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Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


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Tatiana de Rosnay

Le dîner des ex

 

 

Tatiana de Rosnay

Le dîner des ex

 

 

Hérétiques – Créateurs de livrels indépendants

 

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À N.J., qui ne sera jamais un ex

À L.M., parce qu'un ami ex vaut mieux qu'un ex‑ami

À Va, Catherine, P.Z., Fred, et last but not least, à Gigi et Charla

 

«L'histoire d'une femme, c'est avant tout l'histoire des hommes qui jalonnent sa vie.»

 

Denise BOMBARDIER

 

«La musique commence là où s'arrêtent les mots.»

 

Claude DEBUSSY

 

Cher Max,

 

De là où tu es, tu peux tout entendre. Écoute ce que mijote ta «kleine Margotine», cela ne manquera pas de t'amuser. J'imagine ton regard gris pétillant de gaillardise, ta large bouche s'ouvrant pour laisser exploser ce gloussement exubérant qu'il m'arrive encore d'entendre lors d'un rêve. Crinière blanche rejetée en arrière, paupières plissées, rigoles‑tu souvent, là‑haut? Je donnerais tant pour te voir rire à nouveau, et pas seulement dans mes songes.

Récemment, une idée saugrenue m'est venue. C'était un soir, en rentrant tard d'un dîner, longtemps après que Pierre m'eut quittée. J'avais roulé dans la ville en regardant les immeubles endormis. Au croisement de la rue de l'U. et du boulevard Saint‑G., je n'ai pu m'empêcher de lever les yeux vers une fenêtre et de me dire: «Tiens, là, c'était avec O.» Et le souvenir d'une nuit oubliée m'est revenu à la mémoire; l'odeur d'un homme, la chaleur de son corps, la volupté d'une étreinte.

Une fois chez moi, je me suis installée devant ma table de travail, laissant mes partitions de côté, et j'ai inscrit en ordre chronologique sur une grande feuille de papier, les prénoms des hommes à qui je me suis donnée durant ces vingt dernières années. Puis j'ai contemplé cette liste avec un certain étonnement. Elle était bien plus longue que je ne l'aurais imaginée. J'anticipe ton sourire malicieux… Tu as raison, Max. Je vais avoir quarante ans. À cet âge‑là, toute femme a un passé.

Il est des hommes indélébiles, imprimes au fer rouge au plus profond de ma chair, à qui j'ai tout donné; le corps, le cœur et la tête. Ils sont trois. Toi, Manuel, et Pierre. Puis il y a les autres, ceux qui n'ont pas compté, plus nombreux, quasi effacés par le temps, funeste défilé de soupirants insignifiants à qui je m'offrais sans abandonner un gramme du cérébral.

En regardant cet inventaire intime, ce catalogue d'amants, les prénoms que je t'ai cités plus haut se détachèrent du reste. C'est alors que j'ai eu la drôle d'idée qui fait l'objet de cette lettre; l'envie d'inviter ces hommes‑là à dîner, seuls, sans femme ou petite amie. Ce serait un dîner d'ex‑amants.

Avec l'excitation d'une gamine à la veille d'un goûter d'anniversaire, je laissai gambader mon imagination. Première préoccupation: où les convier? Le raffinement de Manuel exigerait un endroit surprenant et précieux comme l'étage noble d'un palais vénitien, ou la scène rouge et or d'un théâtre rococo. Pour Pierre – mon ex‑mari –, je savais bien que le cadre de nos ripailles avait peu d'importance: pour cet homme‑là, dîner signifiait tout d'abord manger. Et toi, Max? Si tu étais parmi nous, je pense que tu aurais voulu souper dans un de ces hauts lieux artistiques que tu dois à présent hanter; endroits riches de culture et de beauté, comme celui où je t'ai connu il y a deux décennies.

Tu m'as eue gamine. Aurais‑tu désiré, toi qui t'es délecté de la fraîcheur de mes vingt ans, ce visage de femme arrivée à mi‑parcours de sa vie? Le front est encore bombé, mais strié par quelques rides, les lèvres amincies ont un pli parfois amer, les joues rebondies ont cédé à des pommettes saillantes, et la chevelure rousse est balayée de fils d'argent.

Tu aimais tant la jeunesse et son cortège de douceurs: la fermeté de la peau, l'arrondi d'un sein haut perché, l'innocence du regard. C'était l'insolent privilège de tes soixante‑dix ans que de t'octroyer des maîtresses qui auraient pu être tes petites‑filles. Tu avais l'âge d'un grand‑père, mais la fougue d'un adolescent débridé. En esprit, tu étais le plus jeune des trois hommes que j'ai aimés.

 

Afín de couper court à toute complication, je décidai de donner ce dîner des «ex» chez moi. Sur une nouvelle feuille blanche, je dessinai un plan: un rond pour la table, avec, au sommet, une croix sous un M pour Margaux. Ensuite? Quel casse‑tête! Préoccupée par ces tracasseries de placement, je ne réalisai pas d'emblée que nous serions trois à table, et non quatre. Tu vois, j'ai encore du mal à accepter ta mort, quinze ans après.

Je me souviens comme si c'était hier du jour de ton décès. Une voix monocorde annonça à la radio: «Nous apprenons à l'instant la mort du grand chef d'orchestre Maximilian U. à l'âge de soixante‑quinze ans, terrassé par une crise cardiaque en pleine répétition.» Quelle belle mort! s'exclama le monde entier. Tu as marqué d'une empreinte si profonde notre univers musical, qu'en écoutant les innombrables enregistrements de tes concerts, il est difficile de concevoir que tu n'es plus là.

Ne pourrais‑tu pas faire une petite apparition? J'aimerais tant te voir à ce dîner des ex, assis avec les autres à ma table, magnifique vieillard d'un mètre quatre‑vingt‑dix, à peine tassé par l'âge. Tu serais légèrement plus pâle que mes autres invités, mais aucun de nous, même pas Manuel et sa langue perfide, n'aurait l'idée de te traiter de fantôme tant tu déborderais, comme à ton habitude, de vivacité et d'entrain.

Le menu, à présent. Autre casse‑tête… Que diable servir à ces messieurs? Manuel, obsédé par sa ligne, picorera du bout des lèvres, refusera le dessert, mais sera pointilleux sur le vin et exigera le meilleur des cigares. (Un saint‑julien ou un Saint‑Estèphe. Prévoir un décaféiné avec deux sucrettes et un grand cendrier.) Pierre boudera tout exotisme et ne daignera sourire qu'à la vue d'un cassoulet ou d'une tête de veau. (Prévoir deux fromages différents. Café serré, un sucre et demi.) Je me souviens peu de tes goûts culinaires, mais comme je t'ai connu en Italie, que dirais‑tu de gnocchis à la Romana arrosés d'un Frascati frais?

J'ai ensuite pensé au pour‑mémoire. On ne peut convier les ex‑hommes de sa vie sans mystère, sans mise en scène. Impossible de leur griffonner un petit mot banal sur une carte ordinaire. Mais avant de leur envoyer ce billet particulier, il me faut d'abord les joindre, connaître leurs disponibilités.

N'ayant pas vu Manuel depuis plus de cinq ans, je dois vérifier si l'ancienne adresse correspond encore. Pierre, en écoutant mon message sur son répondeur, esquissera une grimace, pensant que je réclame une fois de plus ma pension alimentaire. Toi, je me demande ce que tu pourrais imaginer en entendant ma voix, après si longtemps. Tu aurais quatre‑vingt‑quinze ans aujourd'hui.

Remettons les pendules à l'heure. Manuel a dû entamer la soixantaine et Pierre fêtera ses quarante‑deux ans cet hiver. Je ne suis pas seule à avancer dans l'existence, Dieu merci! Incorrigibles galants, les hommes de ma vie m'accompagnent au fil des ans. Sauf toi, vieux farceur, qui n'a pas attendu de connaître Margaux en quadragénaire.

 

Viendraient‑ils? Je ne te cache pas que ce soir, cette question me pèse. Auraient‑ils envie de me revoir, malgré nos épreuves, malgré nos défaites? Un ex, c'est avant tout l'échec d'une histoire d'amour. Une histoire d'amour laisse des traces.

Regarde au fond des mes yeux et tu découvriras l'estampille de chacun d'entre vous. Toi, tu as donné à mon regard la profondeur née d'une compréhension musicale que je n'avais, à ton époque, pas entièrement mesurée. Aujourd'hui, je sais que si je ne t'avais ni connu, ni aimé, je n'aurais pu exercer ce métier avec la même certitude, la même force.

Regarde‑moi encore; tu apercevras de façon fugitive quelque chose qui va te stupéfier, et qui ressemble étrangement à de la soumission. Manuel a laissé cette marque‑là. Je sens que ta curiosité s'éveille, et d'après ce sourire en coin, je devine que ton œil de lynx a déchiffré cette empreinte. Tu ne t'es pas trompé. Dans ses bras, j'ai connu le plus enivrant des plaisirs; j'ai goûté à l'extase. Toi qui fus musicien, je te dirai que Manuel m'apparut tel un virtuose de l'amour, et qu'à un moment de ma vie il sut, comme aucun d'entre vous ne l'a su, décrypter la partition secrète de mes désirs.

Tu n'auras pas besoin de chercher longtemps la trace de Pierre. Il me semble que c'est la plus visible de toutes. Tu ne me connaissais pas cette douceur‑là; tu n'avais jamais vu cette lumière particulière. Tu es surpris, non? Tu as raison, il s'agit d'amour. Mais rien à voir avec Pierre. Tu donnes ta langue au chat?

Envoie donc ton esprit dans la chambre au bout du couloir; passe à travers le mur comme le vent à travers les branches d'un arbre, et penche‑toi sans faire de bruit sur un petit lit blanc. Tu verras une tête poil de carotte; tu devineras un souffle léger. Je te présente Martin. Cinq ans. L'éclat nouveau dans mes yeux s'appelle maternité.

 

J'imagine que tu aimerais, si tu le pouvais, me poser une foule de questions. Tu m'as quittée jeune fille, tu me retrouves mère de famille… Ta kleine Margotine a mûri. Elle a vécu. J'entends d'ici ta voix si distincte, presque cassante, et ses intonations qui trahissent tes origines. Impatient, gourmand, tu voudrais tout savoir de moi. Suis‑je en mesure de te répondre?

T'évoquer mon passé ne me répugne guère. C'est te dévoiler mon présent qui me navre; le naufrage de mon mariage, la solitude inédite qui me ronge, et l'amorce de cette quarantaine qui me taraude. Ce soir, te livrer ce flottement inconfortable m'est pénible.

Je pourrais te raconter, en attendant le retour d'une témérité envolée, que j'ai réussi à m'imposer dans un milieu misogyne que tu as dominé tel un souverain. Mais tout cela, tu le sais, n'est‑ce pas? Tu me surveilles de près, musicalement. Il m'est déjà arrivé, lors d'un concert, de te sentir au bout de ma baguette, m'insufflant force et vitalité.

À présent, c'est ma vie privée qui t'intéresse, ma vie de femme. C'est pour cela que tu t'es assis là ce soir, et que je sens ton regard sur moi. Non, je n'ai pas peur. Je t'ai trop aimé pour avoir peur de toi. Cette lettre commencée pour te raconter une idée cocasse, se transforme peu à peu en confession amoureuse. Tu dois en être grisé. Je te propose la primeur de ces souvenirs intimes, à une condition.

Avant de te livrer l'histoire de Manuel, puis celle de Pierre, il me faut commencer par la tienne. Tu as été mon premier amour, ainsi que mon mentor, mon inspirateur, mon guide.

Si je suis arrivée là où je suis, c'est en partie grâce à toi.

 

Cette journée, mon cher Max, a mal débuté. T'en parler me soulagera peut‑être. Une fois arrivée au Théâtre du C., on m'annonça une pléthore de problèmes techniques, ténor grippé, trompettiste absent, et j'en passe. À ce rythme, il ne me manque plus qu'une menace de grève. Selon le directeur, ces incidents n'ont pas lieu lorsque l'orchestre est dirigé par un homme. Tu vois, les choses n'ont guère changé…

Toujours est‑il que ce matin, nous répétions le Magnificat. Tu te doutes bien qu'il ne s'agit pas de mon premier. Les précédents ont la saveur fade d'aventures trop sages, teintées de classicisme. Cette fois, je le veux nerveux, luxuriant et percutant, d'autant plus que j'ai innové sa structure. Qu'en aurais‑tu pensé?

De la mouture originale en mi bémol, version peu jouée et moins connue (tu le sais mieux que quiconque), j'ai conservé quatre cantiques de Noël, tout en maintenant les différences de l'instrumentation de la version définitive en ré, en particulier le remplacement des flûtes à bec par des flûtes traversières. J'ai naturellement transposé les quatre motets, qui s'insèrent ainsi dans les douze séquences du Magnificat pour créer un contraste étonnant et séduisant. Il s'agit là d'une innovation audacieuse pouvant m'attirer autant de louanges que de blâmes. J'en ai l'habitude, et cela me plaît.

Il y a quelques années, engagée à la tête de l'orchestre de P., on me fit sentir qu'on n'aimait ni le fait que je fusse une femme, ni mon jeune âge. Reçoit‑on les journaux dans ton pigeonnier céleste? Si oui, tu as dû remarquer que les médias se sont régalés d'une «femme‑maestro» aux cheveux aussi roux que furent ceux d'Antonio Vivaldi.

Contrairement à d'autres chefs du sexe dit faible, j'ai refusé de camoufler ma féminité, ce qui a pu surprendre quelques journalistes. Ainsi, pour l'un de mes premiers concerts télévisés, l'on me découvrit de dos, habillée d'une queue‑de‑pie ajustée à la taille laissant entrevoir mes jambes vêtues non pas d'un pantalon ample mais gainées d'un collant noir, juchées sur de hauts escarpins aux talons bobine.

Il me semble que ton regard devient rêveur. Cela t'aurait plu, je crois. Emballé par cette vision moderne – alors que d'autres puristes criaient au scandale –, un célèbre couturier voulut créer pour moi, à grands renforts publicitaires, une tenue de scène. J'ai décliné son offre, impressionnée par ces remous.

Je connais bien la plupart de mes instrumentistes, cependant, certains d'entre eux se méfient encore d'une femme chef. Les plus misogynes sont souvent d'autres femmes. La soprano anglaise Rebecca S. (qui fut, jadis, une de tes Léonore), me donne du fil à retordre. Elle arrive en retard, bavarde avec les vents quand je fais reprendre les cordes, et ne me regarde pour ainsi dire jamais.

– J'ai rarement été dirigée par une femme, m'annonça‑t‑elle lors de notre première rencontre.

Le regard glacial qu'elle promena sur ma chevelure indomptée et mon caleçon de garçonne laissait deviner son souhait de me contempler engoncée dans une robe housse, les cheveux sévèrement attachés.

– Moi, je suis fière d'être dirigée par une femme, m'avait glissé Hélène K., la contralto.

Et la deuxième soprano, Alice D., qui avait déjà travaillé avec moi, me chuchota à l'oreille:

– Si vous remettez votre costume moulant du Messie, le Quia respexit humilitatem de miss Rebecca va coincer…

Nous devions répéter le Suscepit Israël. Rebecca se lança en premier, sans même me jeter un regard. Hélène, elle, prenait la peine de me voir; sa grave douceur talonna la vibration aérienne de Rebecca, puis Alice fit écho, pure et légère. Une minute cinquante‑huit de beauté encore imparfaite, à cause d'un manque de souffle d'Hélène, et d'une sonorité de hautbois trop dure pour la langueur du mouvement. La séquence fut reprise, inlassablement, et la répétition s'écoula ainsi.

 

Pendant ces longues heures de travail, j'ai souvent pensé à notre rendez‑vous de ce soir. J'avais hâte de te retrouver, ne serait‑ce qu'en pensée. En rentrant, j'ai tout d'abord embrassé mon Martin endormi, car il est tard; puis j'ai pris un bain, grignoté un morceau, et me voici, comme promis, assise à mon bureau. Patrick, le baby‑sitter, est remonté chez lui. L'appartement est silencieux, paisible; on entend à peine le trafic du boulevard.

Aimes‑tu cette pièce? Je m'y sens bien. C'est mon refuge, ma tanière. On n'y entre pas comme dans un moulin. Martin est bien le seul à pouvoir franchir le seuil sans montrer patte blanche. Il m'arrive parfois, au bout d'une nuit de travail, de m'y endormir comme un enfant, délaissant le lit de ma chambre voisine.

Voici mon Steinway noir, fidèle compagnon depuis bientôt vingt ans, et dont les touches ivoire à peine jaunies par le temps sont comme le sourire chaleureux d'un ami très cher. Je l'ai acheté après ma première saison de concerts. Sur lui je veille comme sur un premier enfant; deux fois par an, un technicien vient l'accorder, et lorsque je pars en tournée, je dois admettre que je le laisse à regret.

Voilà les partitions et les enregistrements de tout ce que j'ai pu diriger, ces quinze dernières années. Promène‑toi et regarde, à ta guise. Tu ne verras pas de photos. C'est la musique qui renferme pour moi le plus de souvenirs, bien davantage qu'un portrait figé dans un cadre.

Il me suffît de choisir au hasard une de ces partitions et de la parcourir des yeux. L'évocation du passé monte en moi tandis que la mélodie prend sa puissante ampleur. Avec précision, chaque note me rapporte une sensation oubliée, un visage, un lieu, une émotion.

Certaines œuvres me sont pénibles à écouter, comme la Suite en mineur de Haendel, ou le deuxième mouvement du Concerto pour deux violons en mineur de Bach, que mon petit frère aimait tant. Les entendre ravive la perte de Vincent, disparu à vingt‑cinq ans dans un accident de voiture. Je me refuse souvent à les diriger. Pour le faire, je dois me sentir forte. Pas comme en ce moment, où je suis victime d'une étrange vulnérabilité.

Je voulais te dire que j'ai choisi la date du dîner des ex. Ce sera le soir de mon anniversaire le 28 octobre prochain. C'est bien le meilleur prétexte selon moi, qui me permette d'attirer ces deux hommes à souper. Pourvu que cette soirée reste libre et qu'un imprévu ne vienne pas s'y greffer… Il faudrait que j'en parle rapidement à Claire, mon agent, qui gère d'une main experte les aléas de mon emploi du temps.

Mon Martin vient de faire irruption dans la pièce, le visage chiffonné. Il a eu un cauchemar. Je l'ai laissé se rendormir sur le canapé près de mon bureau après l'avoir longuement câliné. Comme il est petit, et fragile, encore. J'en ai le cœur serré. Ce n'est pas facile de concilier mon métier et un jeune enfant. J'ai conscience qu'il souffre de mes nombreux déplacements; lorsqu'il me faut le quitter pour quelques jours, je me sens fautive.

Toi, comme la plupart des hommes, tu n'as jamais été effleuré par cette culpabilité. Au sommet de la gloire, tes deux filles étaient déjà quadragénaires, et mères elles‑mêmes. Gamines, une kyrielle de nurses anglaises engagées par tes trois épouses successives s'en chargeaient tandis que tu sillonnais la planète.

Je tente de me dépêtrer tant bien que mal des semaines où Martin est gardé par le jeune homme au pair, étudiant que je loge dans une chambre au sixième, et celles qu'il passe chez son père. Malgré l'excentricité de ma profession, je t'avoue que je mène la double vie de toute femme divorcée, écartelée entre les obligations de son métier et les exigences d'un enfant perturbé par la séparation de ses parents.

Je m'étais promis de ne pas sombrer dans les soucis du présent. Il m'est mille fois plus agréable de te raconter les préparatifs de ce dîner si engageant. Tout à l'heure, j'ai acheté un service de table bleu et or, décoré de signes astrologiques, assorti à ma nappe lapis‑lazuli et à mes gobelets turquoise. Voilà ma décoration toute trouvée. Lion pour toi, Vierge pour Manuel, et Taureau pour Pierre, sans oublier mon Scorpion. (Et mon petit chérubin, enfin assoupi, s'amusera de son assiette Cancer.) J'ai toujours été fascinée par l'astrologie, surtout lorsqu'on la conjugue au masculin. Il est des signes qui m'échappent et que je cerne mal: Bélier, Poissons, Capricorne. D'autres me sont d'emblée familiers; ce n'est pas un hasard si ce sont les vôtres, et celui de mon fils. Les femmes Scorpion sont faciles à débusquer; étrangement, elles me reconnaissent aussi. Effet de miroir?

Je devine que tu bâilles à te décrocher la mâchoire. Je suis impardonnable; j'oubliais que les astres t'ennuyaient. Boucle donc ta ceinture, Max, ma machine à remonter le temps est enclenchée. À bord de notre engin magique, repartons pour la cité de marbre et de bronze; survolons la mer à l'ouest, glissons au‑dessus des ruines d'Ostia, ancien ventre de la Ville éternelle, tout en suivant les volutes du fleuve vers les sept collines.

Au loin, le dôme gris pâle de Saint‑Pierre se profile; puis l'on devine l'ellipse dentelée du Colisée, la sombre coupole du Panthéon et la crête blanche de la «machine à écrire». Cap au nord, longeons la longue place octogonale à l'ocre orangé, filons vers les pins parasols et les pelouses vertes du plus grand parc de la ville pour atterrir sur le toit accueillant de l'hôtel H., en douceur, sans effrayer cette vieille Américaine dégustant un cappuccino sur sa terrasse.

Asseyons‑nous, Max, soufflons. Reprenons nos esprits en contemplant les campaniles jumeaux de l'église toute proche. Es‑tu prêt? Donne‑moi la main, écoute le début de notre histoire.

 

Max

 

con anima

 

Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

 

Charles Baudelaire, «Élévation».

 

J'ai toujours aimé la musique. Ce n'est pas un hasard si j'en ai fait mon métier. Presque toutes les musiques m'attirent. Les gens sont surpris d'apprendre que j'apprécie autant un succès des Rolling Stones qu'un des Concertos brandebourgeois.

Ce que je sais de la musique, ce que je comprends d'elle, beaucoup me vient de toi. Tu fus le seul musicien que j'ai aimé. C'est peut‑être pour cela que nous connûmes une telle passion. Je n'avais pas besoin de t'expliquer mes sentiments avec des mots; que je me trouve au piano ou face à un orchestre, tu captais chacune de mes émotions, puis à ton tour, tu me répondais sans paroles, par le truchement intime de la musique.

Il me semble que les deux autres hommes de ma vie – ceux qui viendront, je l'espère, à ce dîner – sont passés à côté de mon âme de musicienne. Pour eux, j'étais femme avant tout – pour Pierre, la mère de son fils alors qu'à tes yeux je fus les deux; musicienne et femme.

Malgré le brouhaha de la rue, les passants qui rient et qui parlent, malgré le bruit des voitures roulant le long du boulevard, je parviens sans peine à entendre l'ouverture du Magnificat dans ma tête; j'intercepte chaque instrument; trompettes, hautbois, tambours, flûtes, violons et contrebasses, et chaque voix; deux sopranos, contralto, ténor, et basse, entourés par le chœur.

Pierre, en particulier, détestait ces escapades solitaires dans mon univers musical, et se sentait exclu. Manuel aimait l'idée d'avoir une maîtresse qui lisait des partitions comme une autre un roman, bien qu'il fût incapable de déchiffrer une seule note. Il se targuait d'être mélomane, mais nous parlions en fait peu musique. Tu étais bien le seul de mes ex à pouvoir comprendre et mesurer l'indicible obsession empiétant sur ma vie depuis ma plus tendre enfance.

Vers l'âge de quatre ans, alors que ma sœur chantait faux et s'intéressait plus aux poupées qu'au solfège, je me délectais de mes leçons de piano. Je me souviens d'avoir passé des heures à rejouer d'oreille tout ce que j'entendais. Quand je prenais cet air lointain, Mathilde comprenait aussitôt que je n'étais pas prête à jouer. Elle allait se plaindre à notre mère.

– Margaux est encore dans son piano. Elle l'écoute dans sa tête, et elle n'entend rien d'autre.

Mon professeur de piano, Mlle H., demanda un jour à voir mon père et ma mère. J'avais cinq ans.

– Votre fillette est douée, leur annonça‑t‑elle avec révérence. Elle a une oreille extraordinaire. Je n'ai jamais entendu un enfant si jeune jouer un prélude de Bach ainsi.

Assise en tailleur à ses pieds, je jouais avec ma longue natte rousse. Je me souviens encore du regard interloqué que mes parents – dont aucun n'était musicien – posèrent sur moi. Forts des conseils avertis de Mlle H., ils laissèrent la part belle à la musique dans mon existence rangée de petite fille.

 

C'est à quatorze ans que je compris ce que je voulais faire de ma vie. Au Conservatoire, notre maître eut un jour du retard, alors que nous devions répéter un concerto pour piano avec l'orchestre des jeunes. Pendant sa longue absence, je m'amusai à diriger mes camarades, debout devant eux à agiter les bras.

Au début, il s'agissait d'un jeu. Tout le monde riait, et moi de même. Mais tandis que mes gestes devenaient plus précis, mes volontés plus claires, que ces jeunes instrumentistes semblaient réagir à mes ordres, que j'entendais la musique se plier avec une docilité surprenante à mes exigences, je me rendis compte tout à coup que c'était là ma vocation: être chef d'orchestre.

Après avoir décroché à quinze ans un premier prix de piano, j'étudiai la direction d'orchestre au Conservatoire. Il n'y avait pas de filles dans ma classe, et on me considérait comme une bête curieuse. À vingt ans, j'obtins à ma grande joie – ainsi qu'à ma stupéfaction – non seulement mon prix de direction au Conservatoire, mais aussi le premier prix du Concours international de jeunes chefs d'orchestre.

À l'époque, tu présidais – tout en poursuivant la brillante carrière que l'on connaît – la Villa Médicis à Rome, qui accueillait pour deux ans, musiciens, artistes, historiens d'art, écrivains et cinéastes dans un cadre splendide.

Loin de toi l'idée de convier académiciens studieux ou universitaires poussiéreux à des séminaires ronflants. Tu clamais haut et fort ton souhait de «jeunesse, la vraie», chahutant dans le parc paisible de la Villa, et dont tu pourrais entendre les rires joyeux de ton grand bureau à l'étage.

Recrutée parmi des centaines de candidats triés sur le volet, j'appris un matin qu'on m'avait choisie pour passer deux ans à la Villa Médicis afin de poursuivre mes études musicales sous le haut patronage du grand – du très grand! – Maximilian U.

Dois‑je te rappeler ce que l'on disait déjà de toi il y a vingt ans? «Adulé ou haï, Maximilian U. est sans aucun doute la figure la plus marquante de la direction d'orchestre du XXe siècle. Son talent n'est égalé que par son immense sens médiatique et sa forte personnalité.» Ma parole, tu rougis? Je ne t'en croyais pas capable.

J'ai retrouvé une photographie de moi prise dans les jardins à l'italienne de la Villa. Regarde donc. Tu m'as connue ainsi; le visage constellé de taches de rousseur, les genoux ronds, les mains potelées. Comme j'étais jeune! Et comme cela me paraît loin…

Te souviens‑tu de notre première rencontre? C'était, je crois, dans la loggia. Nous venions d'arriver par un de ces après‑midi étouffants de chaleur dont Rome a le secret, et la fraîcheur de la véranda était un bonheur.

De mes compagnons de fortune, il y avait là, entre autres, un violoniste prodige adolescent, une jeune fille qui avait obtenu un prix pour son premier roman, un sculpteur, et Jérôme V., ténor, notre aîné puisqu'il avait la trentaine, devenu depuis fort célèbre.

Je connaissais déjà les traits de ton visage émacié, l'allure de ta silhouette longiligne, pour les avoir souvent vus à la télévision. Le timbre de ta voix, ainsi que ton accent allemand m'étaient également familiers. Je savais ce que tous savaient de toi: que tu étais le plus grand des chefs d'orchestre (certains diraient même le plus mégalomane…), que tu avais soixante‑dix ans, trois divorces, et que tu aimais par‑dessus tout Beethoven, Bach et les femmes. Tu te considérais un mythe vivant; je t'accorde que tu n'avais pas entièrement tort. L'idée que j'allais serrer la main capable de dompter les plus prestigieux orchestres du monde, et vivre vingt‑quatre mois à tes côtés me paralysait, et je me tenais à l'écart des autres.

Lorsque tu fis irruption dans la loggia, vêtu d'une redingote en lin noire et d'un pantalon sombre, ta haute stature me surprit. Je ne m'attendais pas à ce que tu fusses si grand. Droit comme un «i», tu devais courber la tête afin de ne pas la cogner en franchissant le porche. D'emblée, je fus frappée par la luminosité de tes yeux, étonnante chez un vieux monsieur (pardonne l'insolence de la jeunesse!).

Après quelques paroles de bienvenue, tu nous gratifias de ce fou rire contagieux qui nous fit tous glousser à notre tour. En contemplant la démesure de ton sourire, étourdie par ta vitalité, je dus avouer que tu ne faisais pas ton âge; puis, lorsque tu dirigeas ton regard sur moi, je réalisai que tu étais l'homme le plus séduisant que j'avais jamais rencontré.

Je n'étais plus vierge. Après quelques encouragements de ma part, un ami d'enfance s'était chargé, le soir de mes dix‑sept ans, de me débarrasser d'un état que je jugeais encombrant. Le jeune homme, qui s'appelait Christophe – on n'oublie pas le prénom du premier – se montra empressé et gourd.

Je ne connus ni vertige, ni plaisir. Quelques petits amis avaient suivi, certains plus doués que d'autres, mais je ne me sentais toujours pas femme. Je me doutais que la raison de cette immaturité venait du fiait que je n'avais jamais aimé. Tant de choses m'étaient encore inconnues. Oie blanche à peine sortie du carcan familial, élevée dans un milieu modeste, j'avais peu voyagé; je ne savais rien de la vie, des hommes, du monde, et il n'y avait que la musique qui me faisait vibrer.

Essaye d'imaginer, Max, ne serait‑ce qu'un instant, l'euphorie d'une gamine naïve plongée dans un univers chargé d'histoire, de beauté, et de luxe. Rome la rieuse me tendait des bras riches de promesses. Et toi, avec l'insatiable gourmandise qui te caractérise, tu avais déjà repéré la timide rouquine qui faisait bande à part.

Durant une de ces nuits d'amour dont le souvenir ne m'a pas quittée, où les fenêtres ouvertes de ta chambre laissaient entrer une brise fraîche qui caressait nos corps dénudés, tu m'as murmuré ces mots précis:

– Dès l'instant où tu as posé les yeux sur moi, et que j'ai ensuite vu ce que tu étais capable de faire d'un orchestre, j'ai compris deux choses. La première, que je contemplais une artiste exceptionnelle. La seconde, que tu allais me faire perdre la tête.

 

«Bach Werke Verzeichnis 243, D‑dur comme dur dur», me suis‑je dit ce matin en fermant les yeux de lassitude, et en pensant à toi, car l'expression était la tienne; j'entends encore ton accent alémanique marteler les lettres «BWV», abréviation du catalogue thématique des œuvres de Bach.

Hans D., le ténor, et Hélène K., la contralto, en étaient à leur énième Et misericordia, sans ferveur, sans saveur. La matinée s'éternisait; chacun semblait vidé de toute vitalité. Un flûtiste somnolait derrière sa partition.

La descente chromatique de la basse (très comparable, ne trouves‑tu pas, à celles du BWV 232 et BWV 78?) s'abîmait sous l'archet lourd de Daniel T., habituellement aérien. Je l'observai par‑dessus mon pupitre. Le jeune homme regardait au loin, bougon. Il était de mauvaise humeur, et pour avoir déjà travaillé avec ce brillant contrebassiste, je savais qu'il fallait le laisser tranquille.

Je m'inquiétai davantage d'Hélène et Hans. Techniquement, tout y était, à part le continuo désastreux de Daniel. Les tempi étaient justes, belle ampleur d'Hélène à Eius a progenie, élan limpide de Hans sur Timentibus eum… Lorsque Hélène chantait en solo Esurientes, et Hans, de son côté, Deposuit poternes, leurs voix étaient chaudes, pleines, riches, comme je les souhaitais. Pourquoi alors ne parvenaient‑ils pas à chanter ce duo correctement?

En demandant que l'on reprenne une fois de plus, je fixai Daniel T. du regard, tandis qu'une lueur malicieuse que tu connais bien s'allumait dans mes yeux. J'attrapai les mains des deux chanteurs, collai leurs quatre paumes ensemble, poussai le ténor contre l'alto jusqu'à ce que le front bombé d'Hélène effleurât le menton barbu de Hans, cachai leurs partitions.

– «Vous n'en avez pas besoin!» – et me plaçai derrière eux, baguette à la main.

– Rapprochez‑vous, que diable! Ferveur et communion!

Hélène avait rougi. Elle ferma les yeux, gênée de la proximité de l'imposant Hans, de la chaleur qui se dégageait de ses mains osseuses. Elle sentit son souffle vigoureux sur le haut de son crâne, et faillit oublier de partir au bon moment. Hans, amusé de voir la distante Hélène se troubler, s'approcha davantage, et Daniel T., diverti par ce spectacle étonnant, retrouva sa grâce coutumière.

Les voix éclatèrent, célestes. Hélène garda les yeux fermés. Le deuxième Et misericordia s'envola. Je retins ma respiration, scrutant les deux profils se faisant face, les deux bouches ouvertes, les quatre mains accolées, en m'étonnant comme toujours du pouvoir mystérieux de la musique, capable de métamorphoser ainsi un visage banal pour le rendre sensuel et lumineux. Hélène, traits sévères gommés par un éclat ardent, captait les vibrations du timbre de Hans au travers de leurs doigts soudés; Hans interceptait la tessiture voluptueuse d'Hélène par leurs ventres qui se frôlaient.

Ils chantaient en osmose, pour la première fois. Basse et cordes s'éteignirent en douceur; le dernier accord subsista, suspendu dans l'air, frémissant de beauté. Il y eut un silence dans la salle. Puis tous les musiciens applaudirent. Hélène, ouvrant enfin les yeux, sourit, éberluée. Hans ne lâcha pas ses mains. J'ai lancé un clin d'œil vers Daniel T.

Plus tard, le jeune homme me confia:

– J'avais l'impression de les voir faire l'amour.

Je crois que tu m'aurais dit la même chose.

 

L'attraction foudroyante qui naquit entre nous ne facilitait en rien le déroulement des activités journalières de la Villa. D'abord, il fallut faire comme si ce trouble n'existait pas. Feindre l'indifférence.

Ma mère, en me déposant à la gare le soir de mon départ, s'était approchée de moi pour chuchoter:

– Méfie‑toi des jeunes Romains, ma fille. Ils n'ont qu'une idée en tête. Coucher.

Comment lui avouer que les autochtones fougueux m'inspiraient bien moins d'émoi que l'illustre maître des lieux, lui qui n'avait rien d'italien, et de surcroît l'âge de mon grand‑père?

Il s'est dit beaucoup de sottises sur notre amour. La liaison entre un septuagénaire réputé pour sa libido infatigable et une très jeune fille, possédait de quoi défrayer la chronique. Cela m'a peu inquiétée. Je t'aimais. Et la force décuplée de l'amour que tu me rendais me plaçait hors d'atteinte des ragots meurtriers.

Te souviens‑tu que, malgré les insinuations ridicules dont nous fûmes victimes, nous n'avions pas cédé si vite à l'appel de la chair? Le travail nous attendait. C'était, après tout, l'objet de mon séjour, la raison pour laquelle je fus invitée, avec une poignée d'autres heureux élus, à découvrir la Villa.

Pendant ces semaines initiales, il fut question de travail. Dans un premier temps, je regardais des cassettes vidéo de tes répétitions. Perché sur le rostrum, tu paraissais encore plus grand; j'aimais te voir te baisser d'un cran, afin de suivre ton soliste au piano. À d'autres moments, tu m'écoutais diriger, parler d'une œuvre. Tu étais, lorsque cela s'avérait nécessaire, un critique impitoyable.

– Nul, me dis‑tu un jour, après ma vision scolaire d'une partita de Bach que je te jouais au piano. C'est terne, c'est pâle! Il te faut de l'audace, on s'endort, on s'emmerde. (Dès le début, tu nous as tutoyés.)

J'encaissai la réprimande, le menton fier mais le regard embué. Tu avais raison. Debout près de la fenêtre, tourné vers moi, tu m'as regardée quelques instants.

Puis il y eut cette mémorable tirade:

– Pauvre Johann Sébastian! Ne crois‑tu pas qu'on l'a assez martyrisé pendant presque trois siècles, à force de stéréotypes abusifs? Cesse donc de le jouer en prière, comme une vieille dévote agenouillée dans une église obscure. Cela ne le rendra pas moins touchant. Bouscule‑le, notre vieux cantor de Leipzig. Il aime cela, je te l'assure. Comprendre et aimer Bach, c'est comme être capable de faire un pet dans la chapelle Sixtine. Ne te laisse jamais envahir par une pudeur respectueuse, sinon tu lui donneras une résonance figée et rigide qu'il n'aurait sûrement pas souhaité.

Non, je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit ce jour‑là. Et je n'ai plus jamais dirigé Bach en prière.

 

J'interromps quelques instants le flot de ces confessions italiennes pour te dire que j'ai réussi à joindre Manuel. Ce monsieur prisé est sur liste rouge; j'ai dû soudoyer une connaissance afin d'obtenir ses coordonnées. Il n'habite plus la Côte basque, mais la Côte d'Azur. Le téléphone a sonné longtemps, puis j'ai laissé un message sur un répondeur où figurait une voix méconnaissable. Il a rappelé ce matin, alors que je partais répéter.

Je ne te cache pas que cela m'a troublée d'entendre sa voix. Les années l'ont rendue plus grave encore, plus voilée. Infiniment séduisante. Il m'a dit être libre pour le 28 octobre. Alors, j'ai précisé qu'il fallait venir seul. Il y eut un silence. Sais‑tu ce qu'il m'a répondu sur un ton pince‑sans‑rire?

– J'avais prévu de le faire.

Une question me brûlait les lèvres. Était‑il encore marié à Nadège? Il me faudra attendre le 28 octobre pour le savoir.

Nous reviendrons à Manuel plus tard, comme promis. Pour l'heure, montons les marches en travertin de l'escalier de la T., en nous frayant un passage à travers touristes et jeunesse romaine. Arrêtons‑nous devant la casina R., au pied de l'escalier. Je sais que les hommes ont peu de mémoire pour ces détails, mais te souviens‑tu que c'est là que nous nous embrassâmes pour la première fois?

Un mois ou deux après ma venue, tu avais insisté pour m'emmener visiter le petit musée consacré aux poètes romantiques. C'est ici, me dis‑tu, que mourut Keats à vingt‑cinq ans. Mes connaissances littéraires étant à cette époque bien plus limitées qu'aujourd'hui, je dus t'avouer que je n'avais jamais entendu parler de Keats. Tu me contemplas avec une certaine indulgence – n'étais‑tu pas déjà amoureux? – pour dire:

– Pas grave. L'important, c'est d'intercepter l'essence de l'âme qui s'est envolée par cette fenêtre.

Debout derrière moi, tu regardais par‑dessus mon épaule la chambrette remplie de souvenirs, lettres, mèches de cheveux, recueils, bibelots, où le poète tuberculeux rendit son dernier soupir. Je peux à présent te confier que nul esprit ne me sollicita. Je m'efforçais de rester calme face à ton enivrante proximité.

Tu as dû te rendre compte de mon affolement, car à peine fûmes‑nous sortis de cette pièce morbide se prêtant peu à un interlude sensuel, tu saisis ma nuque de ta grande main pour me plaquer contre toi, sans un mot. Dans le fond de tes prunelles grises, je vis poindre le désir, ainsi qu'un soupçon d'humour.

Si ma mémoire est bonne, c'est moi qui, en premier, t'ai tendu les lèvres.

Figure‑toi que je suis retournée, il y a quelques années, à la casina R., et l'esprit de Keats (qu'entre‑temps j'avais lu avec délectation) m'effleura comme une plume légère; je l'imaginai sur son lit, si jeune, les poumons remplis de sang.

Don't be afraid! murmura‑t‑il à son compagnon, sentant arriver la mort sur lui comme un grand rapace noir.

Mais c'est ton âme que j'aurais aimé capter ce jour‑là, et le souvenir de ce premier baiser, échangé à l'ombre de la dernière demeure d'un poète anglais, au pied d'un escalier de cent trente‑huit marches.

 

Après ce baiser, il me semble que je ne t'ai pas résisté longtemps. Je me souviens d'un dîner dans un restaurant près de la fontaine de T. où tu déployas l'arsenal complet de ton charme.

Malgré le demi‑siècle qui nous séparait, tu ne m'as jamais traitée comme une petite fille, et avant même d'être ta maîtresse, je me suis sentie adulte pour la première fois en ta compagnie. J'avais appris depuis peu à lire dans les yeux d'un homme, ainsi je compris vite que je te plaisais. Mais par‑delà l'envie que je t'inspirais, il y avait l'intérêt profond que tu me manifestais, cette bienveillance amicale qui m'a guidée lors de mes débuts de jeune chef. C'est grâce à toi que je connus d'autres grands maîtres, chanteurs et solistes, pour travailler et apprendre à leurs côtés. Ton nom fut mon sésame; les portes fermées pour tant d'autres s'ouvraient en grand pour moi. J'ai mûri dans ton ombre, mais c'est toi qui m'as poussée vers la lumière.

Il n'a pas suffi d'être «pistonnée» pour réussir. Sous ta tutelle, et après, j'ai travaillé sans relâche. Il me fallait encore trouver mon style, apprendre comment donner à un orchestre la «couleur» voulue: une sonorité plus ou moins brillante, des cordes moelleuses, des bois limpides; comprendre comment respecter les phrasés et les volontés d'un compositeur, obtenir une densité sans lourdeur, une légèreté frôlant la transparence; et tant d'autres choses que je souhaitais entendre et ne parvenais pas à «faire passer» à mes musiciens.

– C'est toi le capitaine du bateau, disais‑tu. Dis adieu au Konzertmeister du XVIIIe siècle qui dirigeait de son archet une poignée d'instrumentistes. Un jour, tu auras cent trente‑cinq musiciens à guider. Un orchestre, c'est comme une ville, c'est tout un peuple! Ne te laisse pas emporter à la dérive par ton navire. Maintiens ta barre. Méfie‑toi, il arrive que le thème initial se noie dans la tempête. Écoute. Transmets. Maîtrise.

J'ai gardé la lettre que tu m'avais envoyée après mon premier concert. De temps en temps, je la relis, pour le plaisir de contempler ta belle écriture qui ressemble à des notes: tes «s» sinueux en clefs de sol, tes «p», «j», «g», pointus comme des croches, tes «c» bouclés en clef d 'ut.

 

Margotine,

J'ai entendu tes BWV 1066 et 1069. Bien. C'était bien. Tu es jeune encore, la fluidité viendra plus tard, le phrasé plus ample aussi. La rage est là, ancrée, viscérale, et le refus de l'à‑peu‑près également. Laisse‑les grandir, mûrir en toi.

Tu as compris l'objectif premier: faire le mieux possible, voilà ton ambition dans toute sa modestie. La volonté, le talent, le désir de vaincre, te serviront à peu de chose. Nourris‑toi de ce frisson interne que tu ne puis expliquer, et qui est la fibre même de ton être. On ne devient pas musicien, on naît musicien. Je ne me fais aucun doute sur ton avenir. Poursuis ta destinée avec l'opiniâtreté que je te connais.

D'un chef, les musiciens disent toujours que, dès le premier regard, ils savent qui de lui ou d'eux sera le Maître. Tu es femme, la tâche sera d'autant plus rude pour toi. De surcroît, tu devras faire oublier que tu ressembles à un archange de Rossetti.

Je t'embrasse,

Max.

 

Lors de ce premier dîner en tête à tête, je t'ai posé mille questions. Tu te laissais faire, amusé. J'appris que tu étais suisse, et non allemand comme je l'avais cru, et que tu venais d'un petit village perché sur le flanc d'une montagne des Grisons. Ton père y était médecin; ta mère s'occupait de la maison et faisait des enfants. Tu avais neuf frères et sœurs.

Sais‑tu que depuis ta mort, ton petit bourg est devenu célèbre? Il paraît que l'on peut visiter le chalet en bois foncé et aux volets rouges où tu vis le jour. Des géraniums fleurissent encore aux fenêtres. Un immense domaine skiable a été aménagé, et dès la tombée de la neige, les fous de la glisse débarquent en masse. Même des têtes couronnées viennent goûter aux joies de la poudreuse. Les ruelles que tu as dû connaître si calmes, sont chaque hiver envahies par une espèce bariolée à la démarche lourde et aux grosses bottes. Nostalgique des peaux de phoque avec lesquelles tu grimpais la montagne à la sueur de ton front, tu n'aurais guère apprécié ces innovations.

Avec en fond sonore le ruissellement des célèbres fontaines (où je m'attendais à voir folâtrer l'actrice Anita E. vêtue de sa robe noire), je dus à mon tour me soumettre à un interrogatoire serré. On parle de soi et de sa famille avec maladresse, à vingt ans.

En cherchant mes mots, je t'ai raconté mon enfance dans une petite ville de province, mon adolescence dans une banlieue, puis je t'ai dressé avec le peu de recul que l'on possède à cet âge, le portrait de mon père, enseignant, de ma mère, femme au foyer, de ma sœur aînée, qui venait de se marier, sans oublier mon petit frère, encore parmi nous. Tu m'écoutais, très attentif.

Je te laisse un instant, car le téléphone sonne.

 

C'était Pierre, bougon comme à l'accoutumée, trouvant ridicule que je veuille faire un dîner pour fêter un an de plus. Sa mauvaise humeur s'accentua lorsque je lui précisai qu'il ne pouvait emmener Vanessa, sa petite amie.

– Un dîner d'hommes? Pas question. Sans moi.

Martin m'a servi de prétexte afin d'attirer son père récalcitrant. Pierre sait bien qu'il ne voit pas assez son fils à cause de ses nombreux déplacements. Venir dîner serait l'occasion de l'embrasser, de lui raconter une histoire avant de le coucher.

Mon plan a fonctionné. Il viendra. Si je me demande parfois pourquoi j'ai épousé cet homme, je sais en revanche pour quelles raisons nous dûmes nous séparer. Mais il s'agit là d'un autre épisode de ma vie amoureuse que je te dévoilerai plus tard…

Je suis restée sous ton charme le temps de ces deux années «romaines». J'étais jeune. À cet âge‑là, on se contente de regarder le temps s'écouler, béate d'amour. On compte les nuits passées avec l'homme aimé, on dessine des petits cœurs dans son agenda afin d'immortaliser chaque instant magique. On ne se pose aucune question. La trentaine semble aussi loin que la cinquantaine; il n'y a pas d'urgence. L'amour avec toi se conjuguait au présent. Je ne regardais pas plus loin que le soir même.

Sans vouloir te flatter, je peux te révéler que tu fus un amant magnifique. Jeune fille, je ne m'en rendis pas compte. Emportée par le tourbillon de tes étreintes, j'étais une cantate inédite que tu déchiffrais avec une vigueur inattendue, et moi qui n'avais connu que de petits jeunes aux caresses hésitantes, tu m'entraînas dans le vertige d'un exquis lacis amoureux.

Tu fus mon premier véritable amant. Qu'importe cette différence d'âge qui en a choqué plus d'un! Tu n'avais rien d'un vieux monsieur grabataire; je me souviens d'une nudité triomphante et d'une tendresse infinie. Au lit, tu me berçais dans tes immenses bras, et je contemplais tes mains rugueuses, tachées par le soleil, posées sur ma peau juvénile. Notre entourage de la Villa se doutait‑il de notre amour? Peut‑être. Sûrement. Mais Rome est une ville envoûtante. Eux aussi ont dû s'abandonner à la folie d'une passion.

J'ai longtemps cru que c'est moi qui te devais tout. Imagine ma stupeur – et mon bonheur! – en découvrant dans la biographie récente qui t'a été consacrée, ces mots: «Maximilian U. et la jeune Margaux L. se sont connus à la Villa Médicis à Rome en 197… Quelque temps avant son décès, le maestro dira de sa jeune élève promise à une grande carrière: “Elle fut la musicienne prodige, la jeunesse éblouissante, la femme aimée. Mais moi, j'étais à la fin de ma vie, et elle, au début de la sienne. Je devais la laisser s'envoler.”»

Alors que je t'écris ces lignes, une amertume m'envahit. Tu me manques, Max. Ma jeunesse aussi. Tu dois t'amuser de m'entendre me plaindre des années envolées, toi sur qui le temps n'a jamais eu d'emprise. Mais afficher ta suprême indifférence m'est impossible.

Je crois que c'est à trente‑cinq ans, à la naissance de Martin, à la mort de Vincent, et avec l'apparition de quelques cheveux blancs, que j'ai su mesurer avec une diabolique précision l'inexorable fuite du temps; les semaines tronquées, les années qui semblent raccourcir, les étés qui se confondent à force de se ressembler, et Noël qui revient toujours trop vite. Je n'ai pas besoin d'une montre, d'un calendrier ou d'un sablier; à mon insu une horloge insidieuse a germé en moi, et avec elle, la certitude qu'une existence se résume à un passage éclair sur terre. Pessimisme? Fatalisme? Appelons cela lucidité. Désormais, j'ai conscience que ma vie et la musique que j'interprète s'en trouvent teintées.

Me voici arrivée à la fin de notre histoire. Je dus quitter la Villa, remplie de chagrin. Mais en dépit de ta tristesse, tu savais déjà, vieux renard rusé, que tu m'avais forgé les armes nécessaires pour le restant de ma vie.

 

Plus j'avance dans la vie, plus les instants qui suivent l'apothéose d'un concert me sont pénibles. Un alanguissement m'envahit, comme celui qui vient parfois après l'amour. Je rêve souvent de filer à l'anglaise dès la fin des rappels. Cela t'arrivait‑il?

Après le concert clôturé par le Magnificat je restai en coulisse avec musiciens, solistes et les fidèles qui viennent me retrouver pour m'offrir des fleurs, sachant qu'aucun d'entre eux n'aurait compris mon absence. Maintenant que j'avais mené à terme ce projet, une seule chose m'importait: prendre du repos avant le prochain concert, et consacrer ces quelques jours de détente à Martin.

Le dernier instrumentiste s'en alla enfin; je signai un ultime autographe, embrassai un ami, et me sauvai. De retour chez moi, cette solitude m'a semblé si pesante que j'ai voulu l'évincer en t'écrivant à nouveau. Je pensais aux chanteurs et musiciens que j'avais fait travailler ces derniers jours; après le concert, tous avaient dû rentrer chez eux, partager leurs impressions avec la personne proche de leur cœur.

À défaut d'homme dans ma vie, voudrais‑tu bien continuer à être mon confident privilégié? J'ai l'impression, en prolongeant cette longue lettre, d'alléger mes tourments, d'estomper mon isolement, comme si je redevenais une adolescente se confiant à un journal intime.

M'as‑tu fait l'honneur de suivre mon Magnificat. Il m'a semblé, à un moment, flairer ta présence. Quel extraordinaire bonheur, ce chœur! Étincelant pour Omnes generaciones, éclatant pour Fecit potentiam, exactement ce que je désirais.

En revanche, je suis moins contente de l'emphase de certains solistes – ne citons pas de noms; ton oreille infaillible a dû les discerner –, et d'un manque de clarté à la quatrième mesure du Gloria. Ce fut, malgré tout, une belle aventure, un bon travail d'équipe.

Je dois t'avouer que je suis rarement satisfaite d'une représentation. Un détail, même infime, voilera mon bien‑être. Cette soif d'une perfection toujours déçue s'applique également – hélas! – à ma vie sentimentale. Si chaque homme aimé fut «une belle histoire», le bonheur absolu s'entête à me fuir. J'en ai donc tiré une judicieuse conclusion: si le concert parfait n'existe pas, l'homme parfait non plus. (Ni la femme parfaite, dis‑tu? Tu n'as pas tort…)

J'aurais aimé tomber amoureuse d'un pot‑pourri de vous trois; un homme fatal qui posséderait ton génie musical, l'esprit étincelant de Pierre, l'élégance et la sensualité de Manuel. Existe‑t‑il? Non, bien sûr. Il n'est que chimère. J'ai passé l'âge des illusions.

À qui ressemblera mon prochain amant? Peut‑être ne sera‑t‑il qu'un de ceux qu'on étreint un soir d'isolement pour regretter le lendemain. Tu es bien la preuve que l'on peut chavirer d'amour, passé la première jeunesse. Mais la lucidité dont je te parlais semble avoir occulté chez moi tout élan. Oserai‑je te confier, à la veille de mes quarante ans, qu'après trois passions, une série d'aventures, un enfant, un mariage et un divorce, j'ai l'impression d'être blasée?

Je sens que tu n'apprécies point la teneur de mon discours et que tu menaces de t'en aller. Alors, pour te retenir, pour t'amadouer, voici dans sa version intégrale, l'histoire de Manuel. Il s'agit d'une histoire libertine, mais avant de céder à quelque commentaire grivois, rappelle‑toi que j'y ai laissé des plumes.

 

Manuel

 

Imperioso senza fiori

 

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies

Et d'autres, corrompus, riches et triomphants.

 

Charles Baudelaire, «Correspondances».

 

Je préfère au constance, à l'opium, aux nuits,

L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane.

 

Charles Baudelaire, «Sed non satiata».

 

Longtemps après, j'éprouve encore un léger malaise en évoquant Manuel.

Son abondante chevelure poivre et sel doit à présent être blanche comme neige. Lorsque je le connus, il venait d'atteindre la cinquantaine; obsédé par la peur de vieillir, il n'avouait pas son âge, et je me souviens qu'il était fier de sa silhouette de jeune homme et de l'éclat de ses yeux clairs. Il fallait s'approcher de près afín de pouvoir discerner les rides sillonnant son visage toujours hâlé; et de plus près encore pour découvrir la teneur de ce regard trompeur.

Manuel et sa femme Nadège habitaient les abords de B., dans une grande villa années trente qui surplombait la mer. Je me demande si cette maison existe toujours; peut‑être a‑t‑elle été rasée par des promoteurs gourmands, ou divisée en appartements et studios, comme tant d'aut

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