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LA TOURNÉE DES GRANDES‑DUCHESSES 1 page





 

J’ai pas le courage de me flanquer dans les toiles tout seul, soupire le Gros. Dis, tu crois qu’on me l’a butée, ma Berthy?

– Penses‑tu! m’efforcé‑je de le rassurer.

Mais, pas plus que le cœur, l’intonation n’y est. Nous venons d’avoir la preuve (répétée) que ces demoiselles ne reculent devant rien. Je songe à Jérôme Laurenzi, étranglé comme un poulet, et à la mitraillade du train fantôme. De quoi avoir des frissons le long de l’échine, non? B.B., entre les griffes de ces tigresses, ne doit pas se sentir à son aise, si elle vit encore, moi je vous le dis.

– Viens, tranché‑je, allons en écluser un sur les Champs‑Elysées, ça fera plus gai.

Il accepte. Abattu comme un chêne, le chéri. Prostré, même. Il s’imagine avec un crêpe au bras, derrière le convoi de sa mémée, et leur passé conjugal lui remonte au gosier comme une giclée de bile.

Nous débarquons au Fouquet’s où deux whiskies magnifiquement tassés nous redonnent une apparence d’optimisme.

– Si nous faisions le point, Béru?

– Je le fais dans ma poche depuis un bon moment déjà, affirme‑t‑il. Ce sac d’embrouilles me chancetique le mental dans des proportions grand V, si tu veux tout savoir…

Je lui frappe l’épaule.

– Un homme fort, sentencié‑je, se doit d’affronter les pires difficultés avec vaillance.

Il branle sa pauvre tronche bourrée d’intempéries.

– Ta vaillance, mon pote, tu peux te la remettre dans la culotte! Comment t’est‑ce que je pourrais être vaillant en imaginant ma Berthe morte ou, qui sait même, violée!

– Imagine‑la vivante, car c’est aussi une troisième hypothèse… Et la plus vraisemblable!

Il écluse son godet d’une seule traite (avalisée).

– Non, Mec, pas la plus vraisemblable, tu le sens bien. Ces foies blancs ont voulu me scrafer, tu sembles l’oublier. Y a pas de raison qu’ils cherchassent à m’anéantir au composteur et qu’ils kidnappassent Bobonne simplement pour y faire admirer le Vésuve en érection. Tout ça est lié au décès de tonton. A ce clandé dont à la tête duquel le cher homme se trouvait sans le savoir. Ces nières butent Laurenzi hier après‑midi… Le soir elles foncent chez mon oncle… Le lendemain elles enlèvent ma chère épouse bien‑aimée et veulent me faire gober mon extrait de naissance… Tout ça paraît farfelingue, mais pourtant se tient. Le fil conducteur, c’est la mort de Prosper et son immeuble de la rue Legendre où justement l’Hildegarde a fait un stage…

Je l’écoute. Il parle d’or. Curieux comme il se rabat sur la logique, mon Béru, dans les cas graves. Sa cervelle en terre glaise se met à fonctionner. Elle coince un brin, les rouages gémissent, ses cellules grises patinent mais dans l’ensemble ça tourne rond, faut admettre…

Le Fouquet’s est presque vide. Un couple chichiteux bouffe du saumon fumé dans la partie restaurant, tandis que, côté bar, deux vieux crabes à monocle, au faciès couperosé, éclusent leur soixante‑douzième scotch de la journée en échangeant des réflexions d’une voix pâteuse. Des piliers… Ils passent leur vie ici. Ils finissent par se ressembler à force d’être ivres et monoculés ensemble. Ils boivent, regardent autour d’eux d’un œil (le bon) à la fois curieux et hautain… Puis ils se disent deux mots, trois à la rigueur, et se remettent à picoler. On dirait qu’ils attendent, non pas quelqu’un, mais quelque chose de très important. En fait, ce qu’ils attendent, c’est leur mort, ces chers vieux désœuvrés. Ils n’ont rien d’autre à branler que de laisser couler le temps. Alors ils se beurrent façon mondaine, le carreau bloqué dans le lampion…

Fossilisés! Portant témoignage d’une époque révolue. Ils ont la biture scientifique. Ils sucrent, mais avec élégance, si bien que leur tremblote ressemble encore à de la distinction. On leur presserait la trogne, il sortirait tout de suite du sanieux, du pestilentiel. Ils ont la décomposition à fleur de peau, mais guindée. Les garçons les servent avec respect et familiarité. Par moments un des deux kroumirs se lève, lentement, en s’efforçant de conserver sa dignité et son équilibre, l’un n’allant pas sans l’autre. C’est laborieux… Une fois debout, il reste un instant immobile, comme indécis, rassemblant sa volonté, bandant ses vieilles et maigres forces… On dirait qu’il réfléchit… C’est faux: il récupère. Le tout est de se remettre en marche, d’atteindre la porte sans tituber. Il a besoin de tous ses accessoires pour sauver la face: du monocle pour justifier la fixité du regard, de la canne à pommeau d’argent pour jouer les stabilisateurs, de sa vieillesse aussi pour avoir le chemin dégagé, se faire retirer les obstacles… Il sort comme si un truc urgent le commandait… Il va marchoter sur les Champs‑Elysées… Il descend jusqu’à la rue Quentin‑Bauchart, remonte la rue François Ier, tourne dans l’avenue George V et revient au Fouquet’s, la mine solennelle, l’allure assouplie, le visage décongestionné, la beurranche quelque peu volatilisée. Il retourne s’asseoir près de l’autre, face au bar… L’air soulagé. On peut croire qu’il vient de prendre des mesures importantes, qu’il a passé des ordres en Bourse, ou téléphoné qu’on mette en vente ses haras de Normandie. Il se recommande un scotch. Sa main flageolante n’attendait que le contact glacé du verre, ses oreilles avaient besoin du bruit musical des glaçons et sa bouche en forme d’anus flétri se tend d’office vers la mamelle généreuse. Il boit cette nouvelle première gorgée avec délice, comme un bébé boit la vie.


Alors c’est au tour de l’autre à décarrer pour la balade élyséenne… Ces deux‑là, je vous le redis, ils attendent la mort. Ils sont sans impatience, dociles, dignes, souverains… Prodigieusement inutiles par plaisir, par vocation, par essence, par hérédité. On sent qu’ils ont travaillé cette inutilité pendant des lustres, qu’ils l’ont polie, patinée, fignolée, qu’ils l’ont voulue totale et sublime. On voit qu’ils y sont parvenus, que leur vieillesse est une réussite totale, quelque chose de beau et d’accompli. La mort, attendrie, n’ose pas porter la main sur eux. Elle recule en voyant leur monocle derrière lequel bute leur œil exorbité qui ressemble à un poisson exotique figé contre le verre de son aquarium. Elle est frappée par la réussite de ces existences, la mort. Ils ont déjà fait le plus gros de son boulot; les anéantir sera aussi simple que de souffler la bougie d’un chauffe‑plat, alors elle les contemple amicalement et, penchée sur leurs deux carreaux dérisoires, elle s’y mire avec volupté.


Comme ma méditation ne dit rien qui vaille au Gros, il murmure:

– Tu crois sérieusement qu’elle cherchait quelqu’un chez Froufrou, Hildegarde?

– On le dirait…

– Qui est‑ce qu’elle pouvait espérer trouver dans un boxon?

– Un habitué de la prostitution probablement…

– Mais qu’est‑ce qu’un habitué aurait à voir avec mon oncle Prosper et avec moi? Car enfin, enchaîne le Mastar, sans attendre une réponse que je ne songe du reste pas à lui fournir, si c’étaient les clients qui l’intéressaient, ça n’étaient pas les propriétaires, et lycée de Versailles…

– Toujours impeccablement pensé, Gros. Aussi bien tes conclusions ne font‑elles que renforcer la solidité du point d’interrogation qui nous est posé. Enfin, on va bien finir par mettre la main sur ces donzelles. J’ai communiqué la photo de notre souris à la Grande Taule et ça doit déjà remuer dans tous les azimuts. Dès demain, nous aurons sûrement du nouveau…

Il hoche sa belle trogne de Français moyen.

– Demain c’est demain! déclare lugubrement mon compagnon.

– On ne peut rien fiche de plus ce soir. Il est plus d’une plombe, les clandés ont baissé le rideau de fer!

– Les clandés p’t’être, mais Paname est bourré de tapins à cette heure. Si Hildegarde marne dans le pain de fesses, probable que des nanas la connaissent, non? Enfin, je suis pas commissaire, mais je vois le topo comme ça, moi!

Il repousse son glass vide.

– Je vais te dire, San‑A., j’ai honte d’écluser du whisky tandis que ma Berthe se morfond dans un cul de calebasse fausse ou est peut‑être morte. Tonnerre de Zeus! si je remue pas tout Pantruche pour la retrouver, c’est que je suis devenu la dernière des lavasses!

Il commence à tellement remuer Paris que, sous la poussée de sa fougue, notre table culbute avec tout son matériel. Les glaçons font du skating (c’est bien leur tour) et glissent jusque sous les pinceaux d’une vieille dame goitreuse qui revenait des toilettes.

La vieillarde patine et culbute, heureusement pour son arthrose de la hanche, elle s’agrippe au bras d’un petit serveur. Malheureusement, le petit serveur radine des cuisines avec une pyramide de plats coiffés d’un capuchon métallique. Heureusement, il lâche ses plats pour retenir la momie. Malheureusement, les plats dégringolent sur le couple tortorant le saumon. Le monsieur se prend un couvre‑plat sur la calvitie et la dame, plus raisonnable, se contente d’un steak tartare dans le décolleté. Le jaune d’œuf cru posé sur le paquet de viande hachée lui dégouline dans les profondeurs. Il s’ensuit de la confusion dans l’établissement. Bibi, le chat du Fouquet’s (le plus gros matou de Paris), qui pionçait sous une table voisine, trouve que le haut n’est plus fréquentable et se taille au sous‑sol pour retrouver René le standardiste.


– Si t’as payé, on pourrait peut‑être se retirer dans nos terres? suggère Bérurier qui n’a plus le goût des altercations.

La neige s’est remise à tomber… Elle tourbillonne autour des lampadaires et va se poser avec précaution sur les pavés luisants où elle se transforme séance tenante en bouillasse.

Les Champs‑Elysées sont encore animés. C’est le dernier petit rush avant le grand calme de la nuit.

– Qu’est‑ce qu’on entreprend? demande le presque héritier.

– Bouge pas. On va se faire des amazones, c’est‑à‑dire des mondaines motorisées.

Je regagne ma chignole, suivi du Gros.

Pourquoi le désespoir de Béru m’affecte‑t‑il modérément? Je devrais compatir, l’aimant beaucoup, vivre sa peine. En réalité, le kidnapping de Berthe m’intrigue plus qu’il ne m’inquiète. Ça doit venir du personnage. C’est la cocasserie qui domine, qui prime, qui balaie tout autre sentiment. Je me sens un peu glacé de l’intérieur depuis quelque temps. Toujours la souris dont j’ai parlé à Béru qui me galope dans l’âme en talons aiguilles. Faut surveiller ça, réagir sérieusement. Cette fille a mis l’embargo sur mon corps et sur mon esprit. Ma viande a la nostalgie de la sienne et quand j’imagine sa silhouette, une espèce de musique triste retentit en moi. Ça a débuté pourtant d’une manière très classique… Chez des amis communs… Mais à quoi bon vous raconter? Le besoin de s’épancher? Vous croyez que ça aide? Une illusion! Sur le moment on se dit que ça soulage. Et puis après on sent sa peine intacte et, en plus, on a l’impression de s’être couillonné soi‑même. Elle se tenait dans un coin du salon. La grand‑mère de la maison l’avait entreprise et lui bonnissait son opération de la rate, avec tous les détails. Odile faisait semblant de l’écouter, mais je voyais bien qu’elle rêvassait. Je lui ai trouvé l’œil pas heureux, une inquiétante petite lumière tourbillonnait dans sa prunelle. Et sa lèvre faisait un léger pli, comme pour amorcer un sourire désabusé. Elle était jolie, châtaine, pas grande… Vingt‑cinq ans environ et bien faite. Je me suis accoudé au marbre de la cheminée pour la détailler. Elle acquiesçait dès que la vioque reprenait salive, d’un air encourageant. Elle avait du mérite! Après le café, se farcir l’ablation d’une rate de grand‑mère, c’est héroïque, non? Nos regards se sont accrochés. Je lui ai souri, elle m’a souri. Ça débute toujours par deux sourires, une histoire d’amour. A la fin de la soirée, je me suis arrangé pour partir avec elle. Je l’ai déposée devant son domicile. En cours de route, on s’est raconté le minimum. Elle venait de divorcer, elle avait une petite fille et fabriquait des émaux… Je lui ai dit que je l’attendrais le lendemain à deux heures au Paris. Elle est venue. Tout ça est banal quand on l’écrit comme un rapport de gendarme. Elle portait un manteau noir avec un col de fourrure blanche. C’est ce manteau, je crois bien, qui a tout déclenché… Pourquoi certains objets vous touchent‑ils? Oui, le manteau à col blanc, c’est lui le responsable. Il exprimait complètement Odile. Là‑dedans elle ressemblait à ce que j’attendais d’une femme. Elle avait de la tenue, une certaine dignité un peu surannée, un air sérieux et doux…

– Ben, qu’est‑ce t’attends pour déhotter? grommelle le Mastar. T’es dans les vapes ou quoi?

Je lui tends un sourire d’excuse et je démarre. La neige tombe de plus en plus fort et se met à séjourner sur les arbres… Elle est prise dans d’étranges remous qui la malaxent. Brusquement, les Champs‑Elysées ont je ne sais quoi d’irréel, de feutré. Je remonte en direction de l’Etoile et j’emprunte l’avenue Foch à faible allure.

– Tu crois qu’on va dégauchir du cheptel? s’inquiète mon ami.

– Tu vas voir…

Effectivement, ça ne rate pas. Bientôt une bagnole américaine nous suit et se met à nous lancer des appels de phares. Je ralentis. La Chevrolet nous double en mollesse. A l’intérieur, il y a deux filles. Les passagères nous adressent un sourire enjôleur. Je file à mon tour un appel de phares, alors la guinde des pouffasses se range devant nous. Je stoppe et vais à l’abordage. Il y a une brune et une rousse. Des personnes d’apparence très convenable. On dirait deux petites bourgeoises dont les époux sont en mission au Sénégal et qui ont décidé de se dévergonder un brin.

– Bonsoir, mes chéries, je leur lance, la vie est belle?

La conductrice se colle une cigarette dans le bec et l’allume avec l’allume‑cigare du tableau de bord.

– Convenable, répond‑elle. Vous ne vous ennuyez pas trop, seul avec votre copain?

– M’en parlez pas, j’ai un vague à l’âme qui me gratte la gorge comme une angine. Si vous aviez une recette contre cette maladie, vous seriez cataloguées d’emblée parmi les bienfaitrices de l’humanité.

– On peut sûrement quelque chose pour vous, fait l’autre frangine avec aisance et distinction, les cas désespérés sont les cas les plus beaux. Allons prendre un verre…

– Où ça?

Je sais que ce genre de tapineuses est en cheville avec des night‑clubs. Ces demoiselles y rabattent leur gibier pour palper une soulte sur la limonade.

– Si on allait à l’Hacienda?

– Connais pas.

– Alors suivez‑nous!

Je retourne à ma tire.

– Y a maldonne? s’inquiète le Gros.

– Au contraire. On va aller écluser un pot de champ’ avec elles, manière de lier connaissance.

– Je croyais que ces nanas épongeaient les clilles en bagnole?

– Pas celles‑ci, Gars. Les putes en ricaine se consacrent au couché, c’est à cela qu’on les reconnaît. Ce sont les plus grosses piqueuses d’osier de la corporation. Une ou deux boutanches de rouille à dix sacs et la drume à débattre sur la base de cinquante papiers.

Bérurier pousse un sifflement vipérin.

– Mazette! ces greluses se surestiment le fion à ce tarif‑là? Dis voir, pour un forfait pareil elles doivent te faire tout le programme Barnum, plus des privautés particulières!

– Penses‑tu! T’as juste droit à un coup d’amour à la papa. Leur job, c’est de faire dans la classe, comprends‑tu? Tu paies leur bagnole rupine et leurs dessous grand luxe. Y a des mecs qui aiment s’offrir des illuses. Ils préfèrent le cinoche au réel…

– Et pourquoi que tu rambines des donzelles de première classe, San‑A.? D’accord, on va pas les grimper, mais le champagne sera tout de même pour nos frais généraux, non?

– Hildegarde m’a l’air d’être une sœur de première classe, réponds‑je, pense à la Cadillac. Si elle a tâté du tapin à roulettes, c’est sûrement dans ce type‑là qu’elle l’a pratiqué…

Il opine. La Chevrolet nous précède lentement, en faisant gicler la neige pâteuse. On roule du côté des Ternes et nos «leveusesfinissent par se ranger devant un établissement dont la façade représente grosso modo une construction sud‑américaine.

Elles tiquent un peu en découvrant Bérurier. Il n’a rien du riche noctambule qu’elles étaient en droit d’escompter.

– C’est mon cousin de la brousse, je leur chuchote, j’essaie de le dessaler un peu.

Nous pénétrons dans le cabaret. Un orchestre composé de trois musiciens fait un boucan du diable sur des rythmes sud‑amerloques. Les ziziqueurs portent des blouses de soie bleue à incrustations, aux manches blanches, très bouffantes; des ceintures rouges et des pantalons noirs. Ils sont basanés à la bronzine et se sont laissé pousser les baffies en pointe pour faire couleur locale, mais on les situe tous les trois natifs de Levallois on de Conflans‑Sainte‑Honorine.

La boîte est rigoureusement vide de clients, aussi subissons‑nous l’assaut des maîtres d’hôtel loqués à l’espagnole.

Ces demoiselles nous défriment à la lumière rouge de la lampe à abat‑jour.

– Je m’appelle Marysa, se présente la conductrice, et mon amie c’est Josepha.

Des prénoms en «apour feuilletons féminins, naturellement, c’est classique. On se serre la louche.

– Il est dans les bestiaux, votre cousin? interroge avec un poil d’ironie la prénommée Josepha.

D’un coup de genou, je fais avorter le rugissement que le Gros s’apprêtait à libérer.

– Non, il tient un bureau de tabac…

– Dans un passage du même nom, ajoute le fin Béru en tortillant ses grosses francforts indignées.

On nous apporte d’autorité la boutanche à dix raides annoncée à l’extérieur. C’est du Nestor Durand authentique, aussi brut que Bérurier, récolté à Colombise‑de‑Maideux dans la Haute‑Marne, à seulement 180 kilomètres d’Epernay. Il a le goût de bouchon, ce qui, à tout prendre, est préférable à son goût d’origine…

– Vous nous faites danser, messieurs? sollicite Marysa.

A cet instant, l’orchestre tangote à tout‑va. L’un des musicos joue de la courgette évidée et un autre du peigne fin, c’est vous dire à quel point on baigne dans le typique!

– Je veux bien, consent mon camarade, mais je vous préviens que moi, en dehors de la valse lente, j’suis pas Roland Petit. Nez en moins, si un peu de gymnastique peut vous décrasser les deltoïdes, je suis partant!

Galamment il se lève et s’incline sur Marysa.

– Mon petit cœur, mes deux battoirs sont à vous.

La pauvrette réprime sa panique. Dans sa profession tout n’est pas aussi rose qu’on pourrait le supposer[14]. Il y a des hauts et des abats. Elle vient de toucher son tripier, c’est la vie.

Courageusement, elle se laisse emparer par Béru. Il n’a jamais eu le côté Serge Lifar, mon Valeureux. Lui, sur une piste de danse, c’est un peu comme une pelle mécanique dans un salon Louis XV, ça fait durement anachronique, croyez‑moi. L’ours Martin en exhibition. En avant pour la marche des scaphandriers! Il soulève ses pataugas à cinquante centimètres du plancher et reprend durement appui avec le sol. Il est penché en avant, formidable tâcheron du tango enjôleur. Il tortille son énorme dargif comme s’il le chargeait d’assurer la cadence! Son numéro tient de la foulée du vendangeur piétinant sa récolte dans la cuve et de la bourrée auvergnate. C’est lent, pesant, martelé. Et faut voir comme il cramponne sa partenaire! Plaqué à elle de toute son épaisse poitrine, la tête rejetée en arrière à des fins respiratoires, il garde le bras gauche rigoureusement à l’équerre, raide comme un panneau de signalisation, tandis que son bras droit enserre la taille de Marysa d’une manière extrêmement farouche. Les musiqueux sont comme hypnotisés par cette démonstration. Le joueur de courgette s’en tape sur les doigts de stupeur, les loufiats s’embusquent derrière les piliers pour mater…

– Dites donc, plaisante Josepha, c’est un pittoresque, votre cousin, dans son genre.

– Toute la poésie rurale française, mon petit cœur…

On s’offre le tango nous aussi. Les donzelles sont des futées, les beaux esprits de la prostitution. Pour les questionner, il faut enfiler ses gants de velours et prendre son temps.

En dansant, voilà que je me remets à penser à Odile. Un soir, chez elle, la radio mise en sourdine diffusait un slow. Nous étions nus. Je l’ai saisie dans mes bras et l’ai entraînée dans la danse. Elle avait gardé son front appuyé contre ma poitrine pendant tout le temps de nos évolutions… C’était doux comme une sieste au milieu de l’été. Un moment de vrai bonheur…

– Vous rêvez, Antoine? demande Josepha.

C’est vrai qu’on ne dirait pas des putes, ces filles.

– J’évoquais une histoire d’amour, avoué‑je.

– Beaucoup d’histoires d’amour s’achèvent dans nos bras, dit‑elle. Nous sommes un peu l’Armée du Salut des amoureux déçus…

Elle ricane et ajoute:

– Sauf que notre taxe d’hébergement est plus élevée…

J’aimerais, par vanité d’homme, lui dire que je ne suis pas un amoureux déçu, mais à quoi bon? Elle s’en tamponne, de mes problèmes sentimentaux. Chaque nuit, des types riches et saouls lui racontent leurs misères; son job consiste à les écouter, à faire semblant de s’y intéresser, ça doit être tartant à la longue… Elle ne raconte pas les siennes, Josepha. Tout ce qu’un homme demande jamais à une fille de joie c’est: «Comment en es‑tu arrivée là?Elles sont toujours logées à la même «antienne». Ce mystère, ça les tracasse, les bonshommes. Ils veulent savoir le comment du pourquoi du tapin. Connaître les cabrioles et les culbutes qui ont fait d’une jeune fille pubère une prostituée. En secret, les tenaille le louable désir de la sauver, de la remettre à coups de bonnes paroles et de tringlard dans le droit chemin. Les ambitieux! Les prétentiards! Ils croient posséder la braguette magique, la flûte enchantée. Ce sont les enchanteurs Merlin de la rédemption. Ils sont persuadés que leur bitougnot à tête vadrouilleuse recèle des vertus salvatrices, qu’il distille un filtre prodigieux, capable de plonger les demoiselles pouffiasses dans l’extase du salut. Leur braguette, c’est la grotte miraculeuse, ce qui en sort doit déguiser la plus salope radasse en Bernadette Soubiroute! Des tendres pigeons, voilà ce qu’ils sont. Et tellement fastoches à plumer que ces dames s’en donnent à cœur joie.

Sur la piste incendiée par les rouges projecteurs du tango argentin, Marysa, bloquée par Béru, souffre mille morts. Une fois sur deux mouvements il lui écrase un pied. Elle ponctue la danse de petites exclamations douloureuses. Elle s’oblige à la patience, fait sa B.A. du mois. Pendant ce temps, le maître d’hôtel vide nos coupes dans le seau à champagne et les emplit de nouveau, histoire de faire marcher le commerce. C’est de bonne guerre, chacun se débrouille, ici ne sommes‑nous pas dans l’univers factice du connard à piller? A piller à cheval et en voiture! Par tous les moyens: depuis le champ’ jusqu’au plumard, en passant par la dame à la rose‑boutonnière qui, là‑bas, guette la fin de la danse, sa corbeille de baccarats à la main.

Sur un dernier accord de cucurbitacée séchée, le tango s’achève. Marysa se rapatrie vers notre table en boitillant.

– Eh bien, mon gros loup, déclare‑t‑elle au gars Béru en s’asseyant, tu pourras me débloquer des crédits pour que je m’achète une autre paire de souliers. Qu’est‑ce que tu m’as mis!

Le Gravos se fend d’un large sourire indulgent.

– J’avais prévenu que question danse j’avais pas été formé dans les ballets du marquis de Cul et Vase, rectifia‑t‑il. J’ai pas l’ambition de réclamer ma licence de pro, ma gosse.

Il vide sa coupe et, oubliant un instant le drame qui assombrit sa vie conjugale, il enchaîne, l’œil allumé:

– En tout cas, ce dont en ce qui te concerne, je peux te dire que pour le massage de nombril tu es superchampionne. Oh pardon! pendant qu’on tanguait j’avais du 220 volts dans la brioche, poupée. J’ai idée que, lorsque tu tiens à t’en donner la peine, tu dois vous scalper le Mohican de première… T’as le derme enchanteur et le coup de reins qui met en condition.

Bien que ces compliments émanent d’un gros lourdingue, ils n’en flattent pas moins la bergère qui se met à ciller d’un air prometteur.

– Je crois pouvoir t’affirmer que tu ne t’embêteras pas avec moi, Alexandre, chuchote‑t‑elle, très intime.

Le Mahousse en violit. Sa cavalière profite de son désarroi pour vider sa coupe dans celle de Béru. Le maître d’hôtel attentif se précipite pour la lui remplir. Il fait remarquer ostensiblement que la bouteille est morte et un de ses péones, paré pour la manœuvre, en débouche une nouvelle, sortie comme par magie de ses manches kimono.

Deux quilles! C’est la bonne moyenne. Ces demoiselles viennent de remplir la première partie de leur programme. L’opération limonade étant achevée, elles s’apprêtent à déclencher leur grande offensive d’hiver.







Date: 2015-12-13; view: 379; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ



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