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PARIS, MAI 2002 4 page





«Et vous travaillez sur quoi en ce moment?» demanda poliment Guillaume en enroulant des tagliatelles vertes autour de sa fourchette.

«Sur le Vél d'Hiv, dis‑je. C'est bientôt le soixantième anniversaire.

– Tu veux parler de cette rafle pendant la guerre?» demanda Christophe, la bouche pleine.

J'allais lui répondre quand je remarquai que la fourchette de Guillaume s'était stoppée net entre son assiette et sa bouche.

«Oui, la grande rafle du vélodrome d'Hiver, dis‑je.

– N'est‑ce pas ce truc qui s'est passé en dehors de Paris?» continua Christophe en mâchonnant.

Guillaume avait doucement reposé sa fourchette. Ses yeux s'étaient fixés sur les miens. Des yeux sombres au‑dessus d'une bouche fine et délicate.

«Un coup des nazis, je suppose», dit Hervé, en resservant du chardonnay. Aucun des deux ne semblait avoir remarqué la crispation sur le visage de Guillaume. «Les nazis qui arrêtaient les juifs pendant l'Occupation.

– En fait, ce n'était pas les Allemands… commençai‑je.

– C'était la police française, m'interrompit Guillaume. Et cela s'est passé en plein Paris. Dans un stade où se déroulaient de célèbres courses cyclistes.

– Ah oui? Vraiment? demanda Hervé. Je croyais que c'était les nazis et que ça s'était passé en banlieue.

– Je fais des recherches sur le sujet depuis une semaine, dis‑je. Sur ordre des Allemands, oui, mais exécuté par la police française. On ne t'a pas appris ça à l'école?

– Je ne m'en souviens pas. Je ne crois pas», admit Christophe.

Les yeux de Guillaume me regardèrent à nouveau, comme pour m'extirper quelque chose, me tester. Cela me perturbait.

«C'est inouï, dit Guillaume avec un sourire ironique, le nombre de Français qui ne savent toujours pas ce qui s'est passé. Et les Américains? Vous étiez au courant avant d'avoir à travailler sur le sujet, Julia?»

Je ne détournai pas le regard.

«Non, je ne savais pas et on ne m'en avait pas parlé quand j'étais à l'école à Boston, dans les années soixante‑dix. Mais à présent, j'en sais davantage. Et ce que j'ai lu m'a bouleversée.»

Hervé et Christophe se taisaient. Ils semblaient perdus, ne sachant que dire. Guillaume prit finalement la parole.

«En juillet 1995, Jacques Chirac fut le premier président de la République française à attirer l'attention sur le rôle joué par le gouvernement français pendant l'Occupation. Et plus particulièrement à propos de cette rafle. Son discours a fait la une de tous les journaux. Vous vous souvenez?»

J'étais tombée sur le discours de Chirac au cours de mes recherches. Il avait été très explicite. Mais cela m'avait échappé quand j'avais entendu la nouvelle six ans auparavant. Et les garçons – je les appelais toujours comme ça, c'était plus fort que moi – n'avaient à l'évidence aucun souvenir de ce discours. Ils regardaient Guillaume avec de grands yeux pleins d'embarras. Hervé fumait cigarette sur cigarette et Christophe se rongeait les ongles, ce qu'il faisait chaque fois qu'il se sentait nerveux ou mal à l'aise.

Un grand silence s'abattit sur le dîner. C'était étrange que cette pièce soit silencieuse. Il y avait eu tant de fêtes bruyantes et joyeuses ici, des gens qui éclataient de rire, des blagues sans fin, de la musique assourdissante. Tant de jeux, de discours d'anniversaire, de danse jusqu'à l'aube, malgré les voisins grincheux qui tapaient au plafond avec un balai.

Le silence était pesant et douloureux. Quand Guillaume se remit à parler, sa voix avait changé. Son visage aussi. Il avait pâli et ne pouvait plus nous regarder dans les yeux. Il gardait la tête baissée dans son assiette, qu'il n'avait pas touchée.

«Ma grand‑mère avait quinze ans le jour de la rafle. On lui a dit qu'elle était libre parce qu'on ne prenait que les enfants les plus jeunes, entre deux et douze ans, avec leurs parents. Elle resta seule. Ils emmenèrent tous les autres. Ses petits frères, sa petite sœur, sa mère, son père, son oncle. C'était la dernière fois qu'elle les voyait. Personne ne revint. Personne.»

 

Les yeux de la fillette ne se remettaient pas de horreurs de la nuit. Ils en avaient trop vu. Peu avant l'aube, la femme enceinte avait donné prématurément naissance à un enfant mort‑né. La fillette avait été témoin des hurlements et des larmes. Elle avait vu apparaître la tête du bébé, maculée de sang, entre les jambes de sa mère. Elle savait qu'il aurait mieux valu détourner le regard mais cela avait été plus fort qu'elle, elle n'avait pu s'empêcher de fixer la scène, avec une fascination mêlée d'horreur. Elle avait vu le bébé mort, sa peau grise et cireuse, qui semblait une poupée racornie et qu'on s'était empressé de dissimuler sous un drap sale. La femme poussait d'insupportables gémissements que personne ne pouvait arrêter.

À l'aube, son père avait glissé sa main dans la poche de la fillette pour prendre la clef du placard. Puis il était allé parler à un policier. Il avait montré la clef. Expliqué la situation. Il avait tenté de garder son calme, cela n'avait pas échappé à sa fille, mais à présent il avait atteint ses limites. Il expliqua qu'il devait absolument aller chercher son fils, qui n'avait que quatre ans. Il fallait qu'il retourne à l'appartement. Il prendrait son fils et reviendrait immédiatement, promis. Le policier lui rit au nez en lui disant: «Et tu crois que je vais te faire confiance, mon pauvre gars?» Le père insista, proposa au policier que celui‑ci l'accompagne, répéta qu'il allait juste récupérer son enfant, qu'il reviendrait tout de suite après. Le policier lui demanda de dégager. Le père retourna s'asseoir à sa place, les épaules rentrées. En pleurant.

La fillette lui prit la clef et la remit dans sa poche. Elle se demanda combien de temps son petit frère tiendrait le coup. Il devait l'attendre. Il lui faisait confiance. Une confiance totale, absolue.

Elle ne supportait pas l'idée de savoir qu'il attendait, seul et dans l'obscurité. Il devait avoir faim, soif. Il n'avait probablement plus d'eau depuis longtemps. Plus de piles pour la lampe de poche. Mais tout valait mieux que d'être coincé ici, c'était ce qu'elle pensait. Rien ne pouvait être pire que cet enfer de puanteur, de chaleur suffocante, de poussière, de gens qui hurlaient ou mouraient.

Elle regarda sa mère qui, recroquevillée sur elle‑même, n'avait pas ouvert la bouche depuis deux heures. Puis elle regarda son père, son visage hagard, ses yeux creusés. Puis autour d'elle. Elle vit Eva et ses pauvres enfants épuisés, pitoyables. Elle vit des familles, tous ces gens qu'elle ne connaissait pas, mais qui, comme elle, portaient une étoile jaune sur la poitrine. Elle vit ces milliers d'enfants, agités, surexcités, affamés, assoiffés, les plus petits qui ne comprenaient rien, qui trouvaient que ce jeu étrange avait trop duré et qui réclamaient de rentrer à la maison, pour retrouver leur lit et leur nounours.

Elle essaya de se reposer, en posant son menton sur ses genoux. La chaleur, qui s'était un peu atténuée, revint avec les premiers rayons du soleil. Elle ne voyait pas comment elle pourrait supporter une journée de plus dans cet endroit. Elle se sentait très affaiblie, très fatiguée. Sa gorge était sèche comme du parchemin. Son estomac était douloureux à force d'être vide.

Au bout d'un moment, elle piqua du nez. Elle rêva qu'elle retournait chez elle, qu'elle retrouvait sa petite chambre qui donnait sur la rue, qu'elle traversait le salon où le soleil entrait par les fenêtres et dessinait de jolis motifs lumineux sur le marbre de la cheminée et la photographie de sa grand‑mère. Dans son rêve, elle entendait le professeur de violon qui jouait de l'autre côté de la cour verdoyante. «Sur le pont d'Avignon, on y danse, on y danse, sur le pont d'Avignon, on y danse tous en rond.» Sa mère préparait le dîner en chantonnant, «les beaux messieurs font comme ça, et puis encore comme ça». Son petit frère jouait avec son train rouge dans le couloir, le faisant rouler le long des lattes du parquet, avec des bing et des bang. «Les belles dames font comme ça, et puis encore comme ça.» Elle pouvait sentir le parfum de sa maison, cette odeur réconfortante de cire et d'épices à laquelle se mêlaient les bons effluves des plats que cuisinait sa mère. Il y avait aussi la voix de son père, qui faisait la lecture à sa femme. Ils étaient en sécurité. Ils étaient heureux.

Elle sentit une main fraîche se poser sur son front. Elle leva les yeux et vit une jeune femme coiffée d'un voile bleu marqué d'une croix.

La jeune femme lui sourit en lui tendant un verre d'eau froide qu'elle but avidement. Puis l'infirmière lui donna un biscuit sec et des sardines en boîte.

«Il faut être courageuse», murmura la jeune femme.

Mais la fillette vit qu'elle aussi, comme son père, disait cela avec des larmes dans les yeux.

«Je veux partir d'ici», murmura la fillette. Elle voulait retourner dans son rêve, dans ce havre de paix et de sécurité.

L'infirmière hocha la tête. Elle tenta un autre sourire, mais c'était un petit sourire triste.

«Je comprends. Je ne peux rien faire. Je suis désolée.»

Elle se releva et se dirigea vers une autre famille. La fillette la retint par la manche.

«S'il vous plaît, dites‑moi quand nous allons partir d'ici.»

L'infirmière secoua la tête et caressa doucement la joue de la fillette. Puis elle s'éloigna.

La fillette crut devenir folle. Elle avait envie de hurler, de donner des coups de pied, elle voulait quitter cet endroit hideux et terrible. Elle voulait rentrer chez elle, retourner à sa vie d'avant, à sa vie d'avant l'étoile jaune, d'avant les coups de poing des policiers contre la porte.

Pourquoi cela lui arrivait‑il, à elle? Qu'avait‑elle fait, qu'avaient fait ses parents, pour mériter ça? Pourquoi était‑il si grave d'être juif? Pourquoi traitait‑on les Juifs de cette façon?

Elle se rappelait le premier jour où elle avait dû porter l'étoile à l'école. Le moment où elle était entrée en classe et où tous les yeux s'étaient braqués sur elle. Une grande étoile jaune, large comme la paume de la main de son père, sur sa poitrine menue, Puis elle avait vu qu'elle n'était pas la seule, que d'autres filles de sa classe en portaient une aussi.

C'était le cas d'Armelle. Elle en avait éprouvé du soulagement.

Pendant la récré, toutes les filles à étoile jaune s'étaient regroupées. Les autres élèves, celles auparavant étaient leurs amies, les montraient du doigt. Mlle Dixsaut avait pourtant bien insisté sur le fait que cette histoire d'étoile ne devait rien changer Toutes les élèves continueraient d'être traitées à égalité, comme avant, avec ou sans étoile.

Mais le beau discours de Mlle Dixsaut n'avait rien arrangé. À partir de ce jour, la plupart des filles n'adressèrent plus la parole à celles qui portaient une étoile jaune ou, pis, les fixaient avec dédain. Cela, elle ne pouvait le supporter. Puis il y avait eu ce garçon, Daniel, qui leur avait murmuré, à Armelle et à elle, dans la rue, devant l'école, d'une bouche déformée par la cruauté: «Vos parents sont de sales Juifs, vous êtes de sales Juives!» Comment ça, sales? Pourquoi être juif serait‑il être sale? Cela la rendait triste, honteuse, lui donnait envie de pleurer. Armelle n'avait pas répondu au garçon, elle s'était juste mordu les lèvres jusqu'au sang. C'était la première fois qu'elle avait vu son amie avoir peur.

La fillette avait voulu arracher son étoile. Elle avait dit à ses parents qu'elle refusait de retourner à l'école comme ça. Mais sa mère avait dit non, qu'elle devait au contraire en être fière, fière de son étoile. Et son frère avait fait un caprice parce que lui aussi en voulait une. Mais il avait moins de six ans, avait expliqué la mère doucement. Il fallait qu'il attende encore deux ans. Alors il avait boudé tout l'après‑midi.

Elle pensait encore et encore à son petit frère, seul dans son placard noir et profond. Elle aurait voulu prendre son petit corps chaud entre ses bras, embrasser ses boucles blondes, son petit cou dodu. Elle glissa la main dans sa poche et serra la clef de toutes ses forces.

«Je me moque de ce qu'on me dit, se murmura‑t‑elle à elle‑même. Je vais trouver un moyen de sortir d'ici pour aller le sauver. Je suis sûre que je vais trouver un moyen.»

 

 

Après le dîner, Hervé nous offrit du limoncello, une liqueur de citron du sud de l'Italie que l'on servait glacée et qui avait une couleur jaune magnifique. Guillaume sirotait son verre doucement. Il n'avait pas dit grand‑chose pendant le repas. Il avait l'air abattu. Je n'osai pas ramener le sujet du Vél d'Hiv sur le tapis. Ce fut lui qui se pencha vers moi.

«Ma grand‑mère est vieille maintenant, dit‑il. Elle ne veut plus en parler. Mais elle m'a raconté tout ce que je devais savoir, elle m'a tout raconté à propos de cette journée. Je crois que le pire pour elle fut d'avoir survécu alors que tous les autres étaient morts. De devoir continuer à vivre sans eux. Sans sa famille.»

Je ne savais pas quoi dire. Les garçons aussi restaient silencieux.

«Après la guerre, ma grand‑mère est allée à l'hôtel Lutetia sur le boulevard Raspail, tous les jours, poursuivit Guillaume. C'était là que l'on pouvait obtenir des renseignements sur ceux qui avaient pu rentrer des camps. Il y avait des listes et des organisations qui s'occupaient des survivants. Elle s'y rendait chaque jour et attendait. Et puis elle a cessé d'y aller. Elle avait entendu parler de ce qui s'était passé dans les camps. Elle avait compris qu'ils étaient tous morts. Qu'aucun ne reviendrait. Personne n'avait réellement su ce qui s'y passait auparavant. Mais à présent, les survivants racontaient leur histoire et tout le monde découvrait l'horreur.»

Nous gardions le silence.

«Vous savez ce que je trouve le plus choquant à propos du Vél d'Hiv? dit Guillaume. Son nom de code.»

Je le connaissais, grâce à mes longues recherches.

«Opération Vent printanier, murmurai‑je.

– Un nom charmant, n'est‑ce pas, pour une chose aussi horrible, dit‑il. La Gestapo avait demandé à la police française de «livrer» un certain nombre de Juifs entre seize et cinquante ans. La police française s'était montrée zélée, bien décidée à déporter un maximum de Juifs et pour cela avait aussi arrêté les petits enfants, ceux nés en France. Des enfants français.

– La Gestapo n'avait pas exigé ces enfants? demandai‑je.

– Non, répondit‑il. Pas à ce moment‑là. La déportation des enfants aurait révélé la vérité: il aurait alors été évident que tous les Juifs n'étaient pas envoyés en camps de travail, mais à la mort.

– Alors pourquoi avait‑on arrêté les enfants?» demandai‑je.

Guillaume prit une petite gorgée de limoncello.

«La police française pensait probablement que les enfants des Juifs, même s'ils étaient nés en France, n'en restaient pas moins des Juifs. Pour finir, la France envoya environ quatre‑vingt mille Juifs dans les camps de la mort. Seuls deux mille d'entre eux survécurent. Mais quasiment aucun enfant.»

En rentrant chez moi, je ne pouvais me sortir de la tête le regard sombre et triste de Guillaume. Il m'avait proposé de me montrer des photos de sa grand‑mère et de sa famille. Je lui avais laissé mon numéro de téléphone. Il avait promis de m'appeler bientôt.

En arrivant, je trouvai Bertrand en train de regarder la télévision. Il était affalé sur le canapé, un bras calé derrière la tête.

«Alors? dit‑il sans quitter l'écran des yeux, comment vont les garçons? Toujours à la hauteur de leur standing habituel?»

Je quittai mes chaussures pour m'asseoir près de lui. Je regardai son profil fin et élégant.

«C'était un dîner parfait. Il y avait un invité très intéressant. Guillaume.

– Ah oui? dit Bertrand, en me regardant d'un air amusé. Homo?

– Non, je ne pense pas. Mais ce n'est jamais quelque chose que je remarque, de toute façon.

– Et qu'est‑ce qu'il avait de si intéressant, ce Guillaume?

– Il nous a raconté l'histoire de sa grand‑mère qui a échappé à la rafle du Vél d'Hiv en 1942.

– Hmm, fit‑il en changeant de chaîne.

– Bertrand, dis‑je, quand tu étais à l'école, est‑ce qu'on t'a parlé du Vél d'Hiv?

– Je n'en ai pas la moindre idée, ma chérie.

– Je travaille sur ce sujet pour mon journal en ce moment. On célébrera bientôt le soixantième anniversaire.»

Bertrand prit un de mes pieds nus et commença à le masser d'une main sûre et chaude.

«Tu crois que le Vél d'Hiv va intéresser tes lecteurs? demanda‑t‑il. C'est du passé maintenant. Ce n'est pas le genre de choses que les gens ont envie de lire.

– Parce que les Français en ont honte, c'est cela? dis‑je. Alors il faudrait enterrer tout cela et continuer comme si de rien n'était, comme font si bien les Français?»

Il retira mon pied de son genou et je vis la petite étincelle bien connue briller dans ses yeux. Je me préparais au pire.

«Comme tu y vas, dit‑il avec un sourire diabolique, tu ne voudrais pas rater une occasion de montrer à tes compatriotes à quel point les froggies sont déviants, d'horribles collabos qui envoient de pauvres familles innocentes à la mort pour faire plaisir aux nazis… La petite Miss Nahant dévoile toute la vérité! Et que vas‑tu faire, amour, te fourrer le nez dedans jusqu'au cou? Tout le monde s'en fout à présent. Personne ne s'en souvient. Travaille sur autre chose. Quelque chose de drôle, de mignon. Ça, tu sais très bien le faire. Dis à Joshua que ce papier sur le Vél d'Hiv est une erreur. Personne n'aura envie de lire ça. Les lecteurs en bâilleront d'ennui et passeront directement à la colonne suivante.»

Je me levai, exaspérée.

«Je pense que tu te trompes, bouillonnai‑je. Je pense que les gens n'en savent pas suffisamment sur le sujet. Même Christophe ignorait à peu près tout et il est français.»

Bertrand explosa.

«Evidemment, Christophe sait à peine lire. Les seuls mots qu'il arrive à déchiffrer sont Gucci et Prada.»

Je quittai la pièce en silence et me rendis dans la salle de bains. Pourquoi ne lui avais‑je pas dit d'aller se faire voir? Pourquoi est‑ce que je m'étais écrasée comme à chaque fois? Parce que j'étais folle de lui? Folle de lui depuis le premier jour, bien qu'il soit grossier, égoïste et tyrannique? Mais aussi intelligent, beau, drôle et un amant merveilleux, alors quoi? Tant de nuits qui paraissaient éternelles, des nuits sensuelles, des nuits de baisers et de caresses; de draps froissés, et son corps, son corps si beau, sa bouche chaude, son sourire coquin. Bertrand. Tellement irrésistible. Si ardent. C'est pour ça, n'est‑ce pas, que tu t'écrases toujours devant lui? Mais pour combien de temps encore? Une récente conversation avec Isabelle me revint à la mémoire. «Julia, est‑ce que tu supportes Bertrand uniquement parce que tu as peur de le perdre?» Nous étions assises dans un petit café près de la salle Pleyel, attendant que le cours de danse de nos filles s'achève. Isabelle venait d'allumer sa centième cigarette et me regardait droit dans les yeux. «Non, lui répondis‑je. Je l'aime. Je l'aime vraiment. Je l'aime comme il est.» Elle en avait sifflé d'admiration, mais c'était ironique. «Le veinard! Mais pour l'amour de Dieu, quand il dépasse les bornes, dis‑le‑lui. Dis‑lui, je t'en prie.»

Allongée dans mon bain, je me souvenais de notre première rencontre. Dans une discothèque à la mode de Courchevel. Il était avec une bande d'amis bruyants et quelque peu éméchés. Moi, j'étais venue avec mon petit ami d'alors, Henry, que j'avais connu deux mois plus tôt à la chaîne de télé où je travaillais. Nous avions une relation simple et tranquille. Ni l'un ni l'autre n'étions profondément amoureux. Nous étions justes deux concitoyens américains menant la belle vie en France.

Bertrand m'avait invitée à danser. Il n'avait pas eu l'air dérangé de savoir que j'étais accompagnée. Irritée par son impudence, j'avais refusé l'invitation. Il s'était alors montré très insistant. «Juste une danse, mademoiselle. Juste une! Mais je vous promets que ce sera inoubliable!» J'avais jeté un œil vers Henry qui s'était contenté de hausser les épaules. Puis il m'avait dit: «Vas‑y» en clignant de l'œil. Alors je m'étais levée et j'avais dansé avec l'audacieux Français.

J'étais plutôt pas mal à vingt‑sept ans. J'avais même été élue «Miss Nahant» à dix‑sept. J'avais encore mon diadème de strass rangé quelque part. Zoë aimait jouer avec quand elle était petite. Je n'avais jamais accordé tant d'importance que ça à mon apparence. Mais j'avais cependant constaté que, depuis que je vivais à Paris, on me remarquait plus que de l'autre côté de l'océan. Je découvrais aussi que les Français étaient plus culottés, plus entreprenants quand il s'agissait de draguer. Je comprenais également que, bien que je n'aie rien de la sophistication d'une Parisienne – trop grande, trop blonde, trop de dents –, mon allure Nouvelle‑Angleterre semblait être au goût du jour. Pendant les premiers mois que je passai à Paris, j'étais stupéfaite de la façon dont les Français – et les Françaises – se dévisageaient ouvertement les uns les autres. Se jaugeant de la tête aux pieds, constamment. Étudiant le visage, les vêtements, les accessoires. Je me souvenais de mon premier printemps parisien, je marchais sur le boulevard Saint‑Michel avec Susannah, qui venait de l'Oregon, et Jan qui était de Virginie. Nous n'étions pas spécialement sur notre trente et un, nous portions des jeans, des T‑shirts et des tongs. Mais nous étions, toutes les trois, athlétiques, blondes, et si évidemment américaines. Les hommes nous draguaient sans arrêt. Bonjour, mesdemoiselles, vous êtes américaines, mesdemoiselles? Des hommes jeunes, âgés, des étudiants, des hommes d'affaires, des hommes de toutes sortes, qui réclamaient nos numéros de téléphone nous invitaient à dîner, à boire un verre, suppliant tentant l'humour, certains charmants, d'autres beaucoup moins. Cela n'arrivait jamais chez nous. Les Américains n'abordaient pas les filles dans la rue pour leur déclarer leur flamme. Jan, Susannah et moi en gloussions bêtement d'impuissance, nous sentant à la fois flattées et consternées.

Bertrand raconte toujours qu'il est tombé amoureux de moi pendant cette première danse, dans la boîte de Courchevel. Immédiatement. Je ne le crois pas. Je crois que, pour lui, c'est arrivé un peu plus tard. Peut‑être le lendemain matin, quand il m'a emmenée skier. Merde alors, les Françaises ne savent pas skier comme ça, avait‑il dit, tout essoufflé, en me fixant avec une admiration évidente. Et elles skient comment? avais‑je demandé. Elles vont deux fois moins vite, avait‑il répondu en riant, puis il m'avait donné un baiser passionné. Quoi qu'il en soit, moi j'étais tombée amoureuse de lui sur la piste de danse. À tel point que j'avais à peine gratifié Henry d'un regard en quittant la boîte au bras de Bertrand.

Bertrand a très vite parlé mariage. Cela ne me serait jamais venu si vite à l'esprit, être sa petite amie me suffisait pour le moment. Mais il avait insisté, et il s'était montré si séduisant et si amoureux que j'acceptai finalement de l'épouser. Je crois qu'il pensait que je serais une femme et une mère parfaites.

J'étais intelligente, cultivée, joliment diplômée (avec les félicitations de l'université de Boston) et bien élevée ‑ «pour une Américaine», pouvais‑je presque l'entendre penser. J'étais pleine de santé, robuste et bien dans ma peau. Je ne filmais pas, ne me droguais pas, buvais à peine et croyais en Dieu. Alors, de retour à Paris, je fis la connaissance de la famille Tézac. J'avais été si nerveuse la première fois. Leur bel appartement, si impeccablement classique, rue de l'Université. Le regard froid et bleu d'Édouard, son sourire sec. Colette et son maquillage discret, la perfection de sa tenue, essayant de se montrer amicale, me tendant le café et le sucre d'une main élégante et parfaitement manucurée. Et les deux sœurs. L'une osseuse, blonde et pâle, Laure. L'autre, boulotte, les joues rouges et les cheveux auburn, Cécile. Le fiancé de Laure, Thierry, était là aussi. Ce jour‑là, il m'adressa à peine la parole. Les sœurs m'avaient regardée avec un désintérêt sensible, assez perplexes quant au choix de leur Casanova de frère, une Américaine aussi quelconque, alors qu'il avait le Tout Paris à ses pieds.

Date: 2015-12-13; view: 343; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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