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PARIS, MAI 2002 2 page





«Que faites‑vous? Où les emmenez‑vous?» s'écria‑t‑il.

Sa voix traversa la cour en couvrant les cris du bébé. L'homme à l'imperméable ne lui répondit pas.

«Mais vous ne pouvez pas faire ça, continua le voisin. Ce sont des honnêtes gens, des gens bien! Vous ne pouvez pas faire ça!»

Au son de sa voix, des volets commencèrent à s'ouvrir, des visages apparurent derrière les rideaux.

Mais la fillette remarqua que personne ne bougeait, personne ne disait rien. Ils se contentaient de regarder.

La mère s'arrêta, incapable de continuer à marcher, le dos secoué de sanglots. Ils la poussèrent brutalement pour la faire avancer.

Les voisins regardaient la scène en silence. Même le professeur de musique se taisait à présent.

Soudain la mère se retourna et hurla à perdre haleine. Elle hurla le nom de son époux. Trois fois.

Les hommes la saisirent par le bras et la secouèrent sans égard. Elle lâcha ses bagages et ses paquets. La fillette voulut les faire cesser, mais ils la repoussèrent.

Un homme apparut sous le porche, un homme mince portant des vêtements froissés, avec une barbe de trois jours et des yeux rougis et fatigués. Il traversa la cour en marchant bien droit.

Quand il passa au niveau des deux hommes, il leur dit qui il était. Son accent était aussi prononcé que celui de la femme.

«Emmenez‑moi avec ma famille», dit‑il.

La fillette glissa sa main dans celle de son père.

Elle se dit qu'elle était en sécurité. En sécurité avec son père et sa mère. Tout cela finirait vite. C'était la police française, pas les Allemands. Personne ne leur ferait de mal.

Ils reviendraient bientôt dans l'appartement et Maman préparerait un bon petit déjeuner. Et le petit frère sortirait de sa cachette. Et Papa retournerait à l'atelier dont il était contremaître, en bas de la rue, où on fabriquait des ceintures, des sacs et des portefeuilles. Tout serait comme avant. Très vite, la vie redeviendrait sûre.

Dehors, il faisait jour. L'étroite rue était vide. La fillette se retourna sur son immeuble, sur les visages silencieux aux fenêtres, sur la concierge qui berçait la petite Suzanne.

Le professeur de musique leva lentement la main en signe d'au revoir. Elle fit de même en lui souriant. Tout allait bien se passer. Elle reviendrait, ils reviendraient tous. Mais le visage du violoniste exprimait tant de détresse. Des larmes coulaient sur ses joues, des larmes muettes qui disaient l'impuissance et la honte, et que la fillette ne comprenait pas.

 

 

«Lourd, moi? Mais ta mère adore ça! gloussa Bertrand en jetant un coup d'œil complice à Antoine. N'est‑ce pas, mon amour, que tu aimes ça? N'est‑ce pas, chérie?»

Il tourna sur lui‑même dans le salon, claquant des doigts sur l'air de West Side Story.

Je me sentais bête, ridicule, devant Antoine. Pourquoi Bertrand prenait‑il tant de plaisir à me faire passer pour l'Américaine pleine de préjugés, toujours prompte à critiquer les Français? Et pourquoi restais‑je plantée là à le laisser faire sans réagir? À une certaine époque, cela m'amusait. Au début de notre mariage, c'était même notre blague favorite, qui faisait hurler de rire nos amis français comme nos amis américains. Au début.

Je souris, comme d'habitude. Mais de façon un peu crispée.

«As‑tu rendu visite à Mamé dernièrement?» demandai‑je.

Bertrand était déjà passé à autre chose, occupé à prendre des mesures.

«Quoi?

– Mamé, répétai‑je patiemment. Je crois qu'elle aimerait beaucoup te voir. Elle serait sûrement heureuse de parler un peu de l'appartement.»

Ses yeux se plantèrent dans les miens.

«Pas le temps, amour. Vas‑y, toi!» Il me fît son regard suppliant. «Bertrand, je m'y rends chaque semaine, tu le sais bien.» Il soupira.


«C'est ta grand‑mère après tout, dis‑je.

– Mais elle t'adore, Miss America, dit‑il avec un sourire. Et moi aussi je t'adore, baby.»

Il s'avança pour m'embrasser sur les lèvres. L'Américaine. «Alors, c'est vous l'Américaine?» avait dit Mamé en guise d'introduction, des années en arrière, dans cette même pièce, en me toisant de ses pupilles grises et songeuses. L'Américaine. Oh oui, à quel point je m'étais sentie américaine avec ma coupe dégradée, mes baskets et mon large sourire, devant cette quintessence de femme française de soixante‑quinze ans qui se tenait si droite, avec son profil aristocratique, son chignon impeccable et ses yeux malicieux. Pourtant, j'avais aimé Mamé au premier regard. Aimé son rire surprenant et guttural. Son humour à froid.

Encore aujourd'hui, je devais bien avouer que je l'aimais plus que les parents de Bertrand, qui me faisaient toujours sentir d'où je venais, même si j'avais déjà passé vingt‑cinq ans à Paris, même si j'étais l'épouse de leur fils et la mère de leur petite‑fille.

En quittant l'appartement, je me trouvai confrontée encore une fois à ce reflet gênant dans le miroir de l'ascenseur et pris soudain conscience que j'avais trop longtemps supporté les piques de Bertrand, en bonne pâte que j'étais.

Mais aujourd'hui, pour la première fois, et pour quelque obscure raison, je sentais que ce temps‑là était révolu.

 

La fillette se tenait collée à ses parents. Ils avaient atteint le bout de la rue à présent et l'homme à l'imperméable ne cessait de leur répéter de se dépêcher. Elle se demanda où ils allaient. Pourquoi devaient‑ils marcher si vite? On les fit entrer dans un grand garage. Elle reconnut l'endroit, ce n'était pas loin de là où elle vivait ni de là où son père travaillait.

À l'intérieur, des hommes en salopettes bleues maculées de cambouis étaient plongés dans des moteurs. Les ouvriers levèrent les yeux vers eux en silence. Personne ne prononça le moindre mot. Puis la fillette aperçut tout un groupe de gens qui se tenaient là, avec des sacs et des paniers posés à leurs pieds. Elle remarqua qu'il y avait surtout des femmes et des enfants. Elle en connaissait quelques‑uns. Mais aucun n'osa les saluer. Après un moment, deux policiers surgirent. Ils appelèrent des noms. Son père leva la main à l'appel du sien.

La fillette regarda autour d'elle. Elle aperçut un garçon de son école, Léon. Il avait l'air fatigué et effrayé. Elle lui sourit. Elle aurait voulu lui dire que tout irait bien, qu'ils rentreraient bientôt chez eux, que ça ne durerait pas, qu'on les renverrait. Mais Léon la fixait comme si elle était devenue folle. Elle se mit à regarder ses pieds en rougissant. Peut‑être avait‑elle tout faux. Son cœur battait à tout rompre. Peut‑être les choses ne se passeraient‑elles pas comme elle le pensait. Elle se sentit très naïve, très bête, très jeune.


Son père se pencha vers elle. Son menton mal rasé lui chatouilla l'oreille. Il prononça son prénom. Il lui demanda où était son frère. Elle lui montra la clef. Le petit garçon était à l'abri dans leur placard secret, murmura‑t‑elle, fière de ce qu'elle avait fait. Il était en sécurité.

Les yeux de son père s'écarquillèrent étrangement. Elle sentit ses mains lui serrer le bras.

«Mais ça va aller, dit‑elle, tout ira bien pour lui. Le placard est grand, il y a assez d'air pour respirer. Et puis il a de l'eau et une lampe de poche. Tout ira bien pour lui, Papa.

– Tu ne comprends pas, lui dit son père, tu ne comprends pas.»

Et à son grand désarroi, elle vit des larmes monter dans ses yeux.

Elle le tira par la manche. Elle ne supportait pas de voir son père pleurer.

«Papa, dit‑elle, nous allons rentrer à la maison, n'est‑ce pas? Nous irons après l'appel, hein Papa?» Le père essuya ses larmes. Il la regarda avec des yeux si affreusement tristes qu'elle ne supporta pas de soutenir son regard.

«Non, dit‑il, nous ne rentrerons pas. Ils ne nous le permettront pas.»

Elle sentit un vent froid et sinistre la traverser. Lui revint encore une fois à l'esprit ce qu'elle avait entendu de la conversation de ses parents, cachée derrière la porte, la peur qu'ils avaient, leur angoisse qui planait dans la nuit.

«Que veux‑tu dire, Papa? Où allons‑nous? Pourquoi on ne rentre pas? Tu dois me dire! Je t'en prie!»

Elle avait presque hurlé les derniers mots.

Son père la regarda à nouveau. Il prononça encore une fois son prénom, très tendrement. Ses yeux étaient humides, ses cils piqués de larmes. Il porta la main à sa nuque.

«Sois courageuse, ma jolie chérie. Sois courageuse, la plus courageuse que tu peux.»

Elle n'arrivait pas à pleurer. Sa peur était si grande qu'elle engloutissait tout le reste, elle aspirait la moindre de ses émotions comme un trou noir avide et monstrueux.

«Mais je lui ai promis que je reviendrais, Papa. J'ai promis!»

Il recommençait à pleurer et ne l'écoutait pas. Il était enfermé dans sa propre peine, dans sa propre peur.


On les fit tous sortir. La rue était déserte, si ce n'était une longue file de bus garés le long du trottoir. Des bus ordinaires, comme ceux que prenaient la mère et ses enfants pour traverser la ville: des bus de tous les jours, verts et blancs, avec des plates‑formes à l'arrière.

On leur donna l'ordre de monter, on les tassa les uns contre les autres. La fillette chercha encore une fois du regard les uniformes vert‑de‑gris, tendit l'oreille pour entendre la langue rude et gutturale, tout ce dont elle avait appris à avoir peur. Mais il n'y avait là que des policiers, des policiers français.

À travers la vitre poussiéreuse du bus, elle reconnut l'un d'entre eux, un jeune avec des cheveux roux qui l'avait souvent aidée à traverser la rue en revenant de l'école. Elle cogna contre le carreau pour attirer son attention. Quand il l'aperçut, il détourna immédiatement le regard. Il semblait gêné, presque agacé. Elle se demanda pourquoi. Comme on les entassait dans le bus, un homme se mit à protester. On le frappa. Puis un policier hurla qu'il tirerait sur quiconque tenterait de s'échapper.

La fillette regardait vaguement défiler les immeubles et les arbres. Elle ne pensait qu'à son frère enfermé dans le placard dans l'appartement vide, et qui l'attendait. Elle était incapable de penser à autre chose. Ils traversèrent un pont, elle vit la Seine qui scintillait. Où allaient‑ils? Papa ne savait pas. Personne ne savait. Et tous avaient peur.

Un coup de tonnerre soudain les fit sursauter. La pluie s'abattit sur Paris, si dense que le bus dut s'arrêter. La fillette écoutait les gouttes s'écraser sur le toit du bus. La pause ne dura qu'un instant. Le bus reprit bientôt sa route, dans un crissement de pneus sur le pavé. Le soleil réapparut.

Le bus stoppa et on les fit descendre, dans un désordre de paquets, de valises et d'enfants en pleurs. La fillette ne connaissait pas cette rue. Elle n'était jamais venue dans ce quartier. Elle vit la ligne du métro aérien à l'autre bout de la rue.

On les conduisit vers un grand immeuble clair. Quelque chose était inscrit sur la façade en immenses lettres noires, mais elle ne parvint pas à lire. Elle vit alors que la rue entière était pleine de familles comme la sienne, descendant des bus, sous les hurlements de la police. La police française, et elle seule.

Accrochée à la main de son père, elle fut bousculée et poussée jusque sous une gigantesque arène couverte. Une foule innombrable était déjà massée ici, au centre de l'arène, et sur les sièges durs et métalliques des gradins. Combien étaient‑ils? Elle n'aurait su dire. Des centaines? Il en arrivait sans arrêt. La fillette leva les yeux vers l'immense verrière bleue en forme de dôme. Un soleil sans merci perçait à travers.

Son père trouva un endroit où s'asseoir. La fillette observait le flot ininterrompu qui venait grossir la foule. Le bruit se fit de plus en plus intense, c'était une rumeur qui enflait, celle de milliers de voix, de sanglots d'enfants, de gémissements de femmes. La chaleur devint insupportable, de plus en plus étouffante à mesure que le soleil montait dans le ciel. Il y avait de moins en moins d'espace et ils étaient collés les uns contre les autres. Elle observa les hommes, les femmes, les enfants, leurs visages crispés, leurs yeux pleins d'effroi.

«Papa, dit‑elle, combien de temps allons‑nous rester ici?

– Je ne sais pas, ma chérie.

– Pourquoi sommes‑nous là?»

Elle posa sa main sur l'étoile jaune cousue sur sa poitrine.

«C'est à cause de ça, n'est‑ce pas? dit‑elle. Tout le monde ici en porte une.»

Son père sourit tristement.

«Oui, dit‑il. C'est à cause de ça.»

La fillette fronça les sourcils.

«Ce n'est pas juste, Papa, dit‑elle les dents serrées. Ce n'est pas juste!»

Il la prit dans ses bras et murmura tendrement son prénom.

«Oui, mon amour, tu as raison, ce n'est pas juste.»

Elle s'assit contre lui, la joue appuyée contre l'étoile qu'il portait sur sa veste.

Il y avait un mois de cela, sa mère avait cousu les étoiles sur tous leurs vêtements. Sauf sur ceux de son petit frère. Quelque temps auparavant, leurs cartes d'identité avaient été tamponnées des mots «Juif» ou «Juive». Puis il y eut tout un tas de choses qu'ils ne furent plus autorisés à faire. Jouer dans le square. Faire de la bicyclette. Aller au cinéma. Au théâtre. Au restaurant. À la piscine. Emprunter des livres à la bibliothèque.

Elle avait vu fleurir les panneaux un peu partout: «Interdit aux Juifs». Et sur la porte de la fabrique où travaillait son père, un écriteau signalait «Entreprise juive». Maman devait faire les courses après seize heures, quand il ne restait plus rien dans les magasins à cause du rationnement. Ils devaient voyager dans le dernier wagon de la rame de métro. Et être rentrés chez eux pour le couvre‑feu, et ne pas quitter leur domicile avant le lever du soleil. Que leur était‑il encore permis de faire? Rien. Rien, pensa‑t‑elle.

Injuste. Tellement injuste. Pourquoi? Pourquoi eux? Pourquoi tout ça? Personne ne semblait capable de lui fournir une explication.

 

Joshua attendait déjà dans la salle de réunion, en buvant le jus de chaussettes qu'il adorait. Je me dépêchai d'entrer et m'assis entre Bamber, le directeur photo, et Alessandra, la responsable des sujets société.

La pièce donnait sur la rue Marbeuf et son animation permanente, à deux pas des Champs‑Élysées. Ce n'était pas mon quartier préféré – trop de monde, trop tape‑à‑l'œil – mais j'y venais tous les jours, habituée à me frayer un chemin le long de l'avenue, sur les vastes trottoirs poussiéreux et encombrés de touristes à toute heure de la journée, quelle que soit la saison.

Cela faisait six ans que j'écrivais pour l'hebdomadaire américain Seine Scenes. Il y avait une édition papier ainsi qu'une version sur le Net. J'écrivais une chronique sur les événements susceptibles d'intéresser les expatriés américains. Je faisais dans la «couleur locale», ce qui pouvait aller de la vie sociale à la vie culturelle – expos, films, restaurants, livres – mais aussi la prochaine élection présidentielle.

Ce n'était pas un travail si facile, en fait. Les délais étaient courts et Joshua despotique. Je l'aimais bien, mais il n'en restait pas moins un tyran. C'était le genre de patron qui refusait de prendre en compte la vie privée, le mariage, les enfants. Si une collaboratrice tombait enceinte, elle devenait invisible. Si une mère avait un enfant malade à la maison, il la foudroyait du regard. Cependant, il avait un œil perspicace, un vrai talent éditorial et un don troublant du timing parfait. Devant lui, nous nous inclinions et dès qu'il avait le dos tourné, nous nous plaignions, mais nous travaillions dur. La cinquantaine, né et élevé à New York, depuis dix ans à Paris, Joshua avait un air placide auquel il valait mieux ne pas se fier. Son visage était tout en longueur et son regard tombant. Mais dès qu'il ouvrait la bouche, il était le chef, indéniablement. On écoutait Joshua. Et personne n'aurait osé l'interrompre.

Bamber venait de Londres et n'avait pas tout à fait la trentaine. Il dominait à plus d'un mètre quatre‑vingts, portait des lunettes aux verres mauves, des piercings divers et se teignait les cheveux en orange. Il avait un humour britannique exquis que je trouvais tout à fait irrésistible, mais que Joshua saisissait rarement. J'avais un faible pour Bamber. C'était un collègue discret et efficace. Il était également d'un grand soutien quand Joshua n'était pas dans un bon jour et passait sur nous sa mauvaise humeur. Bamber était un allié précieux.

Alessandra était à moitié italienne, avait une peau parfaite et une ambition dévorante. C'était une jolie fille aux brillants cheveux noirs bouclés, avec le genre de bouche pulpeuse qui rend les hommes stupides. Je n'arrivais pas à savoir si je l'aimais ou non. Elle avait la moitié de mon âge et gagnait déjà autant que moi, bien que mon nom apparaisse avant le sien dans l'ours du journal.

Joshua parcourut la liste des articles à venir. Il y en aurait un costaud à écrire à propos de l'élection présidentielle, gros sujet depuis la victoire controversée de Jean‑Marie Le Pen au premier tour. Je ne tenais pas particulièrement à m'en charger, et me réjouis secrètement quand Alessandra fut désignée pour ce travail.

«Julia, dit Joshua, en me regardant par‑dessus les verres de ses lunettes, le soixantième anniversaire du Vél d'Hiv. C'est dans tes cordes.»

Je me raclai la gorge. Qu'est‑ce qu'il avait dit? J'avais entendu quelque chose comme «le véldive».

Ça ne m'évoquait rien.

Alessandra me regarda avec condescendance.

«16 juillet 1942? Ça ne te dit pas quelque chose?» dit‑elle. Je détestais ce ton mielleux de madame‑je‑sais‑tout qu'elle prenait parfois. Comme aujourd'hui.

Joshua poursuivit:

«La grande rafle du vélodrome d'Hiver. Vél d'Hiv en abrégé. Un célèbre stade couvert où se tenaient des courses de vélo. Des milliers de familles juives y ont été parquées et enfermées pendant des jours dans des conditions atroces. Puis on les envoya à Auschwitz où elles ont toutes été gazées.»

Ça commençait à me revenir. Mais ce n'était pas très précis dans mon esprit.

«Oui, dis‑je avec l'air assuré et en fixant Joshua. OK, alors je fais quoi?»

Il enfonça la tête dans les épaules.

«Tu pourrais commencer par trouver des survivants ou des témoins. Puis tu vérifieras les détails de la commémoration, qui l'organise, où, quand. Puis je veux les faits. Ce qui s'est exactement passé. C'est un travail délicat, tu sais. Les Français sont toujours réticents quand il s'agit de parler de tout ça, de Vichy, de l'Occupation… Des choses dont ils ne sont pas très fiers.

– Je connais quelqu'un qui pourrait t'aider», dit Alessandra avec un peu moins de condescendance. «Franck Lévy. Il est le fondateur d'une des grandes organisations qui aident les Juifs à retrouver leurs familles depuis l'Holocauste.

– J'ai entendu parler de lui», dis‑je en notant son nom.

Franck Lévy était effectivement un personnage connu. Il donnait des conférences et écrivait des articles sur les spoliations de biens juifs et la déportation.

Joshua avala une gorgée de café.

«Je ne veux pas un truc mollasson, dit‑il. Pas de sentimentalisme. Des faits. Des témoignages. Et…» – il jeta un coup d'œil à Bamber – «… de bonnes photos chocs. Fouille dans les archives. Il n'y a pas grand‑chose, comme tu t'en rendras compte toi‑même, mais peut‑être que ce Lévy pourra t'aider à trouver davantage.

– Je vais commencer par aller au Vél d'Hiv, dit Bamber. Pour me faire une idée.»

Joshua eut un sourire ironique.

«Le Vél d'Hiv n'existe plus. Il a été rasé en 1959.

– Où était‑ce?» demandai‑je, heureuse de constater que je n'étais pas la seule ignorante.

Alessandra avait encore une fois la réponse.

«Rue Nélaton. Dans le 15e arrondissement.

– On peut toujours y aller, dis‑je en regardant Bamber. Peut‑être y a‑t‑il encore des gens dans cette rue qui se souviennent de ce qui est arrivé.»

Joshua haussa les épaules.

«Tente le coup, si tu veux, dit‑il. Mais je doute fort que tu trouves beaucoup de gens prêts à te parler Comme je vous l'ai dit, les Français sont très susceptibles sur le sujet, c'est encore extrêmement sensible. N'oubliez pas que c'est la police française qu'a arrêté toutes ces familles juives. Pas les nazis.»

En écoutant Joshua, je me rendis compte à quel point je savais peu de chose des événements survenus à Paris en juillet 1942. Ce n'était pas au programme scolaire dans mon école de Boston. Et depuis que j'étais à Paris, depuis vingt‑cinq ans, je n'avais pas lu grand‑chose à ce sujet. C'était comme un secret. Quelque chose d'enfoui dans le passé. Quelque chose dont personne ne parlait. J'avais hâte de me mettre devant mon ordinateur pour commencer des recherches sur Internet.

Dès que la réunion fut terminée, je fonçai dans le cube qui me servait de bureau, au‑dessus de la bruyante rue Marbeuf. Nous étions logés à l'étroit. Mais je m'y étais faite et cela m'était égal. Je n'avais pas la place de travailler à la maison. Dans notre nouvel appartement, Bertrand avait promis que j'aurais un grand bureau pour moi toute seule. Mon bureau. Enfin! Cela semblait trop beau pour être vrai. Le genre de luxe auquel on s'habitue vite.

J'allumai l'ordinateur, allai sur Internet, interrogeai Google. Je tapai «vélodrome d'hiver vél d'hiv». Les sites étaient très nombreux. La plupart en français. Et sur des points très précis.

J'ai lu tout l'après‑midi. Je n'ai rien fait d'autre que lire et enregistrer des informations, rechercher des livres sur l'Occupation et les rafles. Je remarquai que de nombreux ouvrages étaient épuisés. Je me demandai pourquoi. Parce que personne ne voulait lire sur le Vél d'Hiv? Parce que cela n'intéressait plus personne? J'appelai quelques librairies. On me répondit qu'il ne serait pas facile de me procurer ce que je cherchais. Faites tout ce que vous pouvez, dis‑je.

Quand j'éteignis l'ordinateur, je me sentis lessivée. Mes yeux étaient douloureux. Ma tête et mon cœur me pesaient. Ce que j'avais appris me pesait.

Plus de quatre mille enfants juifs avaient été parqués dans le Vél d'Hiv, la plupart avaient entre deux et douze ans. Presque tous ces enfants étaient français, nés en France.

Aucun ne revint vivant d'Auschwitz.

 

Ce jour semblait ne pas vouloir finir. C'était insupportable. Blottie contre sa mère, la fillette observait les familles qui les entouraient perdre progressivement leur santé mentale. Il n'y avait rien à manger, rien à boire. La chaleur était étouffante. L'atmosphère était pleine d'une poussière sèche et irritante qui lui piquait les yeux et la gorge.

Les grandes portes du stade étaient closes. Tout le long des murs se tenaient des policiers aux visages fermés qui les menaçaient en silence de leurs fusils. Nulle part où aller. Rien à faire. Sinon rester assis là et attendre. Mais attendre quoi? Qu'allait‑il leur arriver, qu'allait‑il arriver à sa famille et à tous ces gens?

Avec son père, elle avait tenté d'atteindre les toilettes, à l'autre bout de l'arène. Une puanteur inimaginable les accueillit. Il y avait trop peu de sanitaires pour autant de gens et bientôt les toilettes furent inutilisables. La fillette dut s'accroupir le long du mur pour se soulager, en luttant contre une irrépressible envie de vomir, la main plaquée contre la bouche. Les gens pissaient et déféquaient où ils pouvaient sur le sol dégoûtant, honteux, brisés, recroquevillés comme des animaux. Elle vit une vieille femme qui tentait de garder un peu de dignité en se cachant derrière le manteau de son mari. Une autre suffoquait d'horreur et secouait la tête, les mains sur le nez et la bouche.

La fillette suivit son père à travers la foule pour rejoindre l'endroit où ils avaient laissé la mère. Ils se faufilaient difficilement à travers les tribunes encombrées de paquets, de sacs, de matelas, de berceaux. L'arène était noire de monde. Elle se demandait combien ces gens pouvaient bien être. Les enfants couraient dans les allées, débraillés, sales, criant qu'ils voulaient de l'eau. Une femme enceinte, presque évanouie à cause de la chaleur et de la soif, hurlait de toutes les forces qui lui restaient qu'elle allait mourir, qu'elle allait mourir dans l'instant. Un vieil homme s'écroula d'un coup, allongé de tout son long sur le sol poussiéreux. Son visage était tout bleu et il avait des convulsions. Personne ne réagit.







Date: 2015-12-13; view: 448; Нарушение авторских прав



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