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Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


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LE DÉRAILLEMENT DU TRAIN FANTÔME !





 

Linaussier, mon collègue des Mœurs, est un type douloureux qui porte toujours un gilet noir et une cravate grise. Il est propre comme un vieux billet de mille balles et se caractérise par ses chaussures éculées. La godasse, chez lui, c’est quelque chose de si délicat qu’il n’en change que tous les vingt‑cinq ans. Une paire de pompes lui fait le quart de siècle, à Linaussier. Quand il entre chez André, c’est pas pour un achat, c’est pour un mariage. Il blesse des nougats, faut le comprendre. Le saton fragile, de naissance. Quand il se chausse, c’est comme un cosmonaute qui pénètre dans sa capsule. C’est hautement scientifique comme opération, et d’une précision extrême. Il lui faut une corne spéciale, du talc, la main‑d’œuvre étrangère… Il est obligé de s’asseoir, de se mettre un concerto de Brahms pour s’adoucir le système nerveux, se velouter la patience, s’affûter le stoïcisme…

Il geint, il pousse, il rougeoie, Linaussier. Il se fait frictionner les orteils pour l’emballage sous cuir. Faut lui lisser la socquette, lui oindre les durillons, lui masser les tendons, lui décontracter les muscles, le vaseliner, aussi, parfois quand le temps veut changer. Ses pompes, il les habite, positivement. C’est son logement, son caveau de famille, ses sarcophages à nougats. On les lui ressemelle jusqu’à ce qu’elles s’effilochent, tombent en poudre. A la fin, y a plus que l’épaisseur du cirage. C’est devenu papyrus! Friable! Arachnéen! Un souvenir de pompes, qui bâille, qui délabre, qui coule, qui s’émiette, qui se répand, qui s’en va, qui disparaît, qui se déchaussure, qui n’est plus que lacets…

Sa croix, en somme. Son calice! Il est double, douloureux, tragique. C’est une entrave. Il marche comme dans un marécage, les yeux rivés à ses godasses, attentif, anxieux, fixant les craquelures, détectant les nouvelles voies d’eau.

Un martyr, Linaussier! Il arpente la vie comme sur des moignons. Un Pompéien fuyant la lave dévastatrice sur des tronçons de pied! Des fois il marche sur le côté des pinceaux, les semelles s’opposant comme pour une immense ferveur du panard. D’autres fois, c’est sur la pointe des arpions qu’il déambule, vieux petit rat d’un opéra de quat’ sous à trois balles! On l’a vu arquer sur les talons, comme un qui s’essaierait au ski nautique sans skis. Toutes les manières de se déplacer avec deux pieds, il les a éprouvées, risquées, tentées. Sa démarche est devenue funambulesque. On peut pas reconnaître son pas dans l’escalier car il ne gravit jamais les degrés deux fois de la même manière. Il a des trucs, des astuces. Il pivote, ou bien sautille, ou encore unijambise car ses targettes sont pas forcément à l’unisson de la souffrance. Y en a toujours une qui débloque davantage que l’autre. C’est un duel pied droit‑pied gauche. A celui qui jouera au plus abominable… A celui qui fuira l’autre. Le drame, c’est ça: un farouche antagonisme entre ses deux pieds. Ils ne seront d’accord que lorsqu’ils formeront la flèche dans son cercueil.

Linaussier s’apprête à quitter son bureau lorsque je fais irruption. Il vient de dégager ses tatanes des coussins de duvet sur lesquels il les dépose pendant ses séjours à la Grande Casba. Il fait ses premiers pas. Ça saisit comme les premiers pas d’un bébé. On attend le miracle, on doute, on redoute! On est prêt à intervenir, à le cueillir, à l’agripper, à le sauver in extremis. On craint le pire: la chute, la fracture… Et puis non, le pied droit dépasse le gauche, le gauche redouble le droit, l’équilibre est maintenu, la situation rétablie une fois encore, la dernière peut‑être?

– Tiens! voilà le joli cœur, grince‑t‑il en exhalant un soupir.

On s’en agite une dizaine.

– Ça fait un blaud que je ne t’ai vu, San‑A., toujours le bourreau des cœurs à prendre?

– De plus en plus, Linau; maintenant je ne peux plus sortir sans une provision de cardiorythmine pour soutenir les battants défaillants!

Il grimace un sourire envieux. Il a une bouille pas très fraîche: grosses lèvres, nez épaté, yeux mités, étiquettes en anses de cruche. De la couperose, des ennuis familiaux. Un gamin qui a une guitare fanée, une mégère qui lui fait passer ses vacances dans une ville d’eaux pourrie et qui l’oblige à rester près d’elle pendant qu’elle écluse sa flotte salvatrice… Il aime pas trop l’existence, Linaussier. Son rêve, c’était d’être capitaine au long cours. Il se voyait dans les escales ensoleillées, sur le pont blanc d’un barlu, ou bien avec des colliers de fleurs au cou… Et puis, ses panards…

– T’as besoin de mes humbles services, superman?

Yes, mon pote. Tu es le fichier vivant de la volaille, alors tu vas pouvoir me rencarder à propos d’une donzelle qui marne dans le pain de fesses.

Je lui sors le cliché de miss Hildegarde.

– Tu dois connaître ce ravissant sujet?

Il prend la photo, l’approche de son déflecteur de bureau pour la visionner à loisir.

– Inconnue au bataillon des pétasses, affirme‑t‑il en me la rendant, t’es sûr que cette rosière opère dans la prostitution?

Je lui bonnis l’histoire de l’album. Il hoche la tête.

– Alors, il s’agit d’une nouvelle recrue, décide Linaussier. Ça devient coton de rester au courant dans ce milieu. Il a tellement changé. Avant c’était organisé: une institution! Ces dames étaient maquées à des jules répertoriés. On savait où on allait. Du bétail. Maintenant on se heurte de plus en plus à l’amateurisme. On assiste à une libération de la tapineuse. Je sais pas si c’est son droit de vote qui lui fait ça, mais elle s’affranchit de plus en plus de la tutelle du mac, la pute d’aujourd’hui. Elle marne pour son compte. T’as des femmes mariées, croquignolettes bourgeoises, qui retapent pour s’accorder le superflu. Des étudiantes, beaucoup, pour payer leurs études. Les vraies morues sont en perdition, comme les baleines. Bientôt faudra les parquer dans des réserves zoologiques, comme les flamants roses, pour en conserver l’échantillon.

– Comment pourrais‑je me tuyauter à propos de cette chérie minette?

Il réfléchit.

– L’album dont tu parles a été constitué par un organisme spécialisé. Qui comporte‑t‑il, comme autres denrées consommables?

Je regrette de ne l’avoir pas apporté avec moi, mais ma mémoire éléphantesque me permet de lui virguler des blazes et de lui décrire des souris. Je lui raconte Myriam, la Mauresque, Fou‑Zy, la Japonaise; et puis d’autres, comme ça, à la volée. Alors il fait claquer ses doigts.

– Stop! Je vois de qui il retourne. C’est le cheptel de Jérôme Laurenzi, ça. Tu devrais questionner ce dernier, il crèche rue de Buzenval…

– Pour le questionner, Linau, faudrait que je sois à la coule avec un ectoplasme, vu que Laurenzi est mort comme le diplodocus du British Museum. C’est justement chez lui que j’ai dégauchi le catalogue en question. Je pensais qu’il lui avait été soumis, mais selon toi, c’est au contraire lui qui l’a constitué?

– Laurenzi mort! s’étonne Linaussier, et de quoi?

– Des oreillons, à son âge, ça ne pardonne pas. Donc il était imprésario en putes, le beau Jérôme?

– Oh! lui, il touchait un peu à tout, tu sais.

– Il possédait un clandé, non?

– Oui! rue Legendre. Confortable établissement géré par Mme Froufrou, récite mon collègue aux nougats endoloris. Tu devrais montrer la photo de ton Hildegarde à Froufrou, peut‑être que ça lui dira quelque chose?

– Et si ça ne lui dit rien?

Linaussier hoche la tête et ouvre un tiroir de son burlingue. Il en sort quelques feuillets ronéotypés.

– Voilà la liste à peu près mise à jour des clandés de Paris avec leurs spécialités. Visite‑les et questionne en douce leurs pensionnaires. T’as intérêt à ne pas faire état de ton brillant métier, sinon on risque de te jouer la Muette.

Je remercie et quitte le meurtri des racines, nanti de ses conseils et de son document.

Je passe aux services s’occupant des recherches dans l’intérêt des familles et lui fais tirer un cliché de la môme Hildegarde afin que le minois de celle‑ci soit diffusé abondamment. Puis, comme il est déjà tard, je décide de stopper pour aujourd’hui ma petite enquête et de rentrer à la maison.

M’man est en train de repeindre sa cuisine lorsque j’arrive. Une sacrée bricoleuse, ma Félicie! Pour elle, croyez‑le, le travail c’est la santé! Elle s’arrête jamais, la chérie. Le jardin, les vitres, les tapis, le nettoyage de la chaudière, tout, quoi! Un vrai bonhomme dans son genre. Juchée sur un escabeau, elle barbouille les murs dûment lavés à la lessive Saint‑Marc (comme dirait De Thou). Elle porte une blouse grise et un torchon lui sert de turban. Elle a des éclaboussures jaunes sur son beau visage ridé et si paisible. On dirait que des boutons d’or ont fleuri sur sa figure. Elle s’exclame en m’apercevant:

– Mon grand! Si je m’attendais à te voir rentrer ce soir! Mais je n’ai rien de prêt…

Elle me montre son fourneau recouvert d’une grande toile protectrice, le gaz également houssé, et la vaisselle enfermée dans des caisses au milieu du local.

– J’ai voulu profiter de ton absence pour donner un coup de peinture à la cuisine. Que penses‑tu de ce jaune, Antoine? Il est très gai, non?

– Formidable, M’man, on dirait qu’il fait soleil! Mais ne te tracasse pas pour la bouffe, on va aller au restaurant!

– Tu sais, j’ai du poulet froid au frigo, et on peut ouvrir une boîte d’œufs de saumon, puisque tu les aimes?

Je sens que ça lui ferait plaisir qu’on reste at home. Elle est lasse et la perspective de devoir s’habiller la terrifie un peu.

– Comme tu voudras, M’man.

La radio joue en sourdine. Dans notre maison il y a une ambiance comme nulle part ailleurs. C’est d’un calme, si vous saviez! Par la grâce de Félicie. Je me souviens d’autres logements que nous avons occupés, c’était identique.

J’avais l’impression de me plonger dans de l’eau tiède chaque fois que j’y rentrais. C’est resté pour toujours une mère poule, Félicie. Elle garde ses plumes ébouriffées et dedans il y fait chaud. On oublie… Quand ma vieille ne sera plus de ce monde, le monde lui aussi ne sera plus de ce monde. Il aura basculé; il sera devenu autre chose: un autre monde où il fera gris et froid, où il fera méchant, où il fera morne. J’y songe, parfois, la nuit. Une suée me réveille! Je pense à l’absence éternelle de Félicie et ça me donne envie de vomir. Par quel bord attraperai‑je la vie quand la chose se produira? A quoi ressemblera‑t‑elle, cette maison, sans elle? Comment ferai‑je pour mettre un pied devant l’autre et m’éloigner de sa tombe? Félicie for ever! Ma Félicie! Des copains me disent: «Y a que des pédoques pour aimer autant leur mère, San‑A. T’es sûr de ne pas trimbaler un complexe?Je voudrais leur ramoner le pif à coups de phalanges. Félicie, elle a entretenu un miracle: empêcher que je ne sois plus un petit garçon! Grâce à elle, y a un bout d’enfance qui continue en moi, qui me garde heureux et tendre… Vous parlez d’un cadeau!

Elle se déblouse, se détorchonne, se débarbouille. La revoilà en vraie Félicie, souriante, gaie et grave à la fois. Pendant qu’elle se relingeait, j’ai dressé le couvert dans la salle à manger, préparé les œufs de saumon, les toasts, la vodka, le poulet avec les cornichons… Elle aime que je m’occupe ainsi, ma brave femme de mère. Ça lui plaît que je participe en fonctionnement du foyer.

– On mange en télé? je lui demande.

C’est une expression à nous. Manger en télé, c’est mater la bouille de Zitrone pendant les nouilles au beurre. Dans ces cas‑là, nos couverts n’ont pas la même formation: on les met côte à côte au lieu de face à face.

– Comme tu voudras, mon grand.

– Alors je préfère qu’on reste entre nous, d’accord? On se paie une dînette d’amoureux, M’man.

Elle sourit. On s’installe. Les œufs de saumon, elle apprécie pas trop. Elle se force, elle fait semblant pour m’accompagner car elle sait que j’ai horreur de savourer seul quelque chose que j’aime.

– A propos d’amoureux… j’attaque tout de go.

Puis je me tais. Je ne sais pas au juste ce que je voulais dire. La voilà secrètement alarmée, Félicie. Elle s’attend toujours à ce que je lui annonce mon mariage. Ça sera un coup moche pour elle, mais elle sera tout de même contente. Mon bonheur avant tout! Et puis, grand‑mère, c’est un truc pour elle. Elle a les capacités pour.

– Qu’allais‑tu dire, mon grand?

– Oh non, je la rassure, c’est de toi que je parlais…

– De moi!

– T’as été veuve à quel âge, M’man?

– J’avais trente‑deux ans.

– Mince! c’est jeune.

– Oh oui, très jeune, soupire Félicie.

Elle s’étonne qu’on cause de ça. C’est un sujet auquel on ne touche jamais. La mémoire de Papa, elle est dans celle de ma mère. Des mémoires gigognes! Je la lui laisse.

– T’as jamais été tentée de te remarier, M’man?

– Non, jamais…

– A cause de moi?

– Non, à cause de lui, répond‑elle loyalement…

Vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas une seule photo de mon dabe sur les murs. Elle a jamais eu le chagrin ostentatoire, Félicie, jamais… Pas d’iconographie pour glorifier sa douleur.

– Tu l’aimais tant que ça?

– Oui.

– Pourtant, excuse‑moi, t’as dû avoir besoin d’un homme. La nature c’est la nature, quoi!

Marrant que je la fasse rougir. Elle mord dans son toast emperlé de saumon.

– Tu sais, mon grand, l’amour, ça s’oublie. Il n’y a que ceux qui le font qui y pensent…

– Mais pourquoi ce sacrifice?

– Ça n’était pas un sacrifice, Antoine. Je n’ai pas épousé ton père pour la durée de sa vie, mais pour la durée de la mienne!

Bon Dieu, ce qu’elle me dit, c’est comme de la musique. Ça me fait drôle, et chaud… Du bien et du mal à la fois. Je me lève pour aller l’embrasser. Je m’aperçois que, grâce à elle, mon vieux n’est pas tout à fait mort. Il a continué en sourdine. On n’a jamais chassé son ombre du logis, alors elle s’est installée près de nous comme ces chats perdus qui finissent par se hasarder. Et pourtant, c’est effarouchable, une ombre, ça ne se plaît pas n’importe où. Cela me fait un drôle d’effet de me sentir encore un père. Pourquoi n’avais‑je pas pigé plus tôt? Je me contentais de jouir de cette présence impondérable sans la réaliser…

– Ecoute, M’man, puisqu’on batifole dans l’intime, je vais te poser une question qui me ronge égoïstement depuis longtemps. En fin de compte, tu es la seule à pouvoir y répondre…

Elle me regarde. Ses yeux sont clairs, gris‑bleu, avec comme un serti noir autour de la prunelle et des bulles dorées tout au fond.

– Je sais ce que tu vas me demander, mon grand.

– T’es pas chiche?

– Tu veux savoir ce qui se passera pour toi quand je disparaîtrai, n’est‑ce pas?

J’en prends plein mon mouchoir!

– Oui, c’est ça.

Elle trempe ses lèvres dans son verre de vodka, fait la grimace et vide le contenu de son verre dans le mien.

– Je me proposais justement de t’en parler, mon petit.

Un temps… Elle joue, de la pointe de son couteau, avec un beau grain de saumon dodu et scintillant.

– Vois‑tu, Antoine, il va falloir songer à te marier. L’homme n’est pas fait pour la solitude.

– Tu sais bien que je ne suis pas mariable, M’man. Une mère peut m’attendre des nuits, des semaines: pas une épouse!

– Tu lui feras des enfants. On n’a rien trouvé de mieux pour résoudre ce genre de problème. Seulement, tu ne devrais pas trop tarder; note que je suis bien décidée à vivre très longtemps encore, mais plus vite tu prendras d’autres habitudes, mieux ce sera.

Je hausse les épaules.

– Navré de te décevoir, M’man, mais je ne compte pas me marier.

Elle s’apprête à me déballer une nouvelle rafale d’arguments lorsque le bigophone se met à carillonner. Je vais décrocher. Tout de suite j’ai l’impression que mon appareil est en dérangement car je ne perçois qu’un bruit de canalisation engorgée. Ça bouillonne, ça crachote, ça clapote, ça gargouille, ça ronronne, ça déglutit, ça expansionne… Je répète plusieurs «allô!ponctués de points d’exclamations intraduisibles en français et je m’apprête à raccrocher lorsqu’une voix misérable bredouille, comme on vide une bassine d’eau de vaisselle dans un caniveau:

– C’est toi, San‑A.?

Il me semble, fort confusément, reconnaître l’organe visqueux et gargouilleur du Gros.

– Oui. Béru?

– Ah, Mec, parle‑moi‑z’en pas! Si tu saurais!

Dieu du ciel, mais le Mastar chiale à l’autre bout du fil! Il suffoque. Il s’étouffe à force de sanglots.

– Qu’est‑ce qui t’arrive, Grosse Pomme, ton coq est canné?

– Non, Berthe a été kidnappée!

La nouvelle est avant tout cocasse. J’imagine B.B., roulée dans un drap et embarquée de façon romanesque dans une voiture aux stores baissés. C’est le genre de vision qui aurait plutôt tendance à faire marrer un hépatique! Ah, dites donc: la Gravosse dans le rôle du petit Lindbergh, je demande des précisions! Il a son permis de grutier poids lourdingue, le ravisseur! On alors ils s’y sont mis à quarante! Ils ont employé des chevaux de trait; des câbles, la force électrique, l’hydraulique aussi, peut‑être? On a installé une voie ferrée volante? Embauché une machine haut le pied? Répondez, je demande à comprendre! Je voudrais savoir, admettre, concevoir! C’est mon droit, j’ai un cerveau à double hémisphère, bulbe rachidien et scissure de Silvius, moi! Faut que j’en use. Il me demande des comptes.

– Renifle un bon coup, conseillé‑je au Gros, et tâche de me sortir tes salades posément.

Il suit mon conseil, à cela près que son reniflement est ponctué d’une vive expectoration.

– Tu te rappelles, San‑A., quand t’est‑ce qu’on est revenus de l’hosto, Berthe ne se trouvait plus à tome?

– Ton honorable concierge a même précisé qu’elle était partie avec des amies…

– Des clous. Ce soir, comme la pauvrette était toujours pas rentrée et que j’avais pas de clé, je suis été requérir le serrurier du bout de ma rue. Il m’ouvre, je lui paie un verre vu que c’est une vieille connaissance de comptoir, et c’est alors que j’avise une lettre dactylographiée punaisée contre le mur de la cuisine. Je ligote la chose ci‑jointe.

Il se racle le couloir et enchaîne, retrouvant intacte sa belle et sobre voix d’analphabète. (C’est à la lecture d’un texte que l’inculture d’un individu est le plus probante.)

Si vous tenez à retrouver votre femme vivante, trouvez‑vous à dix heures ce soir à la fête foraine de la porte de la Chapelle devant la baraque de la femme‑canon.

A l’écoute de ce texte je ne suis pas loin de me demander si ça n’est pas Berthe, la femme‑canon! Elle a des vaches disposes pour pulvériser les records, cette chérie!

– Ecoute, Pomme à l’huile, tranché‑je, ton affaire m’a l’air d’être un rude canular. Ça sent son poisson d’avril anticipé jusqu’à Saint‑Cloud!

– Tu crois? espère‑t‑il. Pourtant y a néanmoins du troublant dans ce circus…

– La disparition de ta petite médème? demandé‑je, en décidant que la B.B. s’est levé un nouveau gigolpince.

Car elle a une santé de fer et des dons de séductrice, la chère femme. C’est large comme la Tour de Londres et ça vous tombe des bonshommes en veux‑tu en voilà! Parfois c’est à se demander ce qu’ils ont dans la tronche, les minets! Dans la tronche et dans le kangourou à trois places! Une déesse carrossée par Balmain les laissera froids et ils s’enticheront par contre d’une tarderie bien horrible, bourrée de graisse et de fanons. C’est comme Béru, jadis, au claque de son chef‑lieu avec la boscotte! C’est mystérieux, les sens! C’est pernicieux! C’est déroutant! C’est imprévisible!

– Oui, enchaîne‑t‑il, coupant court à mes réflexions, je me suis rencardé à propos de la soi‑disant amie dont avec laquelle Berthe aurait quitté le domicile conjugal…

– Alors?

– Là, tu vas être sidéré, Mec, car, crois‑moi si tu voudras, mais son signalement correspond à celui de la fille blonde qu’on retrouve à tout bout de champ dans nos lattes depuis hier!

Cette fois, je cesse de prêter à la Baleine des amours coupables – dont elle saurait faire usage le cas échéant, soit dit entre nous et entre parenthèses. Cette souris aux cheveux de lin, je commence à avoir use fichue envie de la rencontrer.

Sacrée Hildegarde, va!

Je ne sais pas si dix heures sonnent quelque part car, dans le fracas de la fête, on ne saurait les ouïr, toujours est‑il que le cadran de ma Piaget est formel: il est dix plombes à ne plus en pouvoir, et si je m’obstine à le fixer il va finir par être dix heures une en pas plus de soixante secondes! Les autotamponneuses font un charivari du diable. C’est le manège le plus bruyant. Celui qui attire le plus de chalands, le plus de nonchalants aussi. Il assouvit les passions, il assume les désirs rentrés… On y rencontre ceux qui n’ont pas de voiture et qui se donnent l’illusion d’en avoir… Et ceux qui, en possédant une et ayant la hantise de la cabosser, s’offrent des collisions bien féroces au volant de leur autotampon histoire de liquider leurs complexes.

Faut les voir se télescoper à bloc, dents crispées, yeux fous, rictus pour masques de carnaval! Des gueules terribles ils arborent! Démoniaques! Assassines! Vicieuses à outrance! Y a du meurtre dans toute leur personne, aux tamponneurs. Ils sont destructeurs, Attilas, ravageurs, broyeurs de tôles… Et les étincelles crépitent au bout des perches, sur la grille électrifiée. Et les filles qui les accompagnent gloussent, se pâment, prennent leur fade de se sentir au côté d’aussi puissants guerriers, d’aussi nobles chevaliers, d’aussi valeureux et intrépides conducteurs. La viandasse malaxée, les rires arrachés du ventre par les violentes secousses! Toute la tripaille en émoi, tout le viscéral en délire, tous les sens paniqués… Rrraoûm! Vlan! Bing! Encore! Ah! salaud! tu m’as eu! Bouge pas, ça va être ton tour, ta fête (foraine), ton apothéose! Laisse que je te coince, ordure! Et baoûm, on lui fonce dessus, au méchant feinteur! Vautour sur sa proie en tire‑d’aile. On le Kamikase! Vive la torpille humaine! La plus riche des morts, c’est celle‑là: l’anéantissement par percussion de l’adversaire. La mort par la destruction d’autrui. La fête à la ferraille, mes fils! Dans le tohu‑bohu, la musique, les cris, les méchantes lumières…

L’inventeur de l’autotampon? Quelqu’un! Un grand psychologue, le roi des défoulants! A côté, le manège de la fusée cosmique ne fait pas recette, malgré son fuselage profilé, sa capsule détachable et ses feux météoriques. La populace, faut l’admettre, elle s’en tamponne, des exploits spatiaux. Elle est pas chaude pour la grande vadrouille astrale. La Terre lui suffit.

Elle a ses bagnoles, sa tévé, ses impôts, ses traites à payer, alors pour ce qui est du cosmos, qu’il laisse son adresse, on lui écrira. Un jour, à la terrasse de Lipp, j’ai entendu l’exclamation d’un gars qui matait en première feuille de Lazareff‑Soir des exploits fuséeux… (Une fusée amerloque avait réussi à se carrer le naze dans le fion d’une autre.) «Encore! Ils nous pèlent avec leurs conneries», s’est exclamé l’érudit que je vous fais état! Textuel. Lui, dans France‑Soir, il préférait, à ces fabuleuses performances, le garagiste assassin on la bande dessinée de San‑Antonio.

Le Gros qui a cessé de larmoyer regarde autour de soi avec une légitime anxiété.

– Il est dix plombes, non? murmure‑t‑il.

– Et comment! renchéris‑je.

– Tu crois pas que c’est une galéjade? suppose‑t‑il.

– Tel a été mon premier sentiment, Béru, mais puisque tu me dis que Berthe est partie avec la mystérieuse Hildegarde, nous devons attacher de l’importance à ce message…

Nous faisons les mille pas devant la crèche de la femme‑canon, Mme Lola, elle s’appelle. Une affiche alléchante nous promet ses quatre cent soixante livres, son mètre cinquante de bout de cuisse et bien d’autres richesses peu communes.

Cent francs pour visionner cette merveille! Au prix où est le beurre c’est donné, non?

– Mince! s’écrie le Gros. (A vrai dire il emploie un autre mot comportant le même nombre de lettres, mais dont les trois du milieu diffèrent…)

– Que t’arrive‑t‑il, intellectuel à tignasse?

– Mate un peu ce qu’on vient de me coller dans la main!

Il tient un morceau de papier roulé menu.

– Qui donc t’a remis cela?

– Je ne sais pas. Ça m’a chatouillé la paume. Le temps que je m’ai retourné, j’ai vu personne!

Il déroule le parchemin. Il s’agit d’un horoscope comme en distribuent certains appareils automatiques sur les champs de foire. Car l’homme a tout annexé, tout standardisé, y compris le futur.

Au dos de l’imprimé on a écrit en caractères bâtons:

 

 

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