Ãëàâíàÿ Ñëó÷àéíàÿ ñòðàíèöà


Ïîëåçíîå:

Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


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X. Le mot de passe





 

 

«Nous sommes tous obligés, pour rendre

la réalité supportable, d'entretenir en

nous quelques petites folies.»

 

Marcel Proust (1871‑1922),

À l'ombre des jeunes filles en fleurs.

 

Hunter Logan est assez belle. Elle a les yeux turquoise, d'une couleur particulière, qu'on ne trouve qu'outre‑Atlantique, dans certains faubourgs du Massachusetts; un bleu soutenu, tirant sur le vert, émaillé d'or. Elle a aussi des cheveux longs et clairs, qui l'été deviennent platine. C'est une Américaine élancée, à la mâchoire carrée, au sourire carnassier, aux jambes sportives. On lui dit parfois qu'elle ressemble à la patineuse Nancy Kerrigan, en blonde.

Hunter est venue vivre à Paris pour un an, afin de parfaire son français. Elle suit des cours à la faculté et loge chez une aristocrate acariâtre, avenue Marceau, à l'angle de la rue de Bassano, dans un grand appartement délabré, aux salles de bains humides, aux chambres défraîchies, mais dont les moulures, si parisiennes, et les cheminées de marbre, si décoratives, l'ont séduite d'emblée.

Mme de M. est obligée de loger des étudiantes pour arrondir ses fins de mois. Depuis la mort de son mari et le départ de ses six enfants, elle ne peut se résoudre à vendre son deux cent cinquante mètres carrés et quitter l'avenue Marceau, où elle a vécu cinquante ans. Afin d'obtenir le maximum d'argent pour un minimum de confort, elle loue des chambres à des étudiantes américaines de préférence aisées, qui calculent mieux en dollars qu'en francs, et qui sont charmées, comme Hunter, par la vue sur l'Arc de triomphe, la proximité des Champs‑Élysées et de la tour Eiffel. Hunter, avec l'enthousiasme de ses dix‑huit ans, ferme les yeux sur l'eau tiède, les cafards, l'humeur de Madame, et l'interdiction d'utiliser le téléphone, sauf pour les appels à Paris.

Quand Mme de M. s'absente, elle ôte le cadran de l'appareil, afin qu'on puisse répondre sans pouvoir appeler. Cela n'émeut nullement ses locataires. L'astucieuse Savannah, de Géorgie, étudiante en informatique passant plus de temps en boîtes de nuit que devant son ordinateur, rebranche un poste soudoyé à la concierge dès que la vicomtesse part en courses.

 

Hunter est une jeune fille sage. Contrairement à Savannah, elle sort peu. Elle a un petit ami, Evan, resté à Boston pour suivre des études de médecine, à qui elle écrit une lettre par semaine. La photo d'Evan est sur sa table de nuit. C'est un garçon blond, à la dentition parfaite, au regard sérieux. Hunter pense qu'elle l'épousera. Sur la cheminée, se déploie la famille des Hunter: ses parents, Jeff et Brooke, sa sœur cadette, Holly, son frère, Thorn, et Inky, le labrador.

Parfois, le soir, avant de s'endormir, yeux au plafond, elle écoute le grondement incessant du trafic de l'avenue Marceau, et la grande maison familiale de Carlton Street qu'elle n'avait jamais quittée, lui paraît si loin qu'elle en a le cœur serré. Dans ces moments d'angoisse, il lui arrive de remonter l'interminable couloir, dont le parquet grince, jusqu'au grand salon poussiéreux où les meubles sont couverts de draps blancs. Hunter ouvre les persiennes rouillées d'une des cinq fenêtres et sort sur le balcon qui fait le tour de l'immeuble. Là, en contemplant la ville, la place de l'Étoile, le flux et le reflux des voitures, elle se sent mieux.

Une nuit, alors qu'elle s'enivrait de cette indéfinissable odeur de Paris, elle sursauta lorsqu'une main osseuse se posa sur son épaule.

– Que faites‑vous ici? siffla Mme de M., vêtue d'un peignoir usé.

Hunter sourit.

– J'admire votre ville, dit‑elle dans son français teinté d'accent américain.

La vieille dame l'observa quelques instants. Puis un sourire vint adoucir son regard.


– Tu as raison, murmura‑t‑elle, et Hunter s'étonna de ce tutoiement subit. Profites‑en.

Elle s'en alla, laissant la jeune fille seule avec ses pensées.

 

Hunter ne parvenait pas à s'habituer, depuis qu'elle vivait à Paris, à l'intérêt qu'elle semblait inspirer aux Parisiens. Savannah eut beau lui expliquer que tous les Français étaient obsédés par les femmes, que c'était là une réalité mondialement connue qu'il fallait accepter, elle était mal à l'aise face à ces regards insistants, ces paroles murmurées sans équivoque, et il lui était déjà arrivé de piquer un sprint pour fuir les avances d'un promeneur solitaire, en plein jardin du Luxembourg. Même l'hiver, emmitouflée dans une doudoune, on trouvait encore le moyen de l'aborder. Au début, c'était flatteur. À la fin, cela devenait inquiétant.

Dès que le soleil eut pointé le bout de son nez, les mâles de Paris semblèrent perdre la raison. Assis à la terrasse des cafés, ils passaient la journée à regarder les femmes. Surtout sur la rive gauche, nota Hunter. Il suffisait d'un genou dénudé boulevard Saint‑Germain pour les affoler. Aux beaux jours, Savannah et une bande d'Américaines plus délurées que Hunter régnaient devant Les Deux Magots. Des hommes plus très jeunes, bronzés, aux tempes grisonnantes, qui roulaient en décapotable, leur proposaient des week‑ends à Deauville, à Saint‑Tropez, des bouts d'essai pour un film, la couverture d'un magazine.

Hunter, elle, rentrait avenue Marceau lire Un amour de Swann pour les cours de littérature française, donnés par le jeune professeur Jérôme D. à la faculté.

 

Hunter elle‑même n'aurait pu nier le charme du professeur Jérôme D. Il devait avoir une petite trentaine, ses yeux étaient noisette, ses cheveux bruns. Très grand, il se tenait un peu voûté. Il portait des chemises blanches au col déboutonné et des lunettes rondes qu'il enlevait de temps en temps pour se frotter l'arête du nez. Il portait aussi une alliance.

Hunter avait remarqué qu'une jeune femme brune l'attendait souvent en voiture à la fin des cours. Parfois, on voyait à l'arrière deux fillettes. Le professeur pliait son mètre quatre‑vingt‑douze, s'asseyait au côté de son épouse et l'embrassait, ainsi que les enfants. Ce spectacle ne manquait pas de toucher Hunter, lui rappelant son propre père et les baisers affectueux qu'il distribuait à la famille, en rentrant le soir à Carlton Street.

– Il est beau, ce type, avait murmuré une étudiante, qui, comme Hunter, regardait la voiture s'éloigner.

 

La meilleure amie de Hunter à Paris suivait les mêmes cours qu'elle. Elle venait du Connecticut, s'appelait Taylor. C'était une grande brune un peu massive. Son visage était beau, aux pommettes hautes, à la bouche charnue. Elle avait d'étonnants yeux verts.


Taylor se disait amoureuse du professeur. Dans la chambre de bonne qu'elle louait rue de l'Université, elle était capable de parler la nuit entière des mains de Jérôme D., de ses cils, de ses yeux.

– Il est marié, répétait Hunter.

– Je sais, répondait Taylor. Et sa femme est belle.

– La brune dans la voiture.

– Oui, la brune dans la voiture avec les deux fillettes. Une famille parfaite.

– Il faut laisser les familles tranquilles.

– Tu es si américaine, Hunter, que parfois tu me désoles. Nous sommes à Paris. Ici, les maris font des bêtises. Chez nous, ils ont trop peur. Moi, je veux bien être une bêtise du professeur.

– Et sa femme? Et ses filles?

– Je m'en tape, de sa femme et de ses filles.

– Et après?

– Et après, rien. Je rentre chez moi et j'épouse un bon gros Ricain qui me fera quatre gosses. Et j'aurai connu mon french lover.

– C'est horrible ce que tu racontes.

– Quand on est beau comme il l'est, on ne peut pas être réservé à sa seule femme. Elle n'avait qu'à y penser, Mme D., quand elle l'a épousé.

 

Hunter, de sa cachette, détaille le visage de Mme D. Un catogan brun, un front haut, un visage harmonieux. Taylor avait raison, Mme D. est belle. Belle comme on peut l'être à trente ans, belle de ce mélange d'une nouvelle maturité avec une jeunesse encore tangible. Elle est élégante, vêtue d'un tailleur beige et d'escarpins à talons bobine. Une vraie Parisienne.

Dissimulée derrière un arbre, Hunter est assez près de la femme du professeur pour voir qu'elle semble soucieuse. De légères rides barrent son front. Elle soupire. Adossée à sa voiture, elle mordille son porte‑clefs. Aujourd'hui, les petites filles sont absentes.

Des étudiants sortent du bâtiment et se regroupent sur le trottoir. Au loin, le professeur dépasse la cohue d'une tête. Sa femme l'aperçoit, ouvre la portière et s'installe au volant. Il la rejoint. Elle ne le regarde pas. Hunter note qu'ils ne s'embrassent pas. La voiture démarre en trombe.

Hunter attend Taylor.

– Tu as séché? demande celle‑ci en arrivant.

– Non, je suis arrivée trop en retard. Je t'attendais.

Taylor jubilait.

– Tu sais quoi? Le professeur est un cavaleur.

– Comment le sais‑tu?

– J'ai rencontré une fille qui a couché avec lui. Figure‑toi qu'il est célèbre pour ça… Il suffit d'aller dans son bureau, le chauffer un peu, et hop!


Hunter reste silencieuse. Elle pense aux fillettes à l'arrière de la voiture, puis au visage sombre de Mme D. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a envie de pleurer.

– Mademoiselle Logan?

Elle se retourne, reçoit en plein visage le sourire charmeur du professeur.

– Vous habitez par ici? demande‑t‑il en montrant la place Saint‑Sulpice d'un geste de la main.

Elle se lève.

– Non, j'habite avenue Marceau.

Il s'assied, elle fait de même.

– Alors vous devez loger chez la vicomtesse de M.

– Oui, répond Hunter, un peu intimidée.

La fontaine devant eux fait un joli bruit musical.

– Je viens souvent me promener au Luxembourg, dit‑elle. Avec Proust.

– C'est une bonne idée.

Elle sent son regard mordoré sur ses joues, son front, ses lèvres.

– D'ailleurs, votre dernière dissertation était excellente, si mes souvenirs sont exacts.

– Merci.

– Vous n'avez pas à me remercier. C'était un bon devoir.

Elle lève les yeux, rougissant un peu. Il dit:

– Si vous voulez, nous pouvons aller prendre un verre.

Elle n'entend plus la fontaine, juste le son de sa voix.

– Il y a un café, là derrière, qui est agréable. Qu'en dites‑vous?

Elle remarque qu'il porte un gros classeur.

– Vous savez ce que c'est? dit‑il.

– Non.

– Devinez.

– Le prochain cours.

– Perdu! C'est un livre.

– Sur Proust?

Il éclate de rire.

– Ah non, Proust, j'ai déjà donné! C'est un roman. Mon premier roman.

– Vous avez trouvé un éditeur?

– Oui. Ce gros classeur, ce sont les épreuves. Je les corrige en ce moment. J'allais chez mon éditeur lorsque je vous ai rencontrée.

– Il sera publié bientôt?

– Après l'été.

– Et il parle de quoi?

– Il parle d'amour.

Hunter se sent rougir de nouveau.

Le professeur la regarde en souriant. Puis il lui caresse la joue.

– Comme vous êtes jolie, mademoiselle Hunter Logan. Et comme je vous fais peur.

– Non, dit‑elle, en se redressant. Je n'ai pas peur de vous.

– Pourtant, vous tremblez…

Il prend sa main dans la sienne. Il a raison. Elle tremble.

– Je ne vais pas vous manger.

– S'il vous plaît…

Le professeur lâche sa main.

– Détendez‑vous.

Elle ne dit rien.

– Allons marcher au Luxembourg. Juste nous trois, vous, moi et Marcel.

 

Hunter aurait voulu que l'immense baignoire jaunâtre aux griffes d'animal, dans laquelle elle s'était échouée, l'avalât d'une gorgée. L'eau n'était plus tiède, mais froide.

Savannah vint marteler la porte.

– Hé, Boston Mass., tu t'es noyée, ou quoi? Ta copine Taylor a déjà appelé trois fois.

– J'arrive! marmonna Hunter.

Elle sortit du bain et s'enveloppa d'une serviette. Puis elle s'allongea sur le sol, les pieds surélevés sur le bidet. Elle redoutait d'appeler Taylor. Celle‑ci devinerait qu'elle lui cachait quelque chose.

Tout avait commencé hier, au Luxembourg. Ils marchaient tous les deux sous les marronniers. Le temps était magnifique. Autour d'eux, on jouait au tennis, on courait, on prenait le soleil. Jérôme D. parlait de son livre. Elle l'écoutait comme dans un rêve. Il lui avait pris la main. Elle ne s'y était pas opposée. Elle trouvait qu'on les regardait avec gentillesse, comme s'ils étaient deux amoureux, et cela la grisait.

Puis il l'avait embrassée. Elle accepta son baiser, enivrée. Pendant un court instant, le visage triste de Mme D. et ses petites filles traversèrent son esprit. Puis celui d'Evan. Elle les chassa. Un baiser, ce n'était rien de mal…

Mais le baiser se prolongeait, devenait moins innocent. À l'ombre d'un marronnier, Jérôme D. s'encanaillait. Ses mains frôlaient la poitrine, les hanches de la jeune fille. Il se frottait contre elle, buvait sa bouche.

– J'ai un pied‑à‑terre, rue de Vaugirard, murmura‑t‑il contre ses cheveux. Tu viens? On y sera bien.

Hunter, alors, se raidit.

– Qu'est‑ce qu'il y a? chuchota Jérôme D.

Hunter se dégagea.

– Vous êtes marié.

Il rit aux éclats.

– Et alors?

Elle le regarda, ahurie.

– Mais… balbutia‑t‑elle.

Il l'attira de nouveau vers lui.

– Ma femme ignore tout.

Hunter le repoussa.

– Qu'en savez‑vous?

Surpris, il la scruta.

– J'en suis sûr.

Hunter recula de quelques pas.

– Moi, je trouve que votre femme a l'air triste. Elle sait que vous la trompez.

Il rit encore.

– Un baiser, comme ça, par un bel après‑midi, c'est tromper, d'après toi? Tu avais l'air d'aimer ça…

– On raconte, à la faculté, que vous avez des aventures avec vos élèves.

Il sourit, moqueur.

– C'est donc ma terrible réputation qui t'angoisse?

– Je n'ai pas peur, ni de vous, ni de votre réputation. Je vous méprise. J'aurais honte, si vous étiez mon mari, honte si vous étiez mon père.

Jérôme D. la regarda avec ironie.

– Pauvre Américaine mal baisée, siffla‑t‑il. Il haussa les épaules, rajusta le col de sa chemise, et s'en alla.

 

Le livre de Jérôme D. était sorti. On le voyait dans les librairies et la photo de l'auteur s'étalait dans les journaux. La faculté avait organisé une signature qui eut un grand succès. Hunter était bien la seule élève de la classe qui ne désirait pas acheter le roman du professeur.

Jérôme D. la dégoûtait depuis l'épisode du Luxembourg, et le fait qu'il coucha peu de temps après avec Taylor accentua son aversion. Taylor devina vite l'existence d'un incident entre Hunter et le professeur. Lorsque celui‑ci attribua une note plus que médiocre à Hunter, elle comprit ce qui s'était passé.

– Tu n'aurais pas dû refuser.

– Il fallait dire oui, et se faire sauter dans son lupanar rue de Vaugirard pour obtenir de bonnes notes?

Étonnée par un vocabulaire aussi cru dans la bouche de Hunter, d'habitude plus modérée, Taylor se tut, gênée.

 

Hunter guettait le professeur D. dans un couloir. Lorsqu'il sortit d'une salle de cours, elle le harponna.

– Cela veut dire quoi, cette note? demanda‑t‑elle en brandissant sa dissertation.

Jérôme D., agacé, pressé, aboya presque:

– Cela signifie, mademoiselle Logan, que votre devoir n'est pas bon.

Sans se démonter, Hunter se planta devant lui.

– Puis‑je le montrer à d'autres professeurs de la faculté? Je voudrais savoir s'ils le trouvent aussi mauvais que vous.

Jérôme D. hésita.

Hunter embraya.

– Je ne peux pas rentrer aux États‑Unis avec une telle note sur mon dossier, qui met ma mention en péril. C'est inacceptable. Vous savez bien que j'ai travaillé. Vous savez aussi pourquoi vous m'avez attribué cette note. Je veux que vous recorrigiez mon devoir. Sinon, je porterai plainte contre vous.

Jérôme D. montra ses dents blanches.

– M'accuseriez‑vous de ce terme qui fait fureur chez vous, le sexual harassment? Vous allez raconter ce bobard à mes collègues?

– Certainement.

– Croyez‑moi, en France, ce genre de discours puritain fait plutôt rire. Ici, on ne prend pas les féministes au sérieux. Vous l'apprendrez à vos dépens.

Hunter sortait de sa réserve. Son français s'évanouissait, cédant devant sa langue maternelle, plus fiable, plus fluide.

– Je pense… vous allez… You're going to regret this for the rest of your life.

– J'en tremble d'avance, ricana Jérôme D.

Elle tourna les talons, cramoisie, le rire léger du professeur résonnant dans ses oreilles. Dehors, Mme D. attendait dans sa voiture. Hunter passa devant elle sans la regarder, les poings serrés.

 

Un article dans un magazine féminin à grand tirage acheva de la mettre hors d'elle.

«Scènes d'amour est le premier roman d'un jeune agrégé de lettres qui fait une entrée remarquée dans le monde littéraire. Jérôme D., professeur dans une grande faculté parisienne, nous livre ici avec talent, l'apologie du mariage et de la fidélité. Avec humour et émotion, son livre décrit le parcours d'un mariage, ses débuts, ses pièges, ses joies, sa déroute et sa renaissance. Marié, père d'Albertine (quatre ans) et d'Odette (deux ans), ce jeune homme brun de trente‑quatre ans, au physique charmeur, assure avoir écrit ce livre pour sa femme et ses filles. “ À notre époque, on ne croit plus au mariage. Les divorces se multiplient, les couples se déchirent, et ce sont les enfants qui trinquent. J'ai voulu faire quelque chose de romantique, même si cela peut paraître démodé. J'ai imaginé une histoire qui se termine bien, et qui redonne de l'espoir, qui parle de bonheur par ces temps de crise, de sida, de morosité.” Tel est le roman de Jérôme D., écrit avec une subtilité nostalgique inspirée par son maître Marcel Proust, mâtinée d'une verve qui lui est propre.»

 

Sous une large photographie de Jérôme D. à sa table de travail, une de ses filles sur ses genoux, on lisait la légende suivante: «Jérôme D., sage et beau professeur, photographié avec sa fille aînée, Albertine.»

Hunter faillit s'étouffer. C'en était trop! En faisant les cent pas dans sa chambre, elle posait son regard sur le portrait d'Evan. Elle observa pendant quelques instants le visage du jeune homme. Si d'aventure, après leur mariage, Evan la trompait, comment réagirait‑elle? Puis elle contempla la photo de son père, étudia son visage buriné, son regard bienveillant, son sourire rassurant. Jamais il n'aurait fait une chose pareille à son épouse, Hunter en était persuadée.

Elle examinait à présent la photo de Jérôme D. dans le journal. Elle méprisait ce visage, ce regard, ce sourire. Elle eut de la peine pour la fillette. Le professeur méritait une bonne leçon.

Derrière l'épaule droite de Jérôme D., on voyait l'écran allumé de son ordinateur. Hunter s'empara d'une loupe dont elle se servait pour sa collection de timbres. Elle put alors lire quelques lettres sur l'écran. Alors elle eut une idée.

Elle réfléchit quelques instants. Puis elle se précipita dans le couloir pour tambouriner à la porte de Savannah.

Une voix d'outre‑tombe se fit entendre.

– Qui ose me déranger avant dix heures du matin?

– Ouvre, c'est Hunter.

– Il n'est pas question que j'ouvre, je me suis couchée il y a trois heures.

– Ouvre, je t'en prie, j'ai besoin de tes lumières.

– À cette heure‑ci, mes lumières sont éteintes. Fiche le camp!

– Si tu m'ouvres, je te prête mon ensemble Ralph Lauren.

Silence. Hunter tendit l'oreille.

Le visage fripé de Savannah, le cheveu en bataille, apparut.

– Sans blague? Tu ne voulais pas me le prêter.

– Maintenant je veux bien, mais à condition que tu m'aides. Cela a un rapport avec ton ordinateur.

– Entre, fît Savannah.

 

– Il nous faut son mot de passe, c'est tout.

– C'est tout?

– Oui. Ton prof est branché sur Transnet. C'est une partie de ce mot que tu as aperçue sur l'écran.

– Si la photo était plus grande, on le lirait?

– Non, un mot de passe ne s'affiche jamais.

– Et c'est quoi, Transnet?

– Un réseau informatique. Il y en a beaucoup, mais Transnet est connu pour ses messageries coquines.

– Tu as déjà essayé?

Savannah sourit.

– Bien sûr! D'où crois‑tu que je sors mes rendez‑vous galants?

– Et comment ça marche?

– Très simple. Il suffit d'avoir un ordinateur relié au téléphone par un Modem, ou un Minitel. Regarde.

Savannah tapa sur le clavier de son ordinateur.

– Voilà, nous sommes sur le réseau Transnet.

– Mme de M. se doute‑t‑elle que son téléphone est piraté par ton ordinateur?

– Non. Mais elle comprendra quand elle recevra sa facture… Bon, alors, ce mot de passe?

– On peut faire plusieurs tentatives?

– Autant que tu voudras. Ce n'est pas comme une machine qui avale ta carte de crédit au bout de trois essais.

– J'ai quelques idées. Je vais les noter.

– On a toute la journée, ma chérie. Mais trouver un mot de passe, ce n'est pas évident. Ce n'est pas comme un code, qu'on peut élucider par la logique pure. Un mot de passe, c'est une histoire de cœur, et pas de tête. C'est une autre paire de manches. Moi, je ne suis pas douée pour les mots de passe. Je suis trop cérébrale. C'est pour cela que je ne veux pas te décevoir si on n'y arrive pas. Tu me prêtes quand même le Ralph Lauren, dis?

– Essaye ces mots.

Elle tendit une feuille à Savannah.

Celle‑ci déchiffra à voix haute:

– Swann, Guermantes, Sodome, Gomorrhe, Combray, madeleine…

Elle s'interrompit.

– On n'y arrivera pas! Trop intello. Ce n'est pas le style Transnet.

– C'est‑à‑dire? Je ne comprends pas.

– Mon mot de passe, par exemple, c'est «Scarlett cherche Rhett». Les hommes, en général, choisissent des noms comme «Surf‑Master», «Boy‑Toy», ou «Gigolo du XVIe».

– Essaye quand même.

– Si tu veux, mais on perd notre temps.

À tour de rôle, elle tenta chaque mot.

– Ce n'est pas ça non plus.

– Essaye «catleya».

– Cat le…quoi?

– C‑A‑T‑L‑E‑Y‑A.

– Qu'est‑ce que c'est?

– Une fleur.

– Une fleur?

– Lis Un amour de Swann, et tu sauras.

– Un amour de qui?

– C'est du Proust. Mon prof est un proustien. Faire catleya, c'est faire l'amour. Vas‑y, tape. Si ce n'est pas cela, j'ai encore d'autres idées.

Savannah s'exécuta. Au bout de quelques minutes, une lueur incrédule illumina son visage.

– Ça alors!

– Alors quoi?

– Ça y est! Tu l'as eu, c'est ça…

– J'en étais sûre.

– Tu m'impressionnes, Hunter Logan. Je ne t'en croyais pas capable… Voyons ce qu'il a dans le chrono de sa messagerie, ce monsieur.

Elle tapa sur les touches du clavier.

– Quelle cloche, il n'a rien effacé! Oh, regarde‑moi ça… Le coquin!

Hunter se pencha sur l'écran, médusée.

– Il a un cinq à sept ce soir à l'hôtel Nikko avec une dénommée Emmanuelle. Quinzième étage, chambre 208. Elle doit l'attendre en porte‑jarretelles… Mais c'est diablement chaud, dis‑moi… Et cette Gwendoline qu'il a reçue hier, rue de Vaugirard… Tu as vu le nombre de rendez‑vous dans sa garçonnière? Il est libertin, ton prof. Marié, tu dis? Cela ne m'étonne pas. Les pires, dans cette ville, ce sont ceux qui sont mariés. Tu peux me croire, je sais de quoi je parle.

Hunter lisait, impressionnée par ces mots crus, ces adresses, ces noms, cette liste qui n'en finissait plus.

Savannah gloussait.

– Tu peux m'imprimer tout ça? lui demanda Hunter.

– Un jeu d'enfant.

Tandis que l'imprimante ronronnait, Hunter cherchait une adresse dans l'annuaire. Elle la trouva et la nota. Savannah lui tendit une dizaine de feuilles.

– Qu'est‑ce que tu vas fabriquer avec ça? C'est de la dynamite.

– Si je te prête aussi ma jupe Donna Karan, est‑ce que tu me promets de te taire, et d'oublier cette matinée?

Savannah la regarda.

– Pas de bêtises, Hunter, hein?

– Ne t'inquiète pas. Je sais ce que je fais. C'est pour la bonne cause.

– Va pour la jupe.

– Une dernière question. Est‑ce qu'il découvrira que quelqu'un a eu accès à sa messagerie?

– Oui, il le saura.

– Comment?

– En se connectant au réseau, l'heure exacte de sa dernière communication s'affichera. S'il y prête attention, il comprendra immédiatement.

– Mais sans savoir que c'est nous?

– Bien sûr que non!

Hunter sourit. Elle glissa les feuilles dans une enveloppe.

– Tant mieux.

Devant une boîte aux lettres de l'avenue Denfert‑Rochereau, elle n'hésita pas une seconde avant de mettre l'épaisse lettre dans la fente.

Sur l'enveloppe, elle avait écrit:

 

Mme Jérôme D.

3, rue Cassini

Paris XIVe

 

 

XI. Le «TOKI‑BABY»

 

 

«Je ne veux aimer personne,

car je n'ai en ma fidélité aucune confiance.»

 

Louise de Vilmorin (1902‑1969),

Carnets.

 

Debout devant les étalages du rayon puériculture, Louise transpirait. Son ventre distendu se faisait lourd; à l'intérieur, des petits poings vigoureux valsaient. Elle tentait de déchiffrer le mode d'emploi d'un appareil révolutionnaire dont on lui avait vanté les mérites. D'une main tendre, elle tapota son utérus rebondi; de l'autre, elle tenait cette merveille du progrès technique, un «Toki‑Baby», «homologué par le ministère des Postes et Télécommunications, utilisation France sous licence France Télécom».

Une vendeuse, ayant pitié des chevilles enflées de Louise, s'approcha d'elle.

– Puis‑je vous aider, madame?

Louise lui adressa un regard de primipare reconnaissante.

– Oui, merci. On m'a beaucoup parlé de cet appareil, et j'aimerais comprendre son fonctionnement.

La vendeuse se lança dans une tirade qui aurait plu à son chef de service.

– Avec le «Toki‑Baby», plus de soucis! Votre bébé – et je vois que c'est pour bientôt, ajouta‑t‑elle en minaudant – ne sera plus sans surveillance. Sa moindre respiration, son plus petit soupir vous seront retransmis en toute fidélité.

– Comment ça marche?

– Le «Toki‑Baby» se compose de deux éléments; un émetteur que vous placez près du berceau de votre enfant, et un récepteur.

– C'est un peu comme un talkie‑walkie?

– Un peu, à la différence que le récepteur ne fonctionne que dans un sens, pour éviter de transmettre en retour vers l'enfant l'environnement sonore qui entoure le récepteur.

– Cela signifie que si je capte mon bébé, lui ne m'entend pas?

– Oui. Ainsi vous pouvez parler fort sans réveiller votre bébé, et vous surveillez en toute tranquillité son sommeil. Ce dispositif sophistiqué se déclenche dès qu'il capte un bruit, sinon, il reste en état de veille. Vous pouvez donc laisser l'émetteur branché en permanence et allumer le récepteur à votre guise.

– Effectivement, c'est pratique. Il marche avec des piles?

– Des piles de neuf volts. Mais il est aussi possible de brancher chacun des éléments sur le secteur avec un adaptateur.

– Quelle est la distance de transmission?

– Cinquante mètres.

– Je vais en acheter un.

– Vous avez raison, madame. C'est un bon choix. Vous verrez comme ce sera pratique quand votre bébé sera là. Vous savez ce que vous attendez?

Louise sourit.

– Oui, c'est une fille. Elle va s'appeler Rosie.

 

Rosie naquit quelques jours plus tard. De retour à la maison, elle fut installée dans une ravissante chambre lilas à froufrous. Louise capta fièrement ses premiers pleurs avec le «Toki‑Baby».

– Qu'est‑ce que c'est que ça? lui demanda son mari, André, de mauvaise humeur à cause des biberons de nuit et du bouleversement occasionné dans sa vie depuis l'arrivée de ce nourrisson glouton et braillard.

– C'est pour écouter Rosie partout où je me trouve. C'est bien pratique. Je peux descendre voir ta mère au premier. Je peux même aller en face acheter du pain.

On entendit un grésillement, puis un chevrotement affamé.

– Oh, mademoiselle a encore faim! chantonna Louise.

– Dis, comment on débranche? soupira André.

 

Le récepteur pouvait s'accrocher à la ceinture. Louise l'arborait ainsi, comme un téléphone portable. Elle ne se lassait pas d'entendre cette respiration légère et fragile, ces bruits de bébé qui l'attendrissaient.

À l'autre bout de l'appartement, loin de la chambre rose, elle portait le récepteur à son oreille et écoutait le souffle de sa fille. Terrorisée, comme toute mère, par la mort subite du nourrisson, elle gardait la nuit, à l'insu de son mari, l'appareil branché sous son oreiller, volume réglé au minimum. Parfois, si un silence trop lourd s'installait, elle allait voir, affolée, sur la pointe des pieds si le bébé vivait encore. Puis elle se remettait au lit, réconfortée par le sursaut qu'avait fait Rosie lorsqu'elle lui avait effleuré la joue.

 

– Tu devrais quand même maigrir un peu, lui dit Julietta, sa meilleure amie.

Julietta était grande et mince. Elle avait eu deux enfants, et cela ne se voyait pas.

Les chevilles de Louise, trois mois après Rosie, n'avaient toujours pas dégonflé.

Louise haussa les épaules.

– Oui, je sais. André me le dit chaque jour. Je n'ai pas le courage de commencer un régime.

– Fais‑le avant qu'il ne soit trop tard.

– Trop tard?

– Avant que tu ne puisses plus perdre tes kilos. Ils risquent de s'installer définitivement. Tu as bientôt trente ans. Fais attention.

– Oh, tu m'ennuies.

– Je te parle pour ton bien. Et puis pense à André.

– Quoi, André?

– Il doit avoir envie de récupérer sa femme d'avant. Tu étais mince, avant Rosie.

– Je sais.

– Les hommes sont fragiles, après un accouchement. Le mien, après le second, a fait une déprime. C'est lui qui a eu le fameux baby blues! Et le mari de ma cousine, il n'a pas arrêté de la tromper, juste après la naissance de leur fils.

– André ne me trompera jamais.

– Comment le sais‑tu?

– Il me respecte trop. Il me met sur un piédestal. Il ne me ferait jamais cela.

– J'admire ton assurance. Je pense qu'aucune femme ne peut avoir cette certitude‑là.

 

– Il t'a trompée, le tien?

– J'espère que non. Mais, à vrai dire, je n'en sais rien.

– Comment réagirais‑tu, si oui?

– Je serais écrasée. Vidée.

Rosie hurla dans le récepteur.

– Elle a toujours faim, ta fille, remarqua Julietta.

Louise se leva péniblement pour aller chercher le bébé.

– Tu as raison, Julietta. Il faut que je perde cinq kilos.

– Huit, ajouta Julietta.

– Je te déteste.

– Il n'y a que moi pour te dire la vérité.

 

Louise descendait souvent du quatrième étage voir sa belle‑mère, Mme Verrières, qui habitait au premier. C'était une femme d'une soixantaine d'années. Elle aimait beaucoup sa bru.

– Je vais faire un régime, lui annonça Louise.

– C'est bien, vous avez raison.

– Ah, je suis donc si grosse?

– Non, ma fille. Un peu enrobée, dirons‑nous. C'est normal, après un bébé.

– J'ai tout de même pris vingt‑cinq kilos.

– Cela arrive. Moi, j'en ai pris trente pour André. Je les ai tous perdus.

– Je peux vous laisser le «Toki‑Baby»? Je dois aller chez le boucher, et il ne porte pas si loin.

– Allez‑y, Louise. Je veille sur Rosie, par machine interposée.

 

Un mois après, Louise avait perdu cinq kilos.

– Comment me trouves‑tu? demanda‑t‑elle à André.

Il la scruta.

– Très bien.

– Tu n'as rien remarqué?

– Non.

Son visage s'affaissa.

– J'ai perdu cinq kilos, et tu n'as rien remarqué?

– Essaie d'en perdre encore un peu.

Louise se figea.

– Tu me trouves grosse?

– Mais non, je n'ai pas dit cela…

– Tu viens de dire que je devrais encore maigrir.

– C'est vrai, tu avais grossi depuis le bébé. Perds encore quelques kilos, et tu seras superbe; tu auras retrouvé ta ligne de jeune fille.

– Vous vous êtes concertés, on dirait, Julietta et toi?

– Nous avons envie de te revoir mince.

Louise se sentit envahie par une colère sanguinaire.

– Je vous hais, tous les deux. De quel droit Julietta se permet‑elle de te parler de mes problèmes de poids? C'est insensé.

Elle éclata en sanglots.

– Louise, tu es trop nerveuse en ce moment. Il faut que tu te calmes. Ce n'est pas bon pour toi.

– Je suis nerveuse parce que je ne mange rien de la journée, pleura Louise.

André la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux.

– Allez, Loulou, un peu de courage. Pense à notre bébé. Et essaie de te nourrir convenablement.

Louise renifla, puis se calma.

– André, est‑ce que tu m'as déjà trompée?

André se redressa.

– Mais non, voyons. Quelle idée! Pourquoi me poses‑tu cette question?

– Comme ça.

 

Louise monta sur la balance. Cinquante‑deux kilos. Elle poussa un soupir de soulagement. Encore deux kilos à perdre. Cinquante kilos, et elle aurait récupéré sa ligne de jeune fille. Elle n'en pouvait plus de ce régime. Elle avait retrouvé sa silhouette, mais se sentait bizarre, coléreuse, léthargique. Le jour, elle ruminait des idées noires; la nuit, elle avait des rêves violents, souvent sanglants.

Le téléphone sonna. C'était Julietta.

– Je suis mince. Presque mince.

– Bravo. Je vais venir voir. Es‑tu là vers une heure?

– Allons déjeuner! Rosie est à la garderie pour la journée. Nous pourrions aller au chinois. Cela ne me fera pas grossir. Qu'en dis‑tu?

– Volontiers. Tu réserves pour une heure?

– D'accord. J'irai faire des courses avant. On se retrouve sur place.

Elle raccrocha. Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, c'était André.

– J'ai perdu mon agenda! J'ai cherché partout, il n'est pas au bureau.

– Il doit être là, je vais vérifier.

Elle regarda dans la chambre.

– Il est sur la table de nuit.

– Je vais venir le prendre vers midi. Tu seras là?

– Non, j'ai rendez‑vous avec Julietta à une heure. Avant, je vais faire des courses. Rosie est à la garderie jusqu'à cinq heures.

– Alors, à ce soir.

Louise raccrocha. Elle s'apprêtait à sortir lorsque l'appareil retentit encore. C'était la garderie; Rosie avait de la fièvre et pleurait considérablement. Louise devait venir la chercher.

 

Après avoir fait déjeuner sa fille, Louise passa chez Mme Verrières avec le bébé.

– Belle‑maman, pouvez‑vous surveiller Rosie pendant l'heure du déjeuner? Elle n'a pas pu rester à la garderie parce qu'elle a un peu de fièvre. Je vais au chinois avec Julietta. Après j'emmènerai le bébé chez son pédiatre.

– Ne vous inquiétez pas, ma fille, je m'occuperai de notre bout de chou. J'irai la coucher dans dix minutes. Allez donc déjeuner avec Julietta. Et surtout mangez quelque chose, je vous trouve trop mince! Donnez‑moi le «Toki‑Baby» et votre clef.

– Flûte, le voyant ne s'allume plus. Les piles sont fichues! Quelle heure est‑il?

– Midi trente.

– Je file en face chercher des piles chez l'électricien. J'en ai pour trois minutes. Tenez, prenez Rosie.

 

Quelques instants plus tard, piles neuves installées, le voyant rouge s'alluma. Louise régla le volume à la puissance maximale.

– Je mets fort, car j'ai dû placer l'émetteur assez loin de son lit, vers le couloir. Elle l'attrapait, la coquine! Je l'ai caché derrière une chaise. On ne le voit plus.

– Allez‑y, Louise, vous allez être en retard.

Mme Verrières tenait le récepteur à la main.

– Au revoir, ma Rosinette, à tout à l'heure! gazouilla Louise à sa fille.

Tout à coup, un grognement bestial s'échappa de l'appareil.

– Vous avez entendu? demanda Louise.

– Oui, c'est étrange.

Louise prit le récepteur, le regarda.

Le grognement se produisit de nouveau, suivi d'un soupir lascif.

Puis une voix féminine s'éleva.

«Ah, c'est bon! Ce que c'est bon! Oui! Oui! Oui!»

Louise et sa belle‑mère n'osèrent bouger.

– Qu'est‑ce que c'est? marmonna Louise.

«Oui, encore, vas‑y, oui, encore, ah, c'est bon, oui!»

– Il me semble que nous captons des gens qui font l'amour, chuchota Mme Verrières, gênée.

Louise écoutait, transie.

Une voix d'homme les fit sursauter.

«C'est comme ça que tu la veux… hein, tu la sens bien, dis‑moi!»

«Oui, bêlait la femme. Oui, défonce‑moi!»

– Louise, je ne puis continuer à écouter ces gens, murmura Mme Verrières, qui avait rougi. Je vous en prie, éteignez.

«Te défoncer? Oui, je vais te défoncer, et tu aimes ça, hein?

– Oh oui, oui, oui!»

– Louise, éteignez, c'est insupportable. Je vous en supplie.

Mais Louise ne parlait plus. Ses joues amaigries étaient d'une pâleur mortelle.

«On dirait que ça t'excite de faire ça debout dans le couloir pendant que Louise n'est pas là, hein? Cochonne, va!»

– Mon Dieu! souffla Mme Verrières.

Louise la regarda sans la voir.

– C'est Julietta et André, dit‑elle d'une voix plate, tandis que le couple râlait de plaisir.

Elle coupa le son.

Un silence se fit.

– Ma chérie… balbutia sa belle‑mère, défaite.

– Attendez‑moi là, annonça Louise. Je reviens dans cinq minutes chercher la petite.

– Louise, où allez‑vous?

Louise ouvrit la porte d'un geste mécanique. Elle se mit à monter l'escalier d'un pas saccadé et rapide, comme un automate. Ses yeux brillaient.

– Louise, que faites‑vous?

Rosie, impressionnée par le ton angoissé de sa grand‑mère et par le masque livide de sa mère, se mit à gémir.

Mme Verrières ne voyait plus que la main de sa belle‑fille sur la rampe.

– Louise! Répondez‑moi! Vous me faites peur. Vous n'avez pas l'air d'aller bien…

La main ne s'arrêta pas, continuant son ascension, imperturbable.

– Ne vous inquiétez pas, lança Louise par‑dessus la balustrade d'une voix presque normale. Je me sens parfaitement bien. À vrai dire, je meurs de faim. Je me faisais une joie de ce repas chinois. Quel dommage! Je ne pourrai pas déjeuner avec Julietta parce que je vais la tuer.

– Louise, ma fille! Qu'est‑ce que vous dites? Vous êtes devenue folle?

Louise était arrivée au quatrième étage. Elle se pencha et aperçut sa belle‑mère pétrifiée trois étages plus bas, le bébé pleurant dans ses bras.

Elle leur envoya un pâle sourire qui ressemblait davantage à une grimace de douleur.

– Ce sera vite fait avec mon hachoir à viande. Ne vous faites pas de souci, j'épargnerai André. À tout de suite!

Puis elle ouvrit la porte d'entrée, pénétra dans l'appartement et la referma sans bruit.

 

FIN

 

 







Date: 2015-12-13; view: 425; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ



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