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PARIS, MAI 2002 1 page





Bertrand était en retard, comme à son habitude. J'essayai de ne pas m'en soucier, sans y parvenir. Zoë s'appuya contre le mur, visiblement lassée. Elle ressemblait tant à son père que cela me faisait souvent sourire. Mais pas aujourd'hui. Je levai les yeux sur le vieil immeuble. La maison de Mamé. L'ancien appartement de la grand‑mère de Bertrand. C'était là que nous devions emménager. Nous allions quitter le boulevard Montparnasse, sa circulation bruyante, le va‑et‑vient continu des ambulances qui filaient vers les hôpitaux voisins, ses cafés, ses restaurants, pour cette rue étroite et tranquille sur la rive droite de la Seine.

Le Marais n'était pas un arrondissement qui m'était familier, mais j'admirais sa beauté délabrée d'autrefois. Ce déménagement me faisait‑il plaisir? Je n'en étais pas sûre. Bertrand ne m'avait pas vraiment demandé mon avis. Nous n'en avions, à dire vrai, quasiment pas discuté. Dans son style habituel, il avait avancé tout seul. Sans moi.

«Le voilà, dit Zoë. Avec juste une demi‑heure de retard!»

Nous le vîmes arriver vers nous de son pas nonchalant et sensuel. Mince, brun, un sex‑appeal débordant. L'archétype même du Français. Il était au téléphone, comme toujours. Quelques pas en arrière, son associé le suivait. Antoine, un barbu rougeaud. Leur bureau était situé rue de l'Arcade, juste derrière la Madeleine.

Bertrand avait longtemps travaillé dans un cabinet d'architectes, bien avant notre mariage, mais depuis cinq ans, il avait monté le sien avec Antoine.

Bertrand nous fit signe de la main, puis montra du doigt le téléphone et fronça les sourcils d'un air contrarié.

«Comme s'il ne pouvait pas raccrocher! se moqua Zoë. Bien sûr!»

Zoë n'avait que onze ans, mais parfois on avait l'impression d'avoir déjà devant soi une adolescente. D'abord parce qu'elle dépassait d'une tète toutes ses copines – «avec des pieds en proportion», ajoutait‑elle en râlant – et aussi parce qu'elle faisait preuve d'une lucidité qui me coupait le souffle. Il y avait quelque chose d'adulte dans la solennité de son regard noisette, dans la façon dont elle relevait le menton d'un air réfléchi. Elle avait toujours été comme ça, depuis toute petite. Calme, mûre, même un peu trop pour son âge.

Antoine vint nous saluer tandis que Bertrand continuait sa conversation téléphonique, assez fort pour que toute la rue en profite, remuant les mains, faisant de plus en plus de grimaces, se retournant vers nous régulièrement pour s'assurer que nous étions pendus à ses lèvres.

«Un problème avec un architecte, expliqua Antoine dans un demi‑sourire.

– Un concurrent? dit Zoë.

– Oui, un concurrent», répondit Antoine.

Zoë soupira.

«Ce qui veut dire qu'on peut poireauter là toute la journée!»

J'eus une idée.

«Antoine, aurais‑tu par hasard les clefs de l'appartement de Mme Tézac?

– Bien sûr, je les ai, Julia», dit‑il avec un grand sourire. Antoine me répondait toujours en anglais quand je lui parlais français. Je suppose qu'il le faisait par gentillesse, mais cela m'irritait en vérité, me donnant la désagréable sensation que, malgré les années, mon français était toujours aussi mauvais.

Antoine brandit victorieusement les clefs. Nous décidâmes de monter tous les trois. Zoë tapa le code avec agilité. Nous traversâmes la cour, fraîche et envahie de verdure, jusqu'à l'ascenseur.

«Je déteste cet ascenseur, dit Zoë. Papa devrait arranger ça.

– Ma chérie, il refait l'appartement de ton arrière‑grand‑mère, pas l'immeuble, répliquai‑je.

– Eh bien, il devrait», dit‑elle.

Pendant que nous attendions l'ascenseur, la sonnerie Guerre des étoiles de mon portable retentit. Je regardai le numéro qui clignotait sur l'écran. C'était Joshua, mon patron.


Je décrochai. «Mmm?»

Joshua fut bref et précis. Comme d'habitude.

«J'ai besoin de toi à trois heures. Bouclage du numéro de juillet!

– Gee whiz!» dis‑je un peu insolemment. J'entendis un petit gloussement à l'autre bout de la ligne avant qu'il ne raccroche. Joshua avait toujours adoré m'entendre dire gee whiz. Cela lui rappelait peut‑être sa jeunesse. Antoine, lui, semblait amusé par mes américanismes à l'ancienne. Je l'imaginai essayant de les répéter avec son accent français.

C'était un ascenseur comme on n'en trouve qu'à Paris, avec une cabine minuscule, une grille en fer forgé et une porte en bois à deux battants qu'on prenait immanquablement dans la figure. Collée contre Zoë et Antoine – qui avait eu la main lourde avec son Vétiver –, je me regardai furtivement dans la glace tandis que nous montions. J'avais l'air aussi fourbu que ce vieil ascenseur grinçant. Qu'était‑il arrivé à la jeune et fraîche beauté de Boston, Massachusetts? La femme qui me regardait avait atteint la zone rouge, celle qui se situe entre quarante‑cinq et cinquante ans, ce no man's land du relâchement cutané, de la ride profonde et de l'approche inéluctable de la ménopause.

«Moi aussi, je déteste cet ascenseur», dis‑je d'un air sombre.

Zoë sourit en me pinçant la joue.

«Maman, même Gwyneth Paltrow aurait l'air d'un zombie dans ce miroir.»

Je ne plus me retenir de sourire. C'était typiquement une remarque à la Zoë.

 

La mère se mit à pleurer doucement, puis de plus en plus fort. La fillette la regardait, abasourdie. Du haut de ses dix ans, elle n'avait jamais vu sa mère pleurer. Elle observait avec consternation le trajet des larmes sur son visage pâle et décomposé. Elle aurait voulu lui dire d'arrêter de pleurer, elle ne supportait pas la honte de voir sa mère renifler devant ces hommes étranges. Mais les deux individus ne prêtaient pas la moindre attention à ses larmes. Ils lui disaient de se dépêcher. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Dans la chambre, le petit frère dormait toujours.

«Mais où nous emmenez‑vous? implora la mère. Ma fille est française, elle est née à Paris, pourquoi la voulez‑vous, elle aussi? Où nous emmenez‑vous?»

Les deux hommes se taisaient. Ils la regardaient de haut, immenses et menaçants. Les yeux de la mère étaient révulsés de terreur. Elle alla dans sa chambre et s'écroula sur son lit. Quelques instants plus tard, elle se redressa et se tourna vers sa fille. Le visage aussi figé qu'un masque, elle lui dit dans un souffle: «Réveille ton frère. Habillez‑vous. Prends quelques vêtements pour vous deux. Dépêche‑toi, dépêche‑toi, allez!»


Son frère devint muet de terreur quand il aperçut les hommes dans l'embrasure de la porte. Il regarda sa mère, débraillée, sanglotante, essayant tant bien que mal de préparer des affaires. Il rassembla toutes ses forces de petit garçon de quatre ans et refusa de bouger. Sa sœur tenta de le faire changer d'avis en le câlinant. En vain. Il resta planté là, immobile, les bras croisés sur la poitrine.

La petite fille retira sa chemise de nuit, attrapa un chemisier de coton, une jupe. Elle enfila des chaussures. Son frère l'observait sans bouger. De leur chambre, ils entendaient leur mère pleurer.

«Je vais aller dans notre cachette, murmura‑t‑il.

– Non! lui ordonna sa sœur, tu viens avec nous, il le faut!»

Elle le saisit, mais il se libéra de son étreinte et se glissa dans le long et profond placard encastré dans le mur. Là où ils avaient l'habitude de jouer à cache‑cache. Ils s'y dissimulaient tout le temps, s'y enfermaient. C'était leur petite maison à eux. Papa et Maman connaissaient la cachette, mais faisaient semblant de l'ignorer. Ils criaient leurs prénoms d'une belle voix claire. «Mais où sont passés ces enfants? C'est étrange, ils étaient encore là il y a une minute!» Et son frère et elle gloussaient de contentement.

Dans ce placard, ils gardaient une lampe de poche, des coussins, des jouets, des livres et même une carafe d'eau que Maman remplissait tous les jours. Son frère ne sachant pas encore lire, la fillette lui faisait la lecture. Il aimait entendre Un bon petit diable. Il adorait l'histoire de Charles l'orphelin et de la terrifiante Mme Mac'Miche et comment Charles prenait sa revanche sur tant de cruauté. Elle la lui relisait sans cesse.

La fillette apercevait le visage de son frère qui la fixait dans le noir. Il était accroché à son ours en peluche préféré, il n'avait plus peur. Peut‑être serait‑il en sécurité, là, après tout. Il y avait de l'eau et la lampe de poche. Il pourrait regarder les images du livre de la comtesse de Ségur, celle qu'il aimait par‑dessus tout, la magnifique revanche de Charles. Peut‑être valait‑il mieux qu'elle le laisse là pour le moment. Les hommes ne le trouveraient jamais. Elle reviendrait le chercher plus tard dans la journée, quand elles seraient autorisées à rentrer. Et Papa, dans sa cave, saurait que son garçon était caché, si jamais il remontait.

«Tu as peur là‑dedans?», dit‑elle doucement, alors que les hommes l'appelaient.


«Non, dit‑il. Je n'ai pas peur. Enferme‑moi. Ils ne m'attraperont pas.»

Elle referma la porte sur le petit visage blanc, fit un tour de clef. Puis la glissa dans sa poche. La serrure était dissimulée derrière un faux interrupteur pivotant. Il était impossible de deviner les contours du placard dans le panneau mural. Oui, il serait à l'abri. Elle en était sûre.

La fillette murmura une dernière fois le prénom de son frère et pressa la paume de sa main contre le bois.

«Je reviendrai plus tard. Je te le promets.»

 

Nous sommes entrés en cherchant à tâtons les interrupteurs. Pas de lumière. Antoine ouvrit une paire de volets. Le soleil pénétra dans l'appartement. Les pièces étaient nues et poussiéreuses. Sans un meuble, le salon paraissait immense. Les rayons dorés obliquaient par les hautes fenêtres crasseuses, dessinant des figures de lumière sur les lattes brunes du plancher.

Je regardai la pièce, les étagères vides, les traces rectangulaires sur les murs où de beaux tableaux étaient autrefois accrochés, la cheminée de marbre où je me rappelais avoir vu brûler de bons feux, l'hiver, contre lesquels Mamé venait réchauffer ses mains blanches et délicates.

Je m'approchai d'une des fenêtres et regardai dans la cour verte et tranquille. J'étais heureuse de savoir que Mamé était partie sans voir son appartement vide. Cela l'aurait bouleversée. Cela me bouleversait.

«Ça sent encore comme Mamé, dit Zoë. Shalimar.

– Ça sent aussi l'horrible Minette», dis‑je en me pinçant le nez. Minette avait été le dernier animal de compagnie de Mamé. Une chatte siamoise incontinente.

Antoine me regarda, surpris.

«Le chat», expliquai‑je. Je le dis en anglais.

Bien sûr je connaissais le féminin de chat, mais je connaissais aussi l'autre sens de chatte en français. Et entendre Antoine s'esclaffer à je ne sais quel double sens douteux était bien la dernière chose que je désirais à présent.

Antoine inspecta l'endroit d'un œil professionnel.

«L'électricité n'est plus aux normes, remarqua‑t‑il en pointant les vieux fusibles de porcelaine. Le chauffage aussi est une antiquité.»

Les énormes radiateurs étaient noirs de crasse et plus écaillés qu'une peau de serpent.

«Attends de voir la cuisine et les salles de bains, dis‑je.

– La baignoire a des pattes en forme de griffes, dit Zoë. Elle va me manquer, si on l'enlève.»

Antoine inspecta les murs, en donnant de petits coups.

«Je suppose que Bertrand et toi voulez tout rénover?», dit‑il en me regardant.

Je haussai les épaules.

«Je ne sais pas ce qu'il veut faire exactement. C'est son idée, de reprendre cet endroit. Je n'étais pas très chaude. Je voulais quelque chose de plus… pratique. Quelque chose de neuf.»

Antoine sourit.

«Mais ce sera tout neuf quand nous aurons fini.

– Peut‑être. Mais pour moi, ce sera toujours l'appartement de Mamé.»

Ici, l'empreinte de Mamé était partout, même si elle était partie en maison de retraite depuis neuf mois déjà. La grand‑mère de mon mari avait vécu là des années. Je me souvenais de notre première rencontre, seize ans auparavant. J'avais été impressionnée par les tableaux anciens, la cheminée de marbre où trônaient des photos de famille dans des cadres d'argent, les meubles à l'élégante et discrète simplicité, les nombreux livres sur les étagères de la bibliothèque, le piano à queue recouvert d'un riche velours rouge. Ce salon lumineux donnait sur une cour intérieure paisible dont le mur d'en face était recouvert d'un épais tapis de lierre. C'était dans cette pièce que je l'avais vue pour la première fois, que je lui avais tendu la main maladroitement, pas encore à mon aise avec ce que ma sœur appelait «la manie française de s'embrasser».

On ne serrait pas la main d'une Parisienne, même la première fois. On l'embrassait sur les deux joues.

Mais je ne le savais pas encore, à l'époque.

 

L'homme en imperméable beige regarda à nouveau sa liste.

«Attendez, dit‑il à son collègue, il manque un enfant. Un garçon.»

Il prononça son prénom.

Le cœur de la fillette cessa de battre un instant. La mère regarda vers elle. La petite posa furtivement un doigt sur ses lèvres. Geste que les deux hommes ne virent pas.

«Où est le garçon?», demanda l'homme à l'imperméable.

La fillette s'avança en se tordant les mains.

«Mon frère n'est pas là, monsieur, dit‑elle, dans son français parfait, son français de souche. Il est parti au début du mois, avec des amis, à la campagne.»

L'homme à l'imperméable la fixa attentivement. Puis il fit un signe du menton au policier.

«Fouillez l'appartement. Vite. Le père se cache peut‑être aussi.»

Le policier inspecta les pièces les unes après les autres, ouvrant soigneusement chaque porte, regardant sous les lits, dans les placards.

Tandis que l'un retournait l'appartement, l'autre attendait en faisant les cent pas. Quand il fut de dos, la fillette montra rapidement la clef à sa mère. Papa viendra le chercher, Papa viendra plus tard, marmonna‑t‑elle. Sa mère acquiesça. D'accord, semblait‑elle dire, j'ai compris où il était. Mais elle se mit à froncer les sourcils, à mimer la clef, à demander avec des gestes où elle laisserait la clef pour le père et comment celui‑ci ferait pour savoir où elle était. L'homme se retourna soudain et les observa. La mère se figea. La petite fille tremblait de peur.

Il resta à les observer un moment, puis il referma brutalement la fenêtre.

«Je vous en prie, il fait si chaud ici», dit la mère.

L'homme sourit. La fillette se dit qu'elle n'avait jamais vu d'aussi laid sourire.

«Nous préférons que les fenêtres soient fermées, madame, dit‑il. Un peu plus tôt ce matin, une femme a jeté son enfant par la fenêtre avant de sauter elle‑même. Nous ne voudrions pas que cela se reproduise.»

La mère ne dit rien, frappée d'horreur. La fillette fixa l'homme, avec de la haine dans le regard. Elle détestait chaque centimètre de sa personne. Elle maudissait son visage coloré, sa bouche humide, son œil morne et froid. Elle maudissait la façon dont il se tenait, les jambes écartées, son chapeau de feutre rejeté en arrière, ses mains grasses croisées dans le dos.

Elle le haïssait de toute la force de sa volonté, comme elle n'avait jamais haï dans sa vie, plus qu'elle n'avait haï cet affreux garçon de l'école, ce Daniel qui lui avait murmuré des choses horribles, dans un demi‑souffle, des choses atroces au sujet de l'accent de son père et de sa mère.

Elle tendit l'oreille à la fouille minutieuse du policier. Il ne trouverait pas le petit frère. Le placard était trop savamment dissimulé. Le garçonnet était à l'abri. Ils ne le trouveraient jamais. Jamais.

Le policier revint. Il haussa les épaules en secouant la tête.

«Il n'y a personne», dit‑il.

L'homme à l'imperméable poussa la mère vers la porte. Il demanda les clefs de l'appartement. Elle les lui tendit, en silence. Ils descendirent l'escalier, les uns derrière les autres, ralentis par le poids des sacs et des paquets que la mère portait. La fillette pensait à toute allure: comment donnerait‑elle la clef à son père? Où pourrait‑elle la laisser? À la concierge? Serait‑elle réveillée à cette heure?

Bizarrement, celle‑ci était déjà debout et attendait derrière la porte de sa loge. La fillette remarqua qu'elle avait une drôle d'expression sur le visage, une sorte de jubilation malveillante. Qu'est‑ce que ça voulait dire? se demanda la petite. Pourquoi n'avait‑elle regardé ni elle ni sa mère mais seulement les deux hommes, comme si elle ne voulait pas croiser leurs regards, comme si elle ne les avait jamais vues? Pourtant, la mère avait toujours été aimable avec cette femme, elle s'était occupée de son bébé de temps en temps, la petite Suzanne, qui pleurait souvent parce qu'elle avait mal au ventre. Oui, sa mère avait été tellement patiente, avait chanté des chansons à Suzanne dans sa langue natale, sans se lasser, et le nourrisson avait aimé cela et s'était endormi paisiblement.

«Savez‑vous où sont le père et le fils?», demanda le policier en lui remettant les clefs de l'appartement.

La concierge haussa les épaules. Elle ne regardait toujours pas la fillette et sa mère. Elle mit rapidement les clefs dans sa poche, avec une avidité que la petite détesta.

«Non, dit‑elle au policier. Le mari, je ne l'ai pas beaucoup vu ces derniers temps. Peut‑être qu'il se cache. Avec le garçon. Vous devriez regarder dans les caves ou les chambres de service du dernier étage. Je peux vous y conduire.»

Dans la loge, le bébé se mit à geindre. La concierge regarda par‑dessus son épaule.

«Nous n'avons pas le temps, dit l'homme à l'imperméable. Nous devons y aller. Nous reviendrons plus tard s'il le faut.»

La concierge alla chercher son bébé et revint en le portant contre sa poitrine. Elle dit qu'elle savait qu'il y avait d'autres familles dans l'immeuble d'à côté. Elle prononça leurs noms avec un air de dégoût – comme si elle disait un mot ordurier, pensa la fillette, un de ces gros mots qu'on n'était jamais censé prononcer.

 

 

Bertrand glissa enfin son téléphone dans sa poche et me prêta attention. Il me concéda l'un de ses irrésistibles sourires. Pourquoi ai‑je un époux si désespérément attirant? me demandai‑je pour la énième fois. Lors de notre première rencontre, il y avait des années, à Courchevel, il était du genre jeune homme fluet. Désormais, à quarante‑sept ans, plus imposant, plus fort, il transpirait la virilité à la française, une virilité mâtinée de classe. Il était comme du bon vin, vieillissant avec grâce et puissance, tandis que moi, j'étais convaincue d'avoir perdu ma jeunesse quelque part entre la Charles River et la Seine. La quarantaine ne m'avait rien apporté. Si les cheveux grisonnants et les rides semblaient exalter un peu plus la beauté de Bertrand, ces mêmes choses diminuaient la mienne, je n'avais aucun doute à ce sujet.

«Alors?», dit‑il en me gratifiant d'une main aux fesses insouciante et possessive, sans se préoccuper du regard de son associé ou de sa fille. «N'est‑ce pas superbe?

– Superbe, répéta Zoë. Antoine vient juste de nous dire qu'il fallait tout refaire. Ce qui veut dire qu'en toute probabilité, on ne pourra pas déménager avant un an.»

Bertrand éclata de rire. Un rire incroyablement communicatif, quelque part entre la hyène et le saxophone. C'était tout le problème avec mon mari. Ce charme enivrant dont, il adorait abuser. Je me demandais de qui il l'avait hérité. De ses parents, Colette et Édouard? Follement intelligents, raffinés, cultivés, mais pas charmants. De ses sœurs, Cécile et Laure? Bien élevées, brillantes, des manières parfaites, mais du genre à rire seulement par obligation. Ce ne pouvait donc lui venir que de Mamé. Mamé, la rebelle, la guerrière.

«Antoine est un indécrottable pessimiste, dit Bertrand en riant. Nous serons très vite dans les murs. Il y a certes beaucoup de travail, mais nous prendrons les meilleurs ouvriers.»

Nous le suivîmes dans le long couloir au parquet grinçant jusqu'aux chambres qui donnaient sur la rue.

«Il faut abattre ce mur, déclara Bertrand. Antoine acquiesça. Il faut rapprocher la cuisine sinon Miss Jarmond ne trouvera pas ça practical.»

Il avait dit pratique en anglais, en me jetant un coup d'œil racaille et en dessinant des guillemets dans l'air avec ses doigts.

«C'est un grand appartement, remarqua Antoine. Vraiment magnifique!

– Aujourd'hui, oui. Mais autrefois, c'était plus petit et bien plus humble, dit Bertrand. C'était une époque difficile pour mes grands‑parents. Mon grand‑père n'a bien gagné sa vie que dans les années soixante, c'est là qu'il a racheté l'appartement attenant et qu'il les a réunis.

– Alors, quand grand‑père était enfant, il vivait dans cette petite partie? dit Zoë.

– C'est cela, dit Bertrand. De là à là. C'était la chambre de ses parents, et lui dormait à cet endroit. C'était beaucoup plus petit.»

Antoine cogna en expert sur les murs.

«Oui, je sais à quoi tu penses, sourit Bertrand. Tu veux rassembler les deux chambres, c'est ça?

– Exactement! admit Antoine.

– C'est une bonne idée. Il faut y réfléchir un peu plus. Ce ne sera pas simple avec ce mur, je te montrerai plus tard. Mur porteur avec des tuyaux et tout un tas de machins à l'intérieur. Pas si facile qu'il n'y paraît.»

Je regardai ma montre. Deux heures et demie.

«Je dois y aller, dis‑je. J'ai rendez‑vous avec Joshua.

– Qu'est‑ce qu'on fait de Zoë?» demanda Bertrand.

Zoë leva les yeux au ciel.

«Ben, je peux rentrer en bus à Montparnasse.

– Et l'école?», dit Bertrand.

Elle leva les yeux au ciel une nouvelle fois.

«Papa! On est mercredi et je te rappelle qu'il n'y a pas d'école le mercredi après‑midi, tu te souviens?»

Bertrand se gratta la tête.

«À mon époque…

– Il n'y avait pas école le jeudi», acheva Zoë comme un refrain mille fois entonné.

«Ce système d'éducation français ridicule, soupirai‑je. Et école le samedi matin par‑dessus le marché!»

Antoine était d'accord avec moi. Ses fils allaient dans une école privée où il n'y avait pas cours le samedi matin. Mais Bertrand – comme ses parents – était un ardent défenseur de l'école publique. J'avais voulu inscrire Zoë dans une école bilingue, il y en avait plusieurs à Paris, mais la tribu Tézac ne voulait pas en entendre parler. Zoë était Française, née en France. Elle irait dans une école française. Elle suivait donc les cours du lycée Montaigne, près des jardins du Luxembourg. Les Tézac paraissaient oublier que Zoë avait une mère américaine. Par chance, l'anglais de Zoë était parfait. Je n'avais toujours parlé que cette langue avec elle et elle allait souvent rendre visite à mes parents à Boston. Elle passait la plupart de ses vacances d'été à Long Island dans la famille de ma sœur Charla.

Bertrand se tourna vers moi. Il avait cette petite lueur dans le regard, une lueur dont je me méfiais, qui pouvait signifier quelque chose de drôle ou de cruel, ou les deux à la fois. Antoine savait aussi à quoi s'attendre, à en juger par la façon dont il plongea un regard concentré sur ses mocassins en cuir.

«Bien sûr, nous savons ce que Miss Jarmond pense de nos écoles, de nos hôpitaux, de nos grèves interminables, de nos longues vacances, de notre système de plomberie, de notre poste, de notre télévision, de notre politique, de nos merdes de chiens sur les trottoirs, dit Bertrand en me montrant sa dentition parfaite. Nous avons entendu son refrain des centaines de fois, vraiment des centaines, n'est‑ce pas? J'aime l'Amérique, tout est clean en Amérique, tout le monde ramasse ses crottes de chien en Amérique!

– Papa, arrête! Tu es lourd!» dit Zoë en me prenant la main.

 

De la cour, la fillette vit un voisin en pyjama penché à sa fenêtre. C'était un gentil monsieur, un professeur de musique. Il jouait du violon et elle aimait l'écouter. Il jouait souvent pour elle et pour son frère de l'autre côté de la cour. De vieilles chansons françaises, Sur le pont d'Avignon, À la claire fontaine, et aussi des airs du pays de ses parents, des airs qui donnaient toujours envie de danser joyeusement à ses parents, les pantoufles de sa mère glissant alors sur les lattes du parquet tandis que son père la faisait valser, encore et encore, jusqu'à lui donner le tournis.







Date: 2015-12-13; view: 437; Нарушение авторских прав



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