! – C’est‑à‑dire? – Tu me connais? Un œil de Sphinx, j’ai. Pendant qu’il remisait sa tire, après qu’il eusse causé à Rita, j’ai mentalement noté le numéro eau‑minérale‑logique de la DS déguisée en Citroën. Il abaisse ses paupières en peau d’éléphant sur le plus sanguinolent des regards policiers: – C’est le 4749 ST 751 récite‑t‑il. – Tu es sûr? – Aussi sûr que 3 fois 12 font 24, Mec. Si j’affirme, c’est que c’est taillé dans l’Annemasse, comme on dit en Haute‑Savoie. Je bondis au téléphone et, cette fois, c’est la préfecture de police que je sollicite de la haute bienveillance de madame la taulière. Service des cartes grises, vous l’avez déjà deviné bien que vous ne possédiez guère plus de matière grise qu’une mouche bleue. – Tu vas voir qu’on débouchera encore sur une voie de bifurcation, prophétise le semi‑veuf, tandis que j’attends mon renseignement. S’agira d’une chignole volée. Un zig qui va trucider, il sort pas sa propre pompe de l’hangar, tu penses… – Faut voir, murmuré‑je. N’oublie pas qu’il a tué d’une manière délicate. Pratiquement, il ne risquait pas d’être inquiété. Rita allait s’effondrer sur le trottoir. On allait l’emmener à l’hosto et de là à découvrir qui avait pu lui administrer ce poison violent et surtout comment notre homme avait le temps de se faire inscrire pour une croisière organisée dans les îles de la Sonde! Le Gros rabat pudiquement le couvre‑lit sur le cadavre de la prostituée. – Ça fait rien, déclare‑t‑il, j’ai vu bien des meurtriers assassins dans ma garcerie de carrière, mais des aussi rapides et qui regardent si peu à la dépense, jamais, San‑A. Après cette série, tu espères encore qu’on découvrisse nos souris vivantes? Non, mon pote. C’est scié. Voyez crêpe et chrysanthèmes! Ma Berthe, ma pauvre poulette! Alors que j’allais un de ces prochains quatre matins faire un héritage qui nous eusse permis la belle vie palacière! Je l’imaginais déjà, Berthy, remplaçant Mme Froufrou. Le déshabillé nuageux, ça lui aurait été avantageusement à ma gravosse! Elle avait la croupe provocante, Berthe, si tu veux bien te souvenir. Et l’œil qui aguichait à volonté. Avec ça une autorité peu commune. Elle était chiche de te driver le boxon de la rue Legendre comme une cheftaine d’orchestre. Les frangines allaient pas broncher sous sa houlette, et les habitués allaient s’habituer à elle, lui faire leurs confidences, lui esprimer leurs désirs‑rata. Maintenant, tout ce que je peux y offrir, à ma chère biquette, c’est une grande messe en musique, avec les petits brailleurs à la croix de bois et un Monseigneur en tenue de grande pompe pour lui virguler de l’encensss sur le catafalque. Ah, Mec! Mec! Quand je pense à ces ossobuccos qu’elle me faisait… Je lui fais signe de la boucler hermétique vu que mon correspondant annonce la couleur. Il m’informe que la Citroën 4749 ST 75 appartient à la Société Hertz, location de voitures (rent a car). Ça me file un petit coup d’allégresse. Si cette voiture fut louée (Dieu le soit aussi) il va être possible, facile même, de trouver à qui. En redescendant, je m’approche de la dame de la caisse. Vous l’ai‑je décrite? Non, je ne pense pas. Mais à quoi bon, puisque nous partons? Une autre fois vous me ferez penser à vous la décrire en arrivant, hein? – Madame, que je lui cause aimablement, vous est‑il arrivé qu’une putasse décède chez vous dans l’exercice de ses fonctions? Elle éclate d’un rire de trident (toujours Béru qui cause par ma plume). – Ah ça jamais, monsieur le commissaire. – Eh bien vous marrez pas, tranche le Gros, car ça vient de vous arriver. C’est sur ces fortes paroles que nous prenons congé d’elle.
Date: 2015-12-13; view: 431; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ |