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LA TOURNÉE DES GRANDES‑DUCHESSES 2 page





– Dites donc, les amours, s’écrie brusquement Josepha, vous ne trouvez pas qu’il se fait tard? On pourrait peut‑être songer aux choses sérieuses, non?

Béru me file un coup de saveur égaré. Il est dépassé par l’événement et m’abandonne pleinement le soin d’y faire face.

– Pas de bousculade, mes loutes, interviens‑je, laissez‑nous le temps d’écluser tranquillement cette seconde bouteille en causant chiffons.

– On pourrait aussi bien en boire une autre dans un petit pied‑à‑terre enchanteur que nous connaissons, affirme Marysa. Là‑bas, au moins, on se mettrait à son aise pour discuter.

Elle promène sa main experte sur la cuisse frémissante de Bérurier.

– Surtout que mon petit ami doit en avoir long à raconter, si les symptômes que j’ai décelés en dansant ne m’abusent pas…

De plus en plus mal à l’aise, le Gravos. Il a honte, vis‑à‑vis de moi. Honte de s’être laissé entraîner un instant dans l’antichambre des voluptés, alors que sa pauvre chère femme…

Il s’en excuse indirectement.

– Avec une trémoussante comme vous, quoi de surprenant? plaide‑t‑il.

Je juge le moment opportun pour entrer dans le vif du sujet qui nous occupe car, confusément, j’ai quelque remords à mener ces demoiselles en barlu. Elles ont leur nuit à gagner et nous sommes en train de la leur faire perdre.

– J’espère que vous nous ferez du travail sérieux, dis‑je.

Josepha me plaque un baiser glouton dont je doute un instant qu’il me laisse ensuite la libre disposition de mes amygdales.

– Tu en douterais, Antoine? fait‑elle d’une voix à la Jeanne Moreau, qui vous illumine la moelle épinière.

Je viens de trouver mon biais d’attaque.

– Franchement, Josepha, lui dis‑je, je voudrais pas te désobliger, mais le désagrément avec vous autres, les belles de nuit, c’est qu’une fois le marché passé, la livraison laisse à désirer. C’est tout beau jusqu’au versement de l’artiche, mais après vous nous chipotez le bonheur…

Elle proteste:

– Quel toupet! Monsieur a dû tomber sur des ringards!

Sa mortification lui donne tout à coup un petit coup de vulgarité. Rien ne trahit autant les origines d’un individu que ses colères. La colère, c’est la vérité de l’âme, son déshabillage intégral. Les masques tombent, les fards de la vie s’effacent. C’est le débridage, le défoulement, la libération prodigieuse. Le moment où, à bout d’arguments et de blasphèmes, le prosémite traite un juif de juif, l’antiraciste traite un Noir de nègre et le parfait chrétien traite un coreligionnaire, fils du même Dieu que lui, d’enfant de putain.

– Je ne suis pas tombé sur des ringards, Josepha. C’est une constatation générale. Vous pratiquez la plus noble des professions, mais n’avez pas à cœur de lui donner ses quartiers de noblesse: «L’amour sans l’amour doit puiser dans la volupté; sinon, il n’est que bas mercantilisme.»

– Toi, t’aimes pas les filles! décide‑t‑elle brusquement, piquée au vif.

Naturellement, par ce vocable de filles, elle sous‑entend «filles de joie», l’orthodoxie de mes mœurs ne pouvant être mise en question.

– Si, réponds‑je, au contraire, je suis un farouche défenseur de la prostitution, à condition toutefois que celle‑ci s’exerce loyalement. Il y a trop d’arnaqueuses dans vos rangs. Pour vous, le client est un cave, vous lui piquez un maximum d’oseille et ne lui concédez en contrepartie qu’un minimum de charmes, ça fausse l’échelle des valeurs. Il paie souvent le tarif Grand Véfour et il a le menu de la cantine, c’est dommage. L’homme a des sens à mettre à jour. Il a besoin de volupté comme il a besoin de consommer des mets choisis ou d’écouter de la belle musique. Cette soif de volupté ne peut pas toujours être satisfaite par son propre cheptel, le sentiment n’ayant rien de commun avec la sensualité. Donc il lui faut faire appel aux techniciennes. Il paie, ce qui est la façon la plus rationnelle, la plus indiscutable, de conquérir. Si on le flouze, son problème n’est pas résolu. Dieu merci, poursuis‑je – et le cercle des loufiats se rétrécit; on m’écoute, j’intéresse, je requiers, je sollicite – Dieu merci, de nos jours il y a un renouveau dans la prostitution. Certains établissements discrets ont compris que la filouterie sensuelle ne payait pas, qu’il fallait offrir, contre une monnaie forte, des sensations également fortes. L’homme jouissant de quelques moyens physiques et financiers peut, dorénavant, s’envoyer en l’air avec un maximum de garantie; pourquoi? Parce que ses partenaires d’un moment sont placées sous un contrôle. Le client paie une autorité supérieure qui se porte garante de la prouesse de ses collaboratrices. Vous autres, les volantes, vous travaillez en francs‑tireurs. Vos clients se recrutent parmi le casuel, l’habitué n’est pas votre spécialité. Conséquences? Vous écumez le pigeon d’une nuit sans vous soucier de sa déception.


Marysa est gagnée par ma faconde. Elle est plus sentimentale que Josepha. Elle me regarde, intéressée, branle le chef (une fois n’est pas coutume) et soupire.

– Il a la langue bien pendue. Faut admettre qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’il raconte.

Elle ajoute, gourmande, en me filant une œillade de regret:

– Y a clients et clients, Antoine… Là aussi, c’est une question de peau, ne fût‑ce que pour passer quelques heures tarifées ensemble.

Et elle hoche la tête en direction de Béru, de façon éloquente, pour bien me signifier que sa mission serait moins lourde avec moi qu’avec mon compagnon. Au fait, comment s’établit un choix dans notre cas? Nous étions deux, elles deux. Partant de ce quatuor, il fallait que se constituassent deux couples. Il y a eu un tango…

«Vous nous faites danser, messieurs?a demandé Marysa en lorgnant sur moi. C’est Béru qui s’est levé. Les jeux étaient faits. Simplement. Bêtement. En vertu de rien, d’une réflexion et d’un réflexe. On plutôt si: en vertu de convenances mondaines. Une dame suggérait qu’on dansât. Un monsieur s’est proposé pour lui écraser les pieds. Elle ne pouvait refuser…

Je freine nos digressions afin de redresser la barre.

– Pour en revenir à ce que nous disions, me hâté‑je, parmi les demoiselles voiturées, comme vous, je n’ai rencontré qu’une seule personne qui soit à la hauteur de ses obligations… Une jeune Allemande blonde prénommée Hildegarde. Avec elle je n’ai pas été volé et j’ai eu du grand, du très grand art.

Nos égéries de la nuit se sentent impliquées. Elles sourcillent mauvaisement.

– Ah vraiment! grogne Josepha.

– Une beauté, ajouté‑je en prenant ma mine la plus nostalgique. Elle faisait le truc en Cadillac. Peut‑être la connaissez‑vous?…


Je laisse tomber ça commak, sans effet, en rêveur qui se parle à lui‑même. Bérurier qui a pigé retient son souffle et s’absorbe dans l’absorption de son champagne.

J’ai lancé l’appât. J’attends, mais rien ne se produit. Les deux tapineuses n’ont pas réagi.

– Une merveille! soupiré‑je…

– Alors pourquoi tu ne la rambines pas, ta merveille? grince Josepha.

– Parce que je ne l’ai jamais retrouvée, dis‑je. Paris est plus grand qu’on ne le suppose.

Voyant que les donzelles ne renvoient pas le bouchon, le Gros tente de marquer un essai.

– Ah! ce qu’il peut me faire tartir avec son Hildegarde, çui‑là! ronchonne‑t‑il. Une chleu, je vous demande un peu…

Brave Béru, aux astuces cousues de câble blanc… Il baisse la voix, comme s’il espérait que je n’entende pas.

– Il a été tellement bouleversé par cette frangine qu’il lui a demandé sa photo, faut être poète dans le genre, non? Ma parole, je parie que s’il la retrouvait il l’épouserait… Montre un peu la frimousse de ta déesse, Gars…

– Fiche‑moi la paix, Alexandre!

– Oh, chichite pas, on sait ce que c’est qu’une passion… Fais voir son minois à ces dames, peut‑être qu’elles pourront t’affranchir sur l’endroit où la retrouver…

En soupirant, je sors l’image d’Hildegarde et la dépose entre nos coupes. Femmes avant tout, les deux putes se penchent sur la photo. Curieux, comme la jalousie fleurit dans les cœurs les plus corrompus. Elles sont en rogne, ces filles à vendre. Elles haïssent d’instinct cette rivale qui pourtant ne les menace pas. Elles lui en veulent, d’un commun accord, d’avoir laissé une empreinte indélébile dans le souvenir d’un cave.

– Il me semble en effet que je l’ai vue, déclare sèchement Josepha, mais elle ne faisait pas l’Etoile, son coin c’était Montparnasse et elle ne travaillait pas en voiture…

Sa Majesté, à qui revient le mérite du témoignage, poursuit sur sa lancée…

– Elle grattait en boîte?

– Non, comme entraîneuse au Red Dog, près du boulevard Raspail. J’étais allée y prendre un glass avec un miché…

Ça lui a échappé, elle se reprend:

– Avec un industriel du Nord qui avait donné rendez‑vous dans cette boîte à un ami. La môme en question se trouvait à la table voisine…

– Tu es sûre que c’était elle? questionné‑je.

– Et comment! Tout le monde la regardait, amertume‑t‑elle. Elle snobait vilain, ta déesse. Tu l’aurais vue jouer les Ophélie, tu te serais cru à la cour d’Angleterre…


Josepha rit méchamment.

– Faut croire que tu aimes les grands airs, Antoine.

– Il y a longtemps de ça? je l’interromps.

– Que je l’ai vue?

– Oui?

– Ça devait être la semaine dernière.

Je respire plus librement. Enfin une trace! Hildegarde cesse d’être un fantôme de mort surgissant dans les cas dramatiques pour devenir un être vivant. Je connais le Red Dog, une taule de décarpillage… La boîte à touristes par excellence où l’on présente des numéros plus ou moins exotiques. Des grognasses habillées d’une plume exécutent des danses lascives pour faire saliver le pékin. Ensuite ces demoiselles se rabattent dans la salle afin de pousser la clille à la consommance.

– T’inquiète pas, me roucoule Josepha en frottant sa jambe contre la mienne, je vais te la faire oublier, ton Allemande, mon canard. Demain matin, en te réveillant, tu ne sauras même plus qu’elle a existé.

– On pourrait peut‑être se mettre d’accord sur nos petits cadeaux, intervient Marysa. Notre tarif c’est cinq cents francs pour la nuit.

– Anciens? demanda Béru.

Elle lui donne une tape sur la joue.

– T’as le mot pour rire, mon gros baigneur joufflu, c’est bien, ça, d’avoir le sens de l’humour…

Sa Majesté renaude.

– Cinquante papiers pour te mettre à l’horizontale? Mais, ma gosse, t’as pas le prose bordé d’émeraudes! Pour ce prix‑là on doit pouvoir se payer une princesse!

– Elle te ferait sûrement pas le grand jeu que je te prépare, certifie Marysa.

Je hèle le maître d’hôtel d’un claquement de doigt.

– Je pense que toute discussion est impossible, dis‑je, il vaut mieux se quitter bons amis.

– Combien tu pensais me consacrer? s’inquiète Josepha.

– Je suis bien trop galant pour te chiffrer, cocotte.

– Alors ne discute pas mon prix! s’offusque la belle enfant.

– Justement, tu vois, je ne le discute pas: on se taille!

Le chef loufiat s’incline devant moi. Il ose pas présenter de note. Noir sur blanc, ça serait trop énorme, ce qu’il réclame pour sa bibine gazéifiée.

– Ça fait deux cent cinquante francs tout compris, me chuchote‑t‑il.

Vingt‑cinq sacotins pour deux quilles de mauvaise roteuse! Décidément, ici, ils attendent pas le pigeon avec un flingue, mais avec un mortier.

– Et puis quoi encore! riposté‑je, tu veux pas que je serve une pension alimentaire à ta vieille mère et que je paie les traites de ta voiture, dis, pingouin?

– Mais, monsieur!.. il bafouille.

Du regard, il sollicite l’aide et l’assistance de ses videurs. Trois garçons baraqués comme des toucheurs de bœufs s’approchent, mine de rien. Je tire de ma poche un bonaparte et ma carte de flic.

– Voilà tout ce qu’on peut me tolérer sur ma note de frais, papa. Et encore te plains pas, je te douille au plafond!

Il pâlit un peu et sa sévérité se mue en obséquiosité.

– Monsieur le commissaire! Il fallait le dire tout de suite… Si je m’étais douté!..

– Merde! des poulets! glapit Josepha qui revient tout juste de sa stupeur. C’est bien notre veine…

Elle montre la photo de la môme Hildegarde, qui est restée sur la table.

– Vous vouliez nous tirer les vers du nez à propos de cette gonzesse, hein?

– Vous auriez pu le dire tout de suite au lieu de nous faire perdre notre soirée, enrage Marysa. Il est presque trois plombes, on a le bonjour pour rambiner des plouks à c’t’ heure! Messieurs les navetons ont déjà tous leurs brancards assurés. Reste plus que les vrais Parisiens en vadrouille…

Nous les laissons fulminer à loisir. Je comprends leur courroux et regrette de ne pouvoir l’apaiser.

– Je te demande pas où on va, hein? soupire Bérurier en prenant place dans ma tire. Le Red Dog, œuf corse?

– Tout ce qu’il y a d’œuf corse, Gros. Voilà enfin un élément nouveau. Pour la première fois nous découvrons un point de chute de l’insaisissable Hildegarde.

Sa Majesté bâille à s’en décrocher les hublots et s’accagnarde dans l’auto. Il a un gros sommeil dans ses yeux de veau qui ressemblent à deux œufs au plat assaisonnés d’un filet de vinaigre.

– Tu préférerais sans doute aller te zoner, histoire de récupérer un peu? m’inquiété‑je.

– Tu charries, rouscaille l’Enflure. Moi, pioncer, alors que cette pauvrette…

Il éclate en sanglots. C’est l’ouragan, la tempête. Sa poitrine gronde comme un torrent souterrain gonflé par un violent orage. Il pousse des gémissements, il s’égoutte. Le désespoir le dilate encore. L’air de la misère humaine emplit ses éponges, fait craquer son pantalon, miauler le cuir de sa ceinture… Ses paupières inférieures s’incurvent, deviennent tuiles creuses pour évacuer l’eau saumâtre du chagrin. Ça lui gicle de tous les orifices. Ça tombe de son nez, ça glougloute de sa bouche. Ses pores pleurent aussi, comme gruyère au soleil. Oh! comme il est malheureux, le cher Béru, comme est immense et intense sa peine. Il est en manque de Berthe, il l’a dit lui‑même. C’est l’heure tardive où la perspective du lit vide terrifie, il devient livide également[15].

– Une épouse d’élite, bavoche‑t‑il au plus intense de sa douleur, la reine de l’andouillette, la plus amoureuse des femmes, la plus astucieuse des moitiés!

Une moitié qui vaut un entier, soit dit entre nous et le problème de l’enseignement.

– Je pense à nos nuits, se pâme‑t‑il rétrospectivement. Nos amours, Gars, nos amours, ça compte, non?

– Tu les retrouveras! promets‑je.

– J’ai un De Funès pressentiment, hoquette le Malheureux (ô combien!), quèque chose me dit que tout est râpé, San‑A. Je me rends compte maintenant que le bonheur, ça ne peut pas durer. On le paie un jour ou l’autre. Quand il est là, tu le dévisages sans le reconnaître, tu ne sais pas qu’il est le bonheur. Et puis il fout le camp et alors tu mesures la perte. C’est malheureux de vivre en regardant derrière soi, tu ne trouves pas? Pourquoi l’homme qu’a si peu de temps à passer sur le monde ne peut‑il pas profiter de ses jours au maxi? Pourquoi que le présent les lui bouffe et ne lui laisse que le souvenir, dis, commissaire de mes choses?

Tu la trouves pas misérable dans son genre, notre condition? A priori, on a tout: l’intelligence, le pognon… On peut envoyer des fusées dans la Lune, attacher des casseroles à la queue des chiens, regarder la télévision, cuisiner des rognons sauce madère, écrire des livres, sauter des dames, des messieurs ou même des chèvres si le cœur vous en dit, et pourtant on reste accroché à cette saloperie de fil invisible qui vous tire dans la mouscaille lorsqu’il en a envie.

Il se sèche à grand renfort de coups de coudes, comme on sèche une page manuscrite au moyen d’un tampon buvard. Il est virulent soudain, chauffé au rouge par les maléfices du destin. Il s’insurge contre lui.

– Qui de plus simple que moi et Berthe, enchaîne‑t‑il. On vivait peinards. Je faisais mon boulot, je rentrais à tome (comme disent les Savoyards). On graillait sa bonne bouffe. On s’engueulait un brin, vu que la cohabitation a ses nécessités; et puis c’était le doux plumard et ses délices. Le radada façon cosaque, avec hurlement de bois de lit. La belle chevauchée fantasque, Mec. J’y fêtais son jubilé, à Mme Bérurier. J’y célébrais son culte suprême. Après l’extase, on rigolait un chouïa, pour dire de se montrer qu’on avait l’esprit français à revendre. C’étaient les belles joyeusetés soudardes à propos de nos prouesses ou, dans des jours féculeux, carrément le concours de pets. Je sais: y a des chichiteux qui veulent pas admettre l’humour du pet. Ils tordent le nez. Et pourtant, ça vaut tous les bons mots, un beau pet. Jamais les blasonnés, les bidasses de la chasse à courre voudraient en convenir. Ils seraient scandalisés de m’entendre. De même, toi, si tu oses répéter ça dans tes bouquins[16] ils vont t’accueillir avec des daims. Tu passeras pour le vilain grossier pas académisable jamais; le peigne‑cul de la littérature; l’agresseur des belles lettres. T’auras pas de médailles, San‑A., pas d’honneurs. On t’enverra plus de cartons, on regardera si ta paluche est propre avant de te la serrer.

On te pardonnera les trucs osés, on t’autorisera le scabreux, t’auras le droit de côtoyer l’immoral, de chahuter le gouvernement, de blaguer la religion, mais pas de les choquer avec un malheureux courant d’air humain. Dans leur société de mes fesses, y a des limites à ne pas franchir, des inconvenances à ne pas aborder; ou alors t’es mis au banc d’infamie recta et pour toujours. C’est pas une ode au Général ou un hymne à Paul VI qui te réhabilitera. Tu seras réputé galeux à perpète: illisable! On continuera d’acheter tes livres mais on les cachera dans les ouatères et quand on leur causera de toi, à ces précieux, ils diront, les hypocrites: San‑Antonio? Quelle horreur! Moi, lire ça! Vous me prenez pour qui est‑ce[17]? Un vrai écrivain peut pas se permettre, ou alors faut qu’il ait la patience d’être posthume. Toi, si tu te tues en avion ou si tu es assassiné par un mari jalmince, tu as p’t’être ta chance des fois que tes féaux parviendront à l’imposer, ta moelle. Sinon t’as rien à espérer, San‑A. Personne ne voudra jamais les casser, les os de tes écrits!

Il se tait enfin, à bout de lyrisme. Le chagrin le met en verve. Il sait s’exprimer lorsqu’une forte émotion l’embrase. Et comme il a raison, comme il pense et voit juste, Béru. Comme il connaît bien son pauvre monde! Un jour on me réduira. Je serai bouclé dans mes derniers retranchements. Alors je n’écrirai plus que pour les étudiants, les médecins et les militaires parce qu’il n’y aura plus qu’eux qui posséderont suffisamment de couilles pour me lire. Pour les autres, ce sera fini. San‑A. sera devenu trop gaulois, trop rabelaisien comme ils disent (merci au passage du compliment). San‑A. sera allé trop loin. Il n’aura pas su respecter les lois de la tolérance. Son permis d’auteur lui sera retiré pour n’avoir pas respecté le trait rouge délimitant la marge. Ça se prépare, ça se précise. Voilà qu’on réédite Delly, mes fils. C’est un signe, faites bien gaffe. Ensuite, ce sera la comtesse de Ségur, puis le révérend Schproumtz! La France s’éteint.

Elle n’a plus rien dans sa culotte. Elle est devenue oiseuse, un peu odieuse aussi. Quand le kangourou est flasque, c’est la fin de tout.

Cette digression nous a permis de traverser Paris dans le sens Nord‑Sud et d’atteindre sans encombre le boulevard Raspail. C’est fou le chemin qu’on peut parcourir à la faveur d’une digression.

Le Red Dog justifie son enseigne néonesque par une sorte de teckel long de trois mètres qui surmonte la façade. Cet animal longiligne est peint en rouge vif et la série de mamelles qui lui pendent du ventre nous indique qu’on l’a voulu du sexe féminin. Un portier mal réveillé (on mal endormi, au choix) nous ouvre la porte. Il semble assez éberlué de voir radiner de la clientèle à cette heure tardive.

La salle est divisée en trois parties: la scène, la piste bordée de tables, et une galerie semi‑circulaire au centre de laquelle se trouve un bar.

Une vingtaine de personnes s’attardent encore en ce lieu, devant des bouteilles vides, en feignant de s’intéresser aux soubresauts de deux négresses emplumées qui se trémoussent le nombril en cadence, au son sourd de deux tam‑tams. La fille du vestiaire somnole, je la réveille d’un majestueux sourire.

– Dites‑moi, ma belle enfant, elle est ici ce soir, Hildegarde?

Mlle Laissez‑moi‑votre‑pardessus‑il‑fait‑chaud‑dans‑la‑salle se frotte les stores d’un pouce agile.

– Qui ça? demande‑t‑elle.

Je lui montre la photo de mon insaisissable Allemande.

– Le petit joyau que voici?

Elle regarde et hoche la tête.

– Ça fait quatre jours qu’on ne l’a pas revue.

– Elle a travaillé longtemps chez vous?

En personne d’expérience, elle nous toise. Nous sommes deux, nous posons des questions, Béru malodore des pieds, pas d’erreur: c’est signé Poulaga. Alors elle se recroqueville. La Rousse, elle la côtoie mais évite son contact au maxi. Elle tient à rester dans son box, embusquée parmi les lardeuss et les badas des noceurs, à l’abri des complications.

– Moi, vous savez, évasive‑t‑elle. Vous devriez vous adresser à M. Albert, le gérant.

– Et où peut‑on le rencontrer, ce cher homme?

Elle nous désigne un gros zig adipeux, vêtu d’un costume à discrètes rayures blanches et bleues, dont la boutonnière se charlestrénise d’un œillet. Le personnage a d’abondants cheveux gris, un nez large dont l’arête est barrée de cicatrices et des paupières tellement gonflées qu’elles ressemblent à deux blagues à tabac pleines. Pour l’instant, il est occupé à faire le point de la soirée en compagnie du chef loufiat.

Je m’approche de lui.

– Pardon de vous déranger, monsieur Albert, mais j’aurais un petit renseignement à vous demander…

Il réagit plus vite encore que la vestiaire‑ woman. Un regard lui suffit pour nous situer. Il ne répond rien. Chacune de ses syllabes doit être filtrée, répertoriée, pesée.

De nouveau la photographie d’Hildegarde! On va finir par l’user à force de la regarder, celle‑là! Il lui file sans broncher un petit coup de périscope. Il possède un drôle de self‑contrôle.

– Alors? demande‑t‑il.

– Cette môme a travaillé chez vous?

– Quelques jours…

– Et puis?

– Disparue…

– Comment l’aviez‑vous recrutée?

– Recommandée par un ami.

Vous parlez d’un gros père laconique, ce M. Albert! D’abord, Albert, c’est sûrement le prénom de l’arrière‑petit‑neveu de son concierge. Son vrai blaze doit s’écrire avec des caractères ressemblant à du vermicelle. Il serait iranien on pakistanais que ça ne me surprendrait pas.

– Jérôme Laurenzi? lâché‑je.

Du coup, je marque un point.

– En effet.

– Que faisait‑elle ici?

– Entraîneuse.

– Elle couchait beaucoup?

– Ça, je n’en sais rien, la vie privée de nos hôtesses ne me regarde pas!

Ses hôtesses! Il se croit directeur d’Air France, ma parole!

– Vous avez son adresse?

– Non.

Voilà que nous retombons dans le brouillard. Cette blonde sirène, je vais finir par le croire, n’habite que sa Cadillac fantôme.

– Votre taule ferme à quelle heure?

– Quatre heures.

Je jette un regard à ma montre.

– En ce cas, nous avons le temps d’écluser un verre avec vos chères hôtesses!

– Faites donc, elles en seront ravies.

Il a un geste vers son chef limonadier.

– Veille à ce que ces messieurs soient bien servis, qu’on leur fasse le prix d’ami.

– Merci, dis‑je.

– C’est la moindre des choses, répond M. Albert en réprimant un léger sourire.

Je me demande si on s’y est bien pris et si ç’a été de bonne politique, l’abordage du patron.

En moins de deux les loufiats, dépêchés par le maître d’hôtel, affranchissent les demoiselles de compagnie disponibles. Elles sont quelques‑unes à papoter au bar, à voix basse, pour ne pas troubler le spectacle. La façon dont elles s’abstiennent de nous regarder est éloquente: elles savent qui nous sommes. Je m’approche de leur groupe, toujours talonné par ce bon gros toutou de Béru. Dans le lot il y a une négresse au décolleté vaporeux et ça fascine illico mon compère.

– Salut, la volière! lancé‑je aimablement, vous avez l’air de faire tapisserie, mes jolies. On dirait les jeunes filles pubères du général commandant la place au bal de la sous‑préfecture.

Elles me défriment avec ironie: alors moi, San‑Antonio, toujours l’homme de la situation, je décide de jouer cartes sur table et de les avoir à la bonne humeur.

– Ne vous affolez surtout pas, rigolé‑je en me juchant sur un haut tabouret, nous sommes de la Poule, mon petit camarade et moi. Avouez qu’il y a du bon dans notre foutu métier puisqu’il nous permet de côtoyer du beau linge à une heure aussi tardive.







Date: 2015-12-13; view: 476; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ



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