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PARIS, MAI 2002 3 page





La fillette s'assit près de sa mère. Celle‑ci était étrangement calme. Elle ne disait plus rien. La fillette lui prit la main et la pressa contre la sienne. Elle n'eut aucune réaction. Le père se dirigea vers un policier pour demander de l'eau, pour sa femme et son enfant. L'homme lui répondit sèchement qu'il n'y avait pas d'eau pour le moment. Le père dit que c'était abominable, qu'on n'avait pas le droit de les traiter comme des chiens. Le policier lui tourna le dos et s'éloigna.

La fillette aperçut de nouveau Léon, le garçon qu'elle avait vu dans le garage. Il errait parmi la foule, en ne quittant pas des yeux les grandes portes closes. Elle remarqua qu'il ne portait pas son étoile jaune, qui avait été arrachée. Elle se leva pour le rejoindre. Le visage du garçon était crasseux et il avait un bleu sur la joue gauche, un autre sur la clavicule. Elle se demanda si elle aussi ressemblait à ça, à une pauvre chose épuisée et battue.

«Je vais sortir d'ici, dit‑il à voix basse. Mes parents m'ont dit de le faire. Maintenant.

– Mais comment vas‑tu t'y prendre? dit‑elle. Les policiers t'en empêcheront.»

Le garçon la regarda. Il avait le même âge qu'elle, dix ans, mais il faisait beaucoup plus vieux. Toute trace d'enfance en lui avait disparu.

«Je trouverai un moyen, dit‑il. Mes parents m'ont dit de m'enfuir. Ils m'ont enlevé mon étoile. C'est la seule solution. Sinon c'est la fin. La fin pour chacun d'entre nous.»

Le vent froid de la peur s'empara d'elle à nouveau. La fin? Se pouvait‑il que ce garçon ait raison? Etait‑ce réellement la fin?

Il la toisa avec un peu de mépris. «Tu ne me crois pas, n'est‑ce pas? Pourtant, tu devrais venir avec moi. Arrache ton étoile et suis‑moi tout de suite. Nous nous cacherons. Je prendrai soin de toi. Je sais comment faire.»

Elle pensa à son petit frère qui attendait dans le placard. Elle caressa du bout des doigts la clef qui se trouvait toujours dans sa poche. Pourquoi ne pas suivre ce petit garçon vif et intelligent? Ainsi, elle pourrait sauver son frère, et se sauver par la même occasion.

Mais elle se sentait trop petite, trop vulnérable pour faire une chose pareille. Elle avait trop peur. Et puis il y avait ses parents… Sa mère… Son père… Que deviendraient‑ils? Léon disait‑il la vérité? Pouvait‑elle lui faire confiance?

Il posa une main sur son bras. Il avait senti qu'elle hésitait.

«Viens avec moi, la pressa‑t‑il.

– Je ne suis pas sûre», marmonna‑t‑elle.

Il recula.

«Moi, j'ai pris ma décision. Je m'en vais. Au revoir.»

Elle le vit se diriger vers la sortie. Les policiers faisaient entrer de plus en plus de monde, des vieillards sur des brancards ou en fauteuil roulant, des files infinies d'enfants sanglotants et de femmes en pleurs. Elle observa Léon se glisser dans la foule et attendre l'instant propice.

À un moment, un policier le saisit par le col et le jeta en arrière. Mais Léon était agile et rapide. Il se releva vite, reprit son lent chemin vers la porte, comme un nageur luttant patiemment contre le courant. La fillette le regardait, fascinée.

Un groupe de mères avaient pris l'entrée d'assaut et, folles de colère, réclamaient de l'eau pour leurs enfants. La police se laissa déborder un instant, ne sachant comment réagir. La fillette vit le petit garçon se glisser à travers le désordre avec agilité, rapide comme l'éclair. Puis il disparut.

Elle retourna près de ses parents. La nuit commençait à tomber et à mesure, son désespoir, et celui des milliers de gens enfermés avec elle, se mettait à grandir, comme une créature monstrueuse, hors de contrôle. Un désespoir total, absolu, qui la remplit de panique.

Elle essaya de fermer ses yeux, son nez, ses oreilles, de repousser les odeurs, la poussière, la chaleur, les cris d'angoisse, les images des adultes en pleurs, des enfants gémissants, mais elle n'y parvint pas.

La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était regarder, impuissante et silencieuse. Au niveau des derniers gradins, tout près de la verrière, où des gens s'étaient regroupés, elle remarqua une soudaine agitation. Un hurlement à fendre le cœur, des vêtements tombant en tourbillonnant par‑dessus la rambarde, et un bruit sourd contre le sol dur de l'arène. Puis le halètement d'horreur de la foule.

«Papa, qu'est‑ce que c'était?» demanda‑t‑elle.

Son père essaya de détourner le visage de sa fille.

«Rien, ma chérie, rien du tout. Juste quelques vêtements qui sont tombés.»

Mais elle avait bien vu. Elle savait ce qui venait de se passer. Une jeune femme de l'âge de sa mère et un petit enfant. Ils se tenaient serrés l'un contre l'autre. Ils avaient sauté. Du dernier gradin.

De là où elle était assise, elle avait vu le corps disloqué de la femme, le crâne ensanglanté de l'enfant, éclaté comme une tomate mûre.

La fillette baissa la tête et se mit à pleurer.

 

 

Quand je n'étais encore qu'une petite fille habitant au 49 Hyslop Road, à Brookline, Massachusetts, je n'imaginais pas qu'un jour, je m'installerais en France ni que j'épouserais un Français. Je pensais que je resterais aux États‑Unis toute ma vie. À onze ans, je tombai amoureuse d'Evan Frost, le fils des voisins. Un môme tout droit sorti d'un dessin de Norman Rockwell, des taches de rousseur plein le visage et un appareil sur les dents, dont le chien, Inky, adorait faire du grabuge dans les jolies plates‑bandes de mon père.

Mon père, Sean Jarmond, enseignait au Massachusetts Institute of Technology. Le genre «Professeur Nimbus», avec une chevelure indomptable et des lunettes de hibou. C'était un prof populaire parmi les élèves. Ma mère, Heather Carter Jarmond, était une ancienne championne de tennis de Miami, le type de femme grande, athlétique et hâlée sur laquelle le temps semble ne pas avoir de prise. Elle pratiquait le yoga et mangeait bio.

Le dimanche, mon père et Mr Frost, le voisin, avaient d'interminables parties d'engueulade par dessus la haie à cause d'Inky et des ravages qu'il faisait subir à nos tulipes. Pendant ce temps‑là, dans la cuisine, ma mère préparait des petits gâteaux au miel et au blé complet en soupirant. Elle détestait par‑dessus tout, les conflits. Indifférente à l'agitation, ma petite sœur Charla continuait de regarder ses séries préférées en engloutissant des kilomètres de réglisse. À l'étage, ma meilleure amie Katy Lacy et moi espionnions derrière les rideaux le magnifique Evan Frost s'amuser avec l'objet de la fureur de mon père, un labrador au pelage noir.

C'était une enfance heureuse et protégée. Pas d'éclats, pas de disputes. L'école en bas de la rue. Des fêtes de Thanksgiving paisibles. Des Noël chaleureux. De longs étés paresseux à Nahant. Des mois sans histoire faits de semaines tout autant sans histoire. La seule chose qui gâchait mon bonheur parfait, c'était mon professeur de cinquième, la platine Miss Sebold, qui me terrifiait en nous faisant la lecture du Cœur révélateur d'Edgar Allan Poe. Grâce à elle, durant des années, j'ai fait des cauchemars.

C'est pendant mon adolescence que j'ai senti les premiers appels de la France, une fascination insidieuse qui grandissait à mesure que le temps passait. Pourquoi la France? Pourquoi Paris? La langue française m'avait toujours attirée. Je la trouvais plus douce, plus sensuelle que l'allemand, l'espagnol ou l'italien. J'excellais même dans l'imitation du putois français des Looney Tunes, Pépé Le Pew. Mais à l'intérieur de moi, je savais que mon désir croissant pour Paris n'avait rien à voir avec les clichés qu'en avaient les Américains – la ville romantique, chic et sexy. C'était pour moi bien autre chose.

Quand j'ai découvert Paris pour la première fois, ce sont ses contrastes qui m'ont ensorcelée. Les quartiers rudes et populaires me parlaient autant que les quartiers haussmanniens. Je voulais tout savoir de ses paradoxes, de ses secrets, de ses surprises. J'ai mis vingt‑cinq ans à me fondre dans cet univers, mais j'y suis parvenue. J'ai appris à me faire à la mauvaise humeur des serveurs et à la grossièreté des taxis. Appris comment conduire place de l'Étoile, en restant imperméable aux insultes des conducteurs de bus énervés et à celles – plus surprenantes au début – d'élégantes blondes méchées en Mini noire. J'ai appris à répondre aux concierges arrogantes, aux vendeuses pimbêches, aux standardistes blasées et aux médecins pompeux. J'ai appris comment les Parisiens se considèrent supérieurs au reste du monde, et tout particulièrement à tout autre citoyen français, de Nice à Nancy, avec un dédain supplémentaire pour les habitants des banlieues de la Ville Lumière. J'ai appris que le reste de la France surnommait les Parisiens «Parigots têtes de veau» et ne les portait pas dans son cœur. Personne ne pouvait aimer Paris plus qu'un vrai Parisien. Personne n'était plus fier de sa ville qu'un vrai Parisien. Personne n'égalait cette arrogance presque méprisante, si puante et si irrésistible. Pourquoi aimais‑je tant Paris, me demandais‑je? Peut‑être parce que je savais que je n'en ferais jamais vraiment partie. Cette ville me restait fermée, me renvoyant à ce que j'étais. L'Américaine. Ce que je resterais toujours.

Je voulais déjà être journaliste à l'âge de Zoë. J'avais commencé à écrire dans l'hebdo de mon lycée. Je n'ai plus arrêté depuis. Je suis venue vivre à Paris à vingt ans et des poussières, après avoir obtenu mon diplôme de l'université de Boston, en littérature anglaise. Mon premier boulot était une place d'assistante dans un magazine de mode américain, mais j'ai vite laissé tomber. Je voulais quelque chose de plus consistant que la longueur des jupes ou les nouvelles tendances de la mode printemps‑été.

Après cet épisode, j'ai pris le premier emploi qui se présentait. Je réécrivais des dépêches pour une chaîne de télévision américaine. Le salaire n'était pas extraordinaire, mais il suffisait à payer mon loyer dans le 18e arrondissement, un appartement que je partageais avec deux Français homosexuels, Hervé et Christophe, qui devinrent pour moi de véritables amis.

Je devais dîner avec eux cette semaine, rue Berthe, là où je vivais avant de rencontrer Bertrand. Il m'accompagnait rarement chez mes anciens colocataires. Je me demandais parfois quelle était la raison de ce désintérêt pour Hervé et Christophe. «Parce que ton cher époux, comme la plupart des bourgeois si bien élevés de ce pays, préfère la compagnie des femmes à celle des gays, cocotte!» Mon amie Isabelle m'avait un jour dit cela de sa voix traînante où pointait toujours un rire léger et malicieux. Elle avait raison. Bertrand était définitivement un homme à femmes. «À fond», aurait dit Charla.

Hervé et Christophe vivaient toujours dans l'appartement que nous partagions à l'époque et avaient désormais transformé ma chambre en dressing. Christophe était une vraie fashion‑victim, ce qu'il assumait complètement. Dîner avec eux était pour moi un plaisir. Il y avait toujours un mélange de gens intéressants – une mannequin célèbre, un chanteur, un écrivain polémique, un voisin gay plutôt mignon, un journaliste américain comme moi ou canadien, un jeune éditeur débutant… Hervé travaillait en tant qu'avocat pour une compagnie internationale. Christophe était musicien.

Ils étaient mes vrais amis, des amis très chers. J'avais d'autres amis à Paris – des expatriées américaines, Holly, Susannah et Jan, rencontrées par le magazine où je travaillais ou à l'école américaine où je mettais des petites annonces pour trouver une baby‑sitter. Il y avait aussi quelques amies proches, comme Isabelle, rencontrée au cours de danse de Zoë, à la salle Pleyel. Mais Hervé et Christophe étaient les seuls que je pouvais appeler à une heure du matin quand je me sentais malheureuse à cause de Bertrand. C'étaient eux qui étaient venus à l'hôpital quand Zoë s'était brisé la cheville en tombant de sa trottinette. Eux qui n'oubliaient jamais mon anniversaire. Eux qui savaient quel film aller voir, quel disque acheter. Leurs dîners aux chandelles étaient toujours d'un raffinement exquis.

J'arrivai avec une bouteille de Champagne glacée. Christophe était encore sous la douche, me dit Hervé en m'ouvrant. Hervé, moustachu, cheveux noirs, la quarantaine svelte, était l'amabilité même. Il fumait comme un pompier. Personne n'avait jamais réussi à le convaincre d'arrêter. Alors nous avions fini par abandonner.

«Jolie veste», commenta‑t‑il, en posant sa cigarette pour ouvrir le Champagne.

Hervé et Christophe étaient toujours attentifs à ce que je portais, ne manquaient pas de remarquer si j'avais un nouveau parfum, un nouveau maquillage, une nouvelle coupe de cheveux. En leur compagnie, je ne me sentais jamais l'Américaine qui ferait des efforts surhumains pour atteindre les critères du chic parisien. Je me sentais moi‑même. C'était ce que j'appréciais par‑dessus tout avec eux.

«Ce bleu‑vert va à ravir avec la couleur de tes yeux. Où l'as‑tu acheté?

– Chez H & M, rue de Rennes.

– Tu es superbe. Alors, comment ça se passe avec le nouvel appartement?» demanda‑t‑il en me tendant un verre et un toast tiède au tarama.

«Avec tout ce qu'il y a à faire, il y en a pour des mois! soupirai‑je.

– Et j'imagine que ton architecte de mari est tout excité par la tâche?»

J'acquiesçai du regard.

«Tu veux dire qu'il est infatigable.

– Ah, dit Hervé, et donc le parfait casse‑couilles avec toi.

– Tu l'as dit», dis‑je en avalant une gorgée de Champagne.

Hervé me regarda avec attention à travers ses petites lunettes sans monture. Ses yeux étaient gris pâle et ses cils ridiculement longs.

«Allez, Juju, dis‑moi, tu es sûre que ça va?»

Je lui fis un large sourire.

«Oui, Hervé, je vais très bien.»

Mais bien était l'adjectif le plus éloigné de mon état présent. Tout ce que je venais d'apprendre sur les événements de juillet 1942 m'avait rendue vulnérable en éveillant en moi quelque chose que j'avais toujours tu, et qui désormais me hantait et me pesait. J'avais porté ce poids constamment depuis le moment où j'avais commencé mes recherches sur le Vél d'Hiv.

«Tu n'as pas l'air dans ton assiette», dit Hervé, inquiet. Il vint s'asseoir à côté de moi et posa sa longue main blanche sur mon genou. «Je connais ce visage, Julia. C'est ta tête de fille triste. Maintenant dis‑moi ce qui se passe.»

 

La seule façon qu'elle avait trouvée d'échapper à l'enfer qui l'environnait, c'était de mettre sa tête entre ses genoux en appuyant bien les mains sur ses oreilles. Elle se balançait d'avant en arrière, en pressant son visage contre ses jambes. Il fallait penser à de jolies choses, à toutes les jolies choses qu'elle aimait, à toutes les choses qui la rendaient heureuse, se souvenir de tous les moments magiques qu'elle avait connus. Sa mère qui l'emmenait chez le coiffeur et tous les compliments qu'on lui faisait sur l'épaisseur de ses cheveux et leur couleur de miel en lui assurant qu'elle en serait fière quand elle serait grande.

Les mains de son père qui travaillaient le cuir à l'atelier, des mains fortes et agiles. Elle admirait son talent. Son dixième anniversaire et la montre neuve dans sa belle boîte bleue avec le bracelet de cuir confectionné par son père, l'odeur puissante, enivrante du cuir et le tic‑tac discret de la montre. Elle était fascinée par son cadeau. Oh, elle en avait été si fière. Mais Maman avait dit de ne pas la porter à l'école. Elle aurait pu la casser ou la perdre. Elle ne l'avait montrée qu'à sa meilleure amie, Armelle, qui en avait crevé de jalousie!

Où était Armelle à cet instant? Elle vivait en bas de la rue, elles allaient à la même école. Mais Armelle avait quitté Paris au début des vacances scolaires. Elle était partie avec ses parents quelque part dans le Sud. Elle avait reçu une lettre et puis c'était tout. Armelle était une petite rousse très intelligente. Elle savait toutes ses tables de multiplication sur le bout des doigts et elle maîtrisait même les règles de grammaire les plus tordues.

Ce que la fillette admirait chez son amie, c'était qu'Armelle n'avait jamais peur. Même quand les sirènes d'alerte retentissaient pendant la classe, hurlant comme des loups déchaînés, Armelle gardait son calme alors que tout le monde sursautait. Elle prenait la main de son amie et l'emmenait dans la cave de l'école qui sentait le moisi, imperméable aux murmures effrayés des autres élèves et aux ordres que donnait Mlle Dixsaut d'une voix tremblante. Ensuite, elles se blottissaient l'une contre l'autre, épaule contre épaule, dans l'humidité et l'obscurité qu'éclairait à peine la lumière vacillante des bougies, pendant ce qui leur semblait des heures. Elles écoutaient le vrombissement des avions au‑dessus de leurs têtes, tandis que Mlle Dixsaut leur lisait Jean de La Fontaine ou Molière en essayant de dissimuler le tremblement de ses mains. Regarde ses mains, gloussait Armelle, elle a peur, elle peut à peine lire, regarde. Et la fillette interrogeait son amie du regard et murmurait: tu n'as pas peur, toi? Même pas un petit peu? La réponse commençait par une ondulation de boucles rousses. Moi? Non. Je n'ai pas peur. Parfois, quand le vrombissement des avions faisait vibrer le sol crasseux de la cave, et que la voix de Mlle Dixsaut chancelait puis se taisait, Armelle attrapait la main de son amie et la serrait très fort.

Armelle lui manquait, elle aurait tant aimé qu'elle soit là pour lui tenir la main et lui dire de ne pas avoir peur. Les taches de rousseur d'Armelle lui manquaient, et ses yeux malicieux et son sourire insolent. Pense aux choses que tu aimes, aux choses qui te rendent heureuse.

L'été dernier, ou était‑ce l'été précédent, elle ne se souvenait plus, Papa l'avait emmenée passer quelques jours à la campagne, près d'une rivière. Elle ne se souvenait pas non plus du nom de la rivière, mais elle avait trouvé l'eau si douce contre sa peau, si merveilleuse. Son père avait essayé de lui apprendre à nager. Après quelques jours, elle n'était parvenue qu'à barboter comme un petit chien pataud, ce qui avait fait rire tout le monde. Près de la rivière, son petit frère avait été fou d'excitation et de bonheur. Il était tout petit à l'époque, nourrisson. Elle avait passé la journée à lui courir après pour le rattraper juste avant qu'il ne glisse en poussant de petits cris sur les rives boueuses du cours d'eau. Maman et Papa avaient l'air si tranquilles, si jeunes, si amoureux. Maman gardait sa tête contre l'épaule de Papa. Elle se souvenait du petit hôtel au bord de l'eau, où ils avaient mangé des plats simples et succulents, au frais, sous la tonnelle. La patronne lui avait demandé de l'aider à apporter les cafés et elle s'était sentie grande et fière, jusqu'à ce qu'elle renverse du café sur les chaussures d'un client. Mais la patronne ne s'était pas fâchée, elle avait été très gentille.

La fillette releva la tête et vit sa mère parler à Eva, une jeune femme qui vivait non loin de chez eux. Eva avait quatre jeunes enfants, des garçons plutôt exubérants qu'elle n'aimait pas beaucoup. Le visage d'Eva portait les mêmes stigmates que celui de sa mère, il semblait hagard et vieilli. Comment pouvaient‑elles avoir autant vieilli en une nuit, ces femmes? se demanda la fillette. Eva aussi était polonaise. Et son français, comme celui de sa mère, n'était pas très bon. Comme son père et sa mère, Eva avait encore de la famille en Pologne. Ses parents, des tantes et des oncles. La fillette se souvint de ce jour affreux, quand était‑ce? il n'y avait pas très longtemps, où Eva avait reçu une lettre de Pologne et s'était précipitée chez eux, le visage plein de larmes, pour s'effondrer dans les bras de sa mère. Celle‑ci avait tenté de la réconforter, mais la fillette savait qu'elle aussi était choquée. Personne n'avait voulu lui dire de quoi il s'agissait exactement, mais la fillette avait compris, concentrée sur chaque mot de yiddish audible entre les sanglots. C'était une chose terrible qui se passait en Pologne, des familles entières avaient été tuées, des maisons brûlées. Ne restaient que des cendres et des ruines. Elle avait demandé à son père si ses grands‑parents allaient bien, les parents de sa mère, ceux dont la photographie était posée sur le marbre de la cheminée du salon. Son père avait répondu qu'il ne savait pas. Les nouvelles de Pologne étaient mauvaises, mais il refusait de lui dire quoi que ce soit.

Tout en regardant Eva et sa mère, la fillette se demandait si ses parents avaient bien fait de la préserver de tout, de la tenir à l'écart des nouvelles difficiles et dérangeantes. S'ils avaient bien fait de ne pas lui expliquer pourquoi tant de choses avaient changé pour eux, depuis le début de la guerre. Comme ce jour de l'année dernière où le mari d'Eva n'était pas rentré. Il avait disparu. Où était‑il? Personne n'avait voulu lui dire. Personne n'avait voulu lui expliquer. Elle détestait qu'on la traite comme un bébé. Elle détestait qu'on baisse le ton quand elle entrait dans la pièce.

S'ils lui avaient dit, s'ils lui avaient dit tout ce qu'ils savaient, cela aurait‑il rendu les choses plus faciles aujourd'hui?

 

«Je vais bien, juste un peu fatiguée, c'est tout. Alors, qui vient ce soir?»

Avant qu'Hervé pût répondre, Christophe entra dans la pièce, image parfaite du chic parisien, en kaki et blanc cassé, embaumant le parfum de luxe. Christophe était un peu plus jeune qu'Hervé, bronzé toute l'année, et portait ses longs cheveux poivre et sel en catogan, «à la Lagerfeld».

Au même moment, on sonna à la porte.

«Ah, dit Christophe, en m'envoyant un baiser, ce doit être Guillaume.»

Il courut ouvrir.

«Guillaume? murmurai‑je à Hervé.

– Un nouvel ami. Il bosse dans la pub. Divorcé. Un garçon intelligent. Tu vas beaucoup l'aimer. Nous ne serons que tous les quatre. Tout le monde est parti à la campagne, week‑end de trois jours oblige.»

Guillaume était grand, brun et devait approcher la quarantaine. Il avait apporté une bougie parfumée et un bouquet de roses.

«Je te présente Julia Jarmond, dit Christophe. Notre très chère amie journaliste que nous connaissions déjà quand tu étais encore tout jeune.

– C'est‑à‑dire hier…» murmura Guillaume, avec une galanterie toute française.

Je faisais attention à rester souriante, sachant qu'Hervé m'avait à l'œil. C'était étrange, car habituellement je me serais confiée à lui. Je lui aurais dit combien je me sentais bizarre depuis une semaine. J'aurais parlé de mes problèmes avec Bertrand. J'avais toujours tenu bon devant les provocations de mon mari, devant son humour parfois foncièrement désagréable. Cela ne m'avait jamais blessée, jamais dérangée. Mais à présent, les choses étaient différentes. Avant, j'admirais son esprit, son côté sarcastique. Cela me rendait encore plus amoureuse de lui.

Les gens riaient de ses bons mots. Ils avaient même un peu peur de lui. Derrière le rire irrésistible, les yeux bleus pétillants, le sourire ravageur, il y avait un homme dur et exigeant qui avait l'habitude d'obtenir ce qu'il voulait. Je supportais cela parce qu'à chaque fois qu'il se rendait compte qu'il m'avait blessée, il s'excusait en me couvrant de fleurs, de cadeaux. Et d'amour passionné. C'était au lit que Bertrand et moi communiquions vraiment, le seul endroit où personne ne dominait personne. Je me souvins de ce que Charla m'avait dit un jour, après une tirade particulièrement salée de mon époux: «Est‑ce qu'il arrive à ce monstre de se montrer aimable avec toi?» Puis en me voyant rougir légèrement, elle avait ajouté: «Mon Dieu! Je vois le tableau. Réconciliations sur l'oreiller. L'action plus forte que les mots!» Et elle avait soupiré en me tapotant ma main. Pourquoi n'avais‑je pas ouvert mon cœur à Hervé ce soir? Quelque chose me retenait. Mes lèvres restaient closes.

Lorsque nous fûmes installés autour de la grande table octogonale, Guillaume me demanda pour quel journal je travaillais. Quand je lui répondis, son visage resta impassible. Cela ne me surprenait pas. Les Français ne connaissaient pas Seine Scenes. Il n'y avait que les Américains de Paris qui le lisaient. Ça m'était égal. Je n'avais jamais couru après la gloire. J'avais un boulot bien payé qui me laissait du temps libre, malgré les crises de despotisme de Joshua, et cela me satisfaisait pleinement.

Date: 2015-12-13; view: 341; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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