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PARIS, MAI 2002 7 page





Je ne la quittai pas des yeux et enchaînai en me raclant la gorge:

«Mamé, vous souvenez‑vous si c'était début ou fin juillet?»

Elle sourit, heureuse de constater que sa mémoire marchait si bien.

«Je m'en souviens très bien. C'était à la fin du mois.

– Et vous souvenez‑vous pourquoi cet endroit s'était soudain libéré?»

Elle sourit encore plus largement. «Bien sûr. Il y avait eu une rafle. On avait arrêté des gens et beaucoup d'appartements s'étaient trouvés vides.»

Je la regardai, interloquée. Ses yeux s'arrêtèrent dans les miens et s'assombrirent en voyant l'expression de mon visage.

«Mais comment cela s'est‑il passé? Comment avez‑vous emménagé?»

Elle tripota ses manches en se tordant la bouche. «Mme Royer a dit à notre concierge qu'un trois‑pièces était libre rue de Saintonge. Voilà comment ça s'est passé. C'est tout.»

Elle se tut, cessa d'agiter ses mains et les croisa sur ses genoux.

«Mais Mamé, murmurai‑je, vous ne pensiez pas que ces gens reviendraient?»

Son visage devint grave, et ses lèvres se crispèrent en un rictus douloureux.

«Nous ne savions pas, finit‑elle par me dire. Nous ne savions rien, rien du tout.»

Puis elle baissa la tête et regarda ses mains. Elle ne parlerait plus.

 

Cette nuit‑là fut la pire de toutes. La pire nuit pour tous ces enfants et pour elle, pensait‑elle. Les baraquements avaient été entièrement vidés. Il ne restait rien, pas un vêtement, pas une couverture, rien. Les édredons avaient été éventrés et le duvet blanc recouvrait le sol comme une neige.

Des enfants pleuraient, des enfants hurlaient, des enfants hoquetaient de terreur. Les plus petits ne comprenaient plus et appelaient leurs mères en gémissant. Ils mouillaient leurs vêtements, se roulaient par terre de désespoir, en poussant de petits cris perçants. Les plus âgés, comme elle, restaient assis sur le sol crasseux, la tête dans les mains.

Personne ne posait un regard sur eux. Personne ne s'en préoccupait. On oubliait de les nourrir. Ils étaient si affamés qu'ils mâchonnaient des brins d'herbe sèche, de paille. Personne ne venait les réconforter. La fillette se demanda: ces policiers… N'avaient‑ils pas de famille? Pas d'enfants? Des enfants qu'ils retrouvaient le soir à la maison? Comment pouvaient‑ils les traiter de la sorte? Agissaient‑ils sur ordre ou était‑ce chez eux quelque chose de naturel? Etaient‑ils des machines ou des êtres humains? Elle les scruta attentivement. Ils étaient faits de chair et de sang. Pas de doute, c'était bien des hommes. Elle ne comprenait pas.

Le lendemain, la fillette remarqua qu'on les observait à travers les barbelés. Des femmes portant des paquets et de la nourriture qu'elles essayaient de faire passer par les clôtures. Mais les policiers leur donnèrent l'ordre de partir. Personne ne vint plus les voir.

La fillette avait l'impression d'être devenue quelqu'un d'autre. Une personne dure, grossière, sauvage. Parfois, elle se battait avec les autres enfants, ceux qui voulaient lui prendre le vieux morceau de pain rassis qu'elle avait trouvé. Elle les injuriait. Elle les frappait. Elle était dangereuse et féroce.

Au début, elle évitait les enfants les plus jeunes. Ils lui rappelaient trop son petit frère. Mais à présent, elle se sentait le devoir de les aider. Ils étaient si vulnérables, si petits. Si pathétiques. Tellement sales. La plupart d'entre eux avaient la diarrhée. Leurs vêtements étaient raidis par les selles. Personne ne les lavait. Personne ne leur donnait à manger.

Peu à peu, elle découvrit leurs prénoms, leur âge, mais certains étaient si petits qu'ils étaient incapables de répondre à ses questions. Ils étaient heureux d'entendre une voix chaleureuse, de recevoir un sourire, alors ils la suivaient partout où elle allait, par dizaines, collés à ses talons comme une portée de canetons mal en point.

Elle leur racontait les histoires qu'elle chuchotait à son petit frère avant d'aller au lit. La nuit, étendue sur la paille infestée de vermine et qui frémissait de rats, elle murmurait les mots d'une voix lente, étirant le plus qu'elle le pouvait ce doux moment. Les plus grands s'approchaient aussi. Certains faisaient semblant de ne pas écouter, mais elle n'était pas dupe.

Une fille de onze ans, créature grande et brune dont le prénom était Rachel, la considérait souvent avec un brin de mépris. Mais au fil des nuits, elle se montra de plus en plus attentive aux histoires, se rapprochant le plus près possible de la fillette pour ne pas en rater une miette. Puis, un soir, alors que tous les petits s'étaient endormis, elle lui adressa finalement la parole, de sa voix profonde et éraillée.

«Il faut partir d'ici. Il faut s'échapper.

– C'est impossible. Les policiers sont armés. Nous ne pourrons jamais nous échapper.»

Rachel haussa ses maigres épaules.

«Moi, je vais le faire. Je vais m'enfuir.

– Et ta mère? Tu y penses? Elle va t'attendre dans cet autre camp, comme la mienne.»

Rachel sourit.

«Tu as cru ce qu'ils ont dit? Tu as cru à ce baratin?»

La fillette détestait le sourire condescendant de Rachel.

«Non, dit‑elle fermement. Bien sûr que je n'y ai pas cru. Je ne crois plus à rien.

– Moi non plus, dit Rachel. J'ai vu ce qu'ils ont fait. Ils n'ont même pas inscrit les noms des petits correctement sur les étiquettes qu'ils leur ont attachées et qui se sont toutes mélangées quand les petits les ont enlevées. Mais ça leur est égal au fond. Ils nous ont menti, à tous. À nous et à nos mères.»

Au grand étonnement de la fillette, Rachel lui prit la main et la serra fort, comme Armelle le faisait autrefois. Puis elle se leva et disparut.

Le lendemain matin, on les réveilla très tôt. Les policiers pénétrèrent dans les baraquements et les asticotèrent avec leurs matraques. Les plus jeunes enfants, encore profondément endormis, se mirent à hurler. La fillette essaya de calmer les plus proches d'elle, mais il n'y avait rien à faire. Leur terreur était trop grande. On les emmena dans une autre baraque. La fillette avait pris deux petits par la main. Elle vit qu'un des policiers tenait un étrange objet. Elle ne savait pas ce que c'était. Les petits glapirent d'effroi et reculèrent. Les policiers les giflèrent et, à coups de pied, les poussèrent jusqu'à celui qui tenait l'instrument. La fillette assistait à la scène, horrifiée. Puis elle comprit. On allait leur raser les cheveux. Oui, c'était cela, tous les enfants seraient rasés.

Elle regardait, comme hypnotisée, tomber les épais cheveux bruns de Rachel. Son crâne nu était livide et lui faisait penser à un œuf. Rachel toisait les policiers d'un regard plein de haine et de mépris. Elle cracha sur leurs chaussures. L'un des gendarmes la fit dégager d'un coup brutal.

Les petits étaient fous de peur. Il fallait deux ou trois hommes pour les tenir en place. Quand vint son tour, la fillette ne se débattit pas. Elle courba la tête. Puis elle sentit le poids de la tondeuse et ferma les yeux. Elle ne pouvait supporter la vision de ses longues mèches blondes lui tombant sur les pieds. Ses cheveux, ses beaux cheveux que tout le monde admirait. Elle sentit des sanglots se coincer dans sa gorge, mais elle se retint de pleurer. Ne jamais pleurer devant ces hommes. Jamais. Jamais! Ce ne sont que des cheveux. Ça repousse, les cheveux. Penser à cela et rien qu'à cela. Et ne pas pleurer.

C'était presque fini. Elle rouvrit les yeux. Le policier qui la tenait avait les mains grasses et roses.

Elle leva son visage vers lui tandis que les autres rasaient les dernières mèches.

Elle reconnut le policier roux de son quartier, celui qui était si gentil. Celui avec qui sa mère aimait discuter. Celui qui lui faisait toujours un clin d'œil quand il la croisait sur le chemin de l'école. Celui à qui elle avait fait signe le jour de la rafle et qui avait détourné la tête. Il ne pouvait pas le faire à présent. Ils étaient trop proches.

Elle soutint son regard sans ciller. Les yeux du policier avaient une étrange couleur jaune. On aurait dit de l'or. Sa gêne était si grande qu'il était tout rouge, et elle aurait pu jurer qu'il tremblait. Elle continua à le fixer sans rien dire, avec tout le mépris qu'elle pouvait rassembler.

Il n'avait pas d'autre choix que de garder les yeux dans les siens, sans bouger. La fillette eut un sourire amer comme n'en ont jamais les petites filles de dix ans, puis elle repoussa les mains qui la tenaient, les mains roses et grasses.

 

 

Je quittai la maison de retraite dans une sorte de vertige. Je devais passer au bureau, où Bamber m'attendait, mais je me retrouvai en route pour la rue de Saintonge sans bien comprendre comment. Tout un tas de questions me trottaient dans la tête. C'était épuisant. Mamé avait‑elle dit la vérité ou avait‑elle tout mélangé à cause de sa maladie? Une famille juive avait‑elle vraiment habité ici? Comment les Tézac avaient‑ils pu emménager dans cet appartement sans rien savoir, comme le prétendait Mamé?

Je traversai lentement la cour. La loge devait se trouver à cet endroit. Elle avait été transformée en studio, des années auparavant. Dans le hall, on trouvait une rangée de boîtes aux lettres métalliques. Il n'y avait plus de concierge pour déposer chaque jour le courrier devant les portes. Mamé avait dit qu'à l'époque, la concierge s'appelait Mme Royer. J'avais lu beaucoup de choses sur le rôle des concierges pendant les arrestations. La plupart s'étaient pliées aux ordres de la police et certaines avaient même été plus loin, indiquant à la police où se cachaient certaines familles juives. D'autres avaient pillé les appartements restés vides après la rafle. Quelques‑unes avaient protégé ces familles du mieux qu'elles pouvaient, mais très peu. Je me demandai quel rôle avait joué Mme Royer. Je pensai furtivement à ma concierge du boulevard Montparnasse: elle avait mon âge et venait du Portugal, elle n'avait pas pu connaître la guerre.

J'ignorai l'ascenseur et montai à pied les quatre étages. Les ouvriers étaient partis déjeuner. L'immeuble était silencieux. En ouvrant la porte, une sensation étrange s'empara de moi, un sentiment inconnu de vide et de désespoir. Je me dirigeai vers la partie la plus ancienne de l'appartement, que Bertrand nous avait montrée l'autre jour. C'était là que tout s'était passé. Là que les hommes avaient frappé à la porte juste avant l'aube, ce matin de juillet où il faisait si chaud.

Il me semblait que ce que j'avais lu ces dernières semaines, ce que j'avais appris sur le Vél d'Hiv, se concentrait ici, à l'endroit même où je m'apprêtais à vivre. Tous les témoignages dans lesquels je m'étais plongée, tous les ouvrages que j'avais étudiés, tous les survivants et tous les témoins que j'avais interrogés me faisaient comprendre, me rendaient visible, dans une clarté presque irréelle, ce qui s'était produit entre les murs que je touchais aujourd'hui.

L'article que j'avais commencé quelques jours plus tôt était presque achevé. La date du bouclage était proche. Il me restait encore à visiter les camps du Loiret et de Drancy, plus un rendez‑vous avec Franck Lévy dont l'association organisait les célébrations du soixantième anniversaire de la rafle. J'aurais bientôt fini mon enquête et me plongerais alors dans un autre sujet.

Mais maintenant que je savais ce qui avait eu lieu ici, si près de moi, dans un lien si intime avec ma propre vie, je voulais en apprendre davantage. Ma recherche n'était pas terminée. Je ressentais le besoin de tout savoir. Qu'était‑il arrivé à la famille juive qui habitait à cet endroit? Comment s'appelaient‑ils? Y avait‑il des enfants? Quelqu'un avait‑il survécu aux camps? Étaient‑ils tous morts?

J'errai dans l'appartement vide. Un mur avait été abattu dans une des pièces. Perdue dans les gravats, j'aperçus une longue et profonde ouverture, habilement dissimulée derrière un panneau de bois. Les travaux l'avaient partiellement mise au jour. Si seulement les murs avaient pu parler… Mais je n'avais pas besoin de ça. Je savais ce qui s'était passé ici. Je pouvais le voir. Les survivants m'avaient raconté la nuit chaude et tranquille, les coups sur la porte, les ordres brutaux, la traversée de Paris en bus. Ils m'avaient dit la puanteur infernale du Vél d'Hiv. Ceux qui pouvaient en parler étaient ceux qui avaient survécu. Ceux qui s'étaient échappés, qui avaient arraché leur étoile jaune et trouvé un moyen de s'en sortir.

Je me demandai soudain si je pourrais assumer le poids de ce que je savais, si je pourrais vivre dans cet appartement en sachant qu'une famille y avait été arrêtée et envoyée très probablement à la mort. Comment les Tézac avaient‑ils vécu avec ça?

Je sortis mon portable pour appeler Bertrand. Je l'entendis me marmonner: «Réunion!» Une sorte de code entre nous qui voulait dire: «Je suis occupé.»

«C'est urgent!» insistai‑je.

Je l'entendis murmurer, puis sa voix revint vers moi.

«Qu'y a‑t‑il, amour? dit‑il. Fais vite. Je suis avec quelqu'un.»

Je respirai un grand coup.

«Bertrand, dis‑je, sais‑tu comment tes grands‑parents ont atterri rue de Saintonge?

– Non. Pourquoi?

– Je sors de chez Mamé. Elle m'a raconté qu'ils avaient emménagé en juillet 1942, que l'appartement avait été vidé de ses occupants, une famille juive arrêtée pendant la rafle du Vél d'Hiv.»

Il y eut un silence à l'autre bout de la ligne.

«Et alors?», finit par dire Bertrand.

Mes joues me brûlaient. Dans l'appartement vide, ma voix résonnait.

«Ça ne te choque pas que ta famille ait pris cet appartement alors qu'elle savait que ses occupants juifs avaient été arrêtés? T'en ont‑ils jamais parlé?»

Je pouvais presque l'entendre se renfrogner, dans cette attitude si typiquement française, la moue dubitative et le sourcil levé.

«Non, ça ne me choque pas. Je ne savais pas, ils ne m'en ont jamais parlé. Je suis sûr que beaucoup de Parisiens ont fait la même chose en juillet 42, après la rafle. Ça ne fait pas de ma famille une bande de collabos, il me semble.»

Son rire heurta mes oreilles.

«Je n'ai jamais dit ça, Bertrand.

– Tu te montes la tête avec tout ça, Julia, dit‑il d'une voix douce. C'est arrivé il y a soixante ans. C'était la guerre, tu te souviens? L'époque était difficile pour tout le monde.»

Je soupirai.

«Je veux juste savoir ce qui s'est passé. Parce que je n'arrive pas à comprendre.

– C'est pourtant simple, mon ange. Mes grands‑parents en bavaient pendant la guerre. Le magasin d'antiquités ne marchait pas très bien. Cela a sans doute été un grand soulagement pour eux d'emménager dans un endroit plus grand et plus joli. Ils devaient être heureux d'avoir trouvé un toit. Ils n'ont probablement même pas pensé à cette famille juive.

– Oh, Bertrand, murmurai‑je. Comment ça, même pas pensé à cette famille? Comment auraient‑ils pu ne pas y penser?»

Il fit claquer un baiser sonore.

«Ils ne savaient rien, je suppose. Il faut vraiment que j'y aille, mon amour. À ce soir!»

Et il raccrocha.

Je restai encore un moment dans l'appartement, arpentant le long couloir, restant immobile dans le salon vide, caressant le marbre de la cheminée, essayant de comprendre sans me laisser submerger par mes émotions.

 

Rachel l'avait convaincue. Elles allaient s'échapper. Elles allaient quitter cet endroit. C'était ça ou mourir. Elle le savait. Elle savait que si elle restait ici avec les autres enfants, ce serait la fin. Beaucoup étaient malades. Une demi‑douzaine étaient déjà morts. Une fois, elle avait vu une infirmière, comme la femme du stade avec son voile bleu. Une seule infirmière pour tant d'enfants malades et affamés.

Cette fuite était un secret entre elles. Elles n'en avaient parlé à aucun autre enfant. Personne ne s'en douterait. Elles s'échapperaient en plein jour parce qu'elles avaient remarqué que la plupart du temps, les policiers ne faisaient pas attention à eux dans la journée. Ce serait facile et rapide. Derrière les baraquements, non loin du château d'eau, là où les femmes du village avaient tenté de faire passer de la nourriture, elles avaient repéré un petit espace dans la clôture de barbelés, suffisamment large pour qu'un enfant puisse passer de l'autre côté en rampant.

Des enfants avaient déjà quitté le camp, escortés par des policiers. Elle les avait suivis du regard, frêles créatures en haillons au crâne lisse. Où les emmenait‑on? Était‑ce loin? Allaient‑ils rejoindre les mères et les pères? Elle en doutait. Rachel aussi en doutait. Si tout le monde devait aller au même endroit, pourquoi la police avait‑elle séparé les parents des enfants? Pourquoi tant de souffrance, tant de douleur? «C'est parce qu'ils nous haïssent, lui avait dit Rachel de sa drôle de voix éraillée. Ils détestent les Juifs.» Pourquoi toute cette haine? Elle n'avait jamais haï personne dans sa vie, à l'exception d'une institutrice. Cette maîtresse l'avait sévèrement punie parce qu'elle ne savait pas sa leçon. Elle essaya de se rappeler si elle avait été jusqu'à souhaiter sa mort. Oui, elle avait été jusque‑là. Alors, c'était peut‑être ainsi que tout était arrivé. À force de détester des gens au point de vouloir leur mort. De les détester parce qu'ils portaient une étoile jaune. Cela lui donna des frissons. Elle avait la sensation que toute la haine du monde, tout le mal du monde se concentraient ici, les encerclaient et se lisaient dans les visages fermés des policiers, dans leur indifférence, dans leur mépris. Et en dehors du camp, était‑ce la même chose, le reste du monde détestait‑il aussi les Juifs? Était‑ce ce à quoi toute sa vie allait ressembler?

Elle se souvenait avoir entendu une conversation entre voisins en remontant chez elle après l'école. C'était en juin. Des femmes parlaient tout bas. Elle s'était arrêtée dans l'escalier pour écouter, les oreilles à l'affût comme un jeune chiot. «Et vous savez quoi, sa veste s'est ouverte, et dessous, il y avait l'étoile. Je n'aurais jamais pensé qu'il était juif» Elle entendit l'autre femme reprendre sa respiration pour dire «Lui, un Juif! Il avait l'air d'un monsieur très bien. Quelle surprise!»

Elle avait demandé à sa mère pourquoi certains voisins n'aimaient pas les Juifs. Celle‑ci avait haussé les épaules puis soupiré en baissant les yeux sur son repassage. Sans répondre à la question de sa fille qui, alors, était allée voir son père. Qu'est‑ce qu'il y avait de si terrible à être juif? Pourquoi certaines personnes détestaient les Juifs? Son père s'était gratté la tête et penché vers elle avec un sourire énigmatique. Puis lui avait dit en hésitant: «Parce qu'ils pensent que nous sommes différents et cela leur fait peur.» Mais qu'avaient‑ils de différent, se demanda‑t‑elle, de si différent?

Sa mère. Son père. Son frère. Ils lui manquaient tellement qu'elle en était physiquement malade. Elle se sentait tomber dans un puits sans fond. L'espoir de s'échapper était la seule chose qui lui permettait de s'accrocher encore à la vie, à cette vie nouvelle qui lui restait incompréhensible. Peut‑être ses parents avaient‑ils réussi à s'échapper eux aussi? Peut‑être avaient‑ils pu regagner la maison? Peut‑être. Tant de peut‑être…

Elle pensa à l'appartement vide, aux lits défaits, à la nourriture qui pourrissait lentement dans la cuisine. Et à son frère, seul dans tout ce silence. Dans ce silence de mort qui s'était abattu sur ce qui avait été un foyer gai et chaleureux.

Rachel la fit sursauter.

«Maintenant, murmura‑t‑elle. Essayons maintenant.»

Le camp était silencieux, presque désert. Depuis qu'on avait emporté les parents, les filles avaient remarqué qu'il y avait moins de policiers. Et ceux‑ci ne s'occupaient que rarement des enfants. Ils les laissaient livrés à eux‑mêmes.

La chaleur accablait les baraquements. C'était insupportable. À l'intérieur, des enfants affaiblis et malades gisaient sur la paille humide. Les deux fillettes entendaient des voix d'hommes et des rires lointains. Les policiers devaient s'être mis à l'abri du soleil dans un des bâtiments.

Le seul en vue était assis à l'ombre, son fusil posé à ses pieds. Sa tête dodelinait contre le mur et il avait la bouche ouverte. Il devait être assoupi. Elles rampèrent vers les clôtures comme de petits animaux agiles. Devant elles s'étendaient des prairies et des champs.

Il n'y avait toujours aucun bruit. Juste de la chaleur et du silence. Quelqu'un les avait‑il vues? Elles se tapirent dans l'herbe, le cœur battant, puis jetèrent un coup d'œil par‑dessus leur épaule. Toujours aucun mouvement. Aucun bruit. C'était donc si facile, pensa la fillette. Non, c'était impossible. Rien n'était jamais facile, en tout cas, plus maintenant.

Rachel tenait quelques vêtements serrés sous son bras. Elle demanda à la fillette de se dépêcher de les enfiler. Ces couches supplémentaires les protégeraient des barbelés, lui expliqua‑t‑elle. La fillette ne put retenir un frisson de dégoût en enfilant difficilement un vieux pull sale et un pantalon étroit et élimé. Elle se demandait à qui avaient appartenu ces vêtements. Sans doute à un pauvre enfant mort, tout seul, loin de sa mère.

Toujours en rampant, elles atteignirent la petite ouverture dans les fils barbelés. Un policier se tenait non loin. De là où elles étaient, elles ne distinguaient pas les traits de son visage, seule la silhouette de son képi se détachait nettement. Rachel pointa le doigt en direction du trou. Il fallait se dépêcher maintenant. Il n'y avait pas un instant à perdre. Elles se mirent à plat ventre et ondulèrent comme des serpents pour passer de l'autre côté. Cela paraissait si étroit à la fillette. Comment réussiraient‑elles à passer sans se déchirer la peau contre les barbelés, malgré leurs vêtements supplémentaires? Comment avaient‑elles pu imaginer que c'était possible? Que personne ne les surprendrait? Qu'elles réussiraient? Elle se dit qu'elles étaient folles. Folles à lier.

L'herbe lui chatouillait le nez et sentait bon. Elle aurait voulu y enfouir son visage et respirer à pleins poumons ce parfum vert et puissant. Elle vit que Rachel passait déjà la tête par l'ouverture, en prenant garde de ne pas se blesser.

Soudain, la fillette entendit des pas lourds résonner dans l'herbe. Son cœur s'arrêta net. Elle leva les yeux. Une ombre immense se plaça au‑dessus d'elle. Un policier. Il la souleva par le col élimé de son chemisier et la secoua. Elle se sentit défaillir de terreur.

«Vous vous croyez où?»

La voix sifflait à ses oreilles.

Rachel était déjà à moitié engagée. L'homme, tout en tenant la fillette par la peau du cou, saisit Rachel par la cheville. Elle se débattit, donna des coups de pied, mais l'homme était le plus fort. Il la tira vers lui sans égard à travers les barbelés. Le visage et les mains de Rachel étaient en sang.

Elles étaient maintenant toutes les deux face à lui. Rachel sanglotait. La fillette, elle, se tenait très droite, le menton relevé, dans une attitude de défi. À l'intérieur, elle était morte de peur mais elle avait décidé de ne pas le montrer. Ou, du moins, d'essayer.

Quand elle regarda enfin le visage du policier, elle ne put retenir un cri.

C'était le rouquin. Lui aussi la reconnut instantanément. Elle vit sauter sa pomme d'Adam et sentit sa grosse main, qui la tenait toujours par le cou, tressaillir.

«Vous ne vous échapperez pas, dit‑il d'une voix rude. Vous restez ici, c'est clair?»

Il était jeune, sans doute à peine plus de vingt ans, massif, la peau rose. La fillette remarqua qu'il transpirait sous son épais uniforme sombre. La sueur perlait sur son front et au‑dessus de sa lèvre supérieure. Il clignait sans cesse des yeux et se balançait nerveusement d'un pied sur l'autre.

Elle s'aperçut qu'elle n'avait pas peur de lui et même, qu'elle ressentait une étrange pitié pour ce jeune homme. Ce sentiment la troublait. Elle posa une main sur son bras. Il fut surpris et embarrassé. Puis elle lui dit:

«Tu te souviens de moi, n'est‑ce pas?» Ce n'était pas une question, c'était un fait. Il hocha la tête, en tamponnant la sueur qui perlait sous son nez. Elle sortit la clef de sa poche et la lui montra. Sa main ne tremblait pas.

Date: 2015-12-13; view: 405; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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