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PARIS, MAI 2002 5 page





Je savais que Bertrand et sa famille attendaient de moi que j'aie trois ou quatre enfants d'affilée. Mais les complications ont commencé tout de suite après notre mariage. Des complications sans fin que nous ne soupçonnions évidemment pas. Une série de fausses couches qui me laissèrent désespérée.

Je parvins à accoucher de Zoë après six longues années. Bertrand continua longtemps d'espérer que nous aurions un second enfant. C'était également mon cas. Mais nous n'en parlâmes plus jamais.

Et puis il y eut Amélie.

Mais c'était bien la dernière chose à laquelle je voulais penser ce soir. Je l'avais fait suffisamment dans le passé.

Le bain était tiède à présent et j'en sortis en frissonnant. Bertrand regardait toujours la télévision. D'habitude, je serais retournée près de lui et il m'aurait prise dans ses bras, et bercée, il m'aurait embrassée et je lui aurais dit qu'il avait un peu dépassé les bornes, mais je l'aurais dit avec une voix et une moue de petite fille. Et nous nous serions embrassés, encore et encore, et il m'aurait portée jusqu'à notre chambre pour me faire l'amour.

Mais ce soir, je ne revins pas vers lui. Je me glissai dans le lit pour lire encore sur les enfants du Vél d'Hiv.

Et la dernière image que je vis en éteignant la lumière, ce fut le visage de Guillaume qui racontait l'histoire de sa grand‑mère.

 

Depuis combien de temps étaient‑ils ici? La fillette ne pouvait se le figurer. Elle se sentait moribonde, engourdie. Les jours et les nuits se confondaient. À un moment, elle avait été malade, crachant de la bile, gémissant de douleur. Elle avait senti la main de son père sur elle qui tentait de l'apaiser. Mais ce qui occupait encore toutes ses pensées, c'était son petit frère. Elle ne pouvait le chasser de son esprit. Elle sortait la clef de sa poche et l'embrassait fiévreusement, comme si elle embrassait ses petites joues rebondies, ses boucles blondes.

Des gens étaient morts pendant ces derniers jours, et la fillette avait tout vu. Elle avait vu les gens devenir fous dans la chaleur suffocante et poisseuse puis succomber à la fournaise et finir attachés à des brancards. Elle avait assisté à des crises cardiaques, des suicides, de fortes fièvres. Elle avait suivi du regard les cadavres qu'on emmenait au‑dehors. Elle n'avait jamais été témoin d'une telle horreur. Sa mère n'était plus qu'un petit animal soumis. Elle ne parlait plus. Elle pleurait en silence. Elle priait.

Un matin, les haut‑parleurs crachèrent des ordres brutaux. Ils devaient prendre ce qui leur appartenait et se regrouper près de l'entrée. En silence. La fillette se leva, étourdie et chancelante. Ses jambes se dérobaient sous elle et pouvaient à peine la porter. Elle aida son père à mettre sa mère debout. Ils ramassèrent leurs sacs. La foule se dirigea vers les portes en traînant des pieds. La fillette remarqua à quel point tout le monde était au ralenti et semblait souffrir. Même les enfants étaient courbés comme des vieillards. La fillette se demanda où on les emmenait. Elle voulut poser la question à son père, mais quand elle vit son visage émacié et fermé, elle comprit qu'elle n'obtiendrait pas de réponse. Rentraient‑ils chez eux? Était‑ce fini? Vraiment fini? Pourrait‑elle enfin aller à la maison et délivrer son frère?

Ils descendirent la rue étroite. La police les encadrait. La fillette regarda les visages qui les observaient depuis les fenêtres, les balcons, les portes, le trottoir. La plupart n'avaient aucune expression. C'était des visages sans compassion. Ils suivaient le cortège du regard sans dire un mot. Ils s'en moquent, pensa la fillette. Ils se moquent de ce qu'on peut bien nous faire, où l'on peut bien nous emmener. Un homme se mit à rire en les montrant du doigt. Il tenait un enfant par la main. L'enfant aussi riait. Pourquoi, pensa la fillette, pourquoi? Avait‑on l'air si drôle avec nos vêtements puants et lamentables? Était‑ce pour ça qu'ils riaient? C'était donc vraiment si amusant? Comment pouvaient‑ils rire, comment pouvaient‑ils se montrer aussi cruels? Elle aurait voulu leur cracher dessus, leur hurler après.

Une femme d'une cinquantaine d'années traversa la rue et lui plaça subrepticement quelque chose dans la main. C'était un petit pain rond. La femme fut brutalement écartée par un policier. La fillette eut juste le temps de l'apercevoir de l'autre côté de la rue. La femme lui avait dit: «Oh, pauvre petite fille.

Que Dieu ait pitié de toi.» La fillette se demandait maussadement ce que Dieu fichait. Les avait‑il abandonnés? Les punissait‑il pour une faute qu'elle ignorait? Ses parents n'étaient pas religieux, mais elle savait qu'ils croyaient en Dieu. Ils ne l'avaient pas élevée d'une façon traditionnelle, comme Armelle l'avait été chez elle où l'on respectait tous les rituels. La fillette se demanda si ce n'était pas la cause de leur châtiment. Leur châtiment parce qu'ils n'avaient pas pratiqué leur religion comme il fallait.

Elle passa le pain à son père. Il lui dit que c'était pour elle, qu'elle devait le manger. Elle l'avala tout rond et faillit s'étouffer.

On les amena en bus jusqu'à une gare qui surplombait le fleuve. Elle ne savait pas de quelle gare il s'agissait. Elle n'était jamais venue à cet endroit. Elle n'avait que très rarement quitté Paris. Quand elle vit le train, la panique s'empara d'elle. Non, c'était impossible, elle ne pouvait pas partir, elle devait rester, il fallait qu'elle reste à cause de son petit frère, elle lui avait promis qu'elle reviendrait pour le sauver. Elle tira sur la manche de son père en murmurant le prénom de son frère. Son père la regarda.

«On ne peut rien faire, dit‑il avec une impuissance définitive. Rien.»

Elle repensa au garçon astucieux qui s'était échappé. La colère la traversa. Pourquoi son père se montrait‑il si faible, si peureux? N'avait‑il rien à faire de son fils? Le sort de son petit garçon lui était‑il égal? Pourquoi n'avait‑il pas le courage de s'enfuir en courant? Comment pouvait‑il rester planté là, se laisser mettre dans un train, comme un mouton? Comment pouvait‑il se soumettre sans tenter quoi que ce soit pour se précipiter dans l'appartement, vers son enfant et la liberté? Pourquoi ne lui prenait‑il pas la clef et ne partait‑il pas en courant?

Son père la regardait toujours et elle savait qu'il lisait toutes ses pensées. Il lui dit très calmement qu'ils étaient en grand danger. Il ne savait pas où on les emmenait. Il ne savait pas non plus ce qui allait leur arriver. Mais ce qu'il savait, c'était que s'il essayait de s'échapper maintenant, il serait tué. Abattu, immédiatement, devant elle, devant sa mère. Et si cela arrivait, ce serait vraiment la fin. Sa mère et elle seraient toutes seules. Il devait rester près d'elles, pour les protéger.

La fillette l'écoutait. Elle ne lui avait jamais entendu cette voix auparavant. C'était la même voix que pendant les conversations secrètes et nocturnes, ces conversations si pleines d'inquiétude. Elle essayait de comprendre. Elle faisait des efforts pour que l'angoisse ne se lise pas sur son visage. Mais son frère… C'était sa faute! C'était elle qui lui avait dit d'attendre dans le placard. Tout était sa faute. Il aurait pu être ici avec eux. Être ici et lui tenir la main, si elle ne s'en était pas mêlée.

Elle se mit à pleurer et ses larmes lui brûlaient les yeux et les joues.

«Je ne savais pas! sanglota‑t‑elle. Papa, je ne savais pas, je croyais qu'on reviendrait vite, je croyais qu'il était en sécurité.» Puis elle leva les yeux vers lui. Sa voix était pleine de fureur et de souffrance et elle frappa de ses petits poings contre la poitrine de son père. «Tu ne m'as jamais rien dit, Papa, tu ne m'as jamais expliqué, tu ne m'as jamais dit pour le danger, jamais! Pourquoi? Tu croyais que j'étais trop petite pour comprendre, c'est ça? Tu voulais me protéger? C'est cela que tu essayais de faire?»

Elle ne pouvait pas regarder le visage de son père un instant de plus. Il était si pétri de tristesse, de désespoir. Ses larmes finirent d'effacer l'image de ce visage de douleur. Elle pleura, la tête entre ses mains, toute seule. Son père n'essaya pas de s'approcher. Pendant ces minutes affreuses et solitaires, la fillette comprit. Elle n'était plus une petite fille de dix ans. Elle était bien plus grande. Plus rien ne serait comme avant. Pour elle. Pour sa famille. Pour son frère.

Elle explosa une dernière fois, tirant son père par le bras avec une violence qu'elle ne se connaissait pas.

«Il va mourir! Il mourra, c'est sûr!

– Nous sommes tous en danger, répliqua‑t‑il enfin. Toi et moi, ta mère, ton frère, Eva et ses fils, et tous ces gens qui sont là avec nous. Tout le monde. Je suis avec toi. Et nous sommes avec ton frère. Il est dans nos prières et dans nos cœurs.»

Avant qu'elle puisse répondre, on les poussa dans le train, un train sans sièges, un wagon tout nu. Un train pour le transport des bestiaux. Qui sentait fort et qui était dégoûtant. Debout près de la porte, la fillette jeta un dernier coup d'œil à la gare grisâtre et poussiéreuse.

Sur le quai d'en face, une famille attendait son train. Le père, la mère et leurs deux enfants. La mère était jolie et portait un petit chignon fantaisie. Ils partaient probablement en vacances. Il y avait une fille qui devait avoir son âge. Elle portait une jolie robe lilas. Ses cheveux étaient propres et ses chaussures cirées.

Les deux fillettes croisèrent leurs regards de chaque côté du quai. La jolie maman bien coiffée regardait aussi. La fillette du train savait que son visage plein de larmes était noir de crasse, que ses cheveux étaient sales. Mais elle ne baissa pas la tête de honte. Elle se tint droite, le menton relevé. Et essuya ses larmes.

Quand les portes furent refermées, quand le train se secoua et que les roues commencèrent à crisser sur les rails, elle regarda par une fente dans le métal. Elle n'avait pas quitté l'autre fillette des yeux. Elle la fixa jusqu'à ce que la petite silhouette dans la robe lilas ait totalement disparu.

 

 

Je n'avais jamais aimé le 15e arrondissement. Probablement à cause du monstrueux jaillissement d'immeubles modernes qui défiguraient les quais de la Seine, juste après la tour Eiffel, et auquel je n'avais jamais pu me faire, bien que tout cela ait été construit dans les années soixante‑dix, avant que je n'arrive à Paris. Mais quand je m'engageai dans la rue Nélaton avec Bamber, là où se trouvait autrefois le vélodrome d'Hiver, je me dis que j'aimais encore moins ce quartier.

«Quelle rue sinistre!», dit Bamber à voix basse. Puis il prit quelques photos.

La rue Nélaton était sombre et silencieuse. Le soleil y pénétrait à peine. D'un côté de la rue, se trouvaient des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle. De l'autre, à l'emplacement du vélodrome d'Hiver, une construction marronnasse dans le style typique du début des années soixante s'élevait dans toute la laideur de sa couleur et de ses proportions. «Ministère de l'Intérieur», disait le panneau surplombant les portes vitrées automatiques.

«Étrange endroit pour construire un bâtiment officiel, tu ne trouves pas?», remarqua Bamber.

Bamber n'avait réussi à trouver que deux photographies d'époque montrant l'ancien Vél d'Hiv. Je tenais l'une d'elles à la main. On y voyait une façade claire barrée de grosses lettres noires: «Vél d'Hiv» et une gigantesque porte, le long du trottoir une enfilade de bus et des gens vus de dessus. Le cliché avait probablement été pris depuis une fenêtre d'en face, le matin de la grande rafle.

Nous cherchâmes une plaque commémorative, quelque chose qui aurait indiqué ce qui avait eu lieu à cet endroit, mais en vain.

«Je ne peux pas croire qu'il n'y ait rien», dis‑je. Ce fut boulevard de Grenelle, juste au coin de la rue, que nous tombâmes sur ce que nous cherchions. Un petit panneau, plutôt simple. Je me demandai si quelqu'un y avait déjà jeté un œil.

Les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 Juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue, déportés et assassinés à Auschwitz. Dans le Vélodrome d'Hiver qui s'élevait ici, 4 115 enfants, 2 916 femmes, 1 129 hommes furent parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy par ordre des occupants Nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens‑toi!

 

«Intéressant, pensa tout haut Bamber. Pourquoi autant de femmes et d'enfants et si peu d'hommes?

– Des rumeurs sur le fait qu'une grande rafle se préparait circulaient, expliquai‑je. Il y en avait déjà eu quelques‑unes auparavant, notamment en août 1941. Mais jusque‑là, on n'arrêtait que les hommes. Ces rafles n'avaient été ni aussi vastes ni aussi minutieusement préparées que celle‑ci. C'est pourquoi elle est si tristement célèbre. La nuit du 16 juillet, la plupart des hommes se sont cachés, ils pensaient qu'on lais serait les femmes et les enfants tranquilles. Ils avaient tort.

– Depuis combien de temps les autorités avaient‑elles planifié cette rafle?

– Depuis des mois, répondis‑je. Le gouvernement français travaillait de lui‑même sur le projet depuis avril 1942, établissant la liste de tous les Juifs à arrêter. Plus de six mille policiers parisiens furent affectés à cette tâche. Au début, on avait choisi la date du 14 juillet. Mais c'est le jour où la France célèbre sa fête nationale. C'est pourquoi la date a été repoussée.»

Nous nous dirigeâmes vers la station de métro. C'était une rue lugubre. Lugubre et triste.

«Et que se passa‑t‑il ensuite? demanda Bamber. Où emmena‑t‑on toutes ces familles?

– On les enferma dans le Vél d'Hiv pendant quelques jours. On accepta finalement de laisser rentrer un groupe de médecins et d'infirmières. Tous ont décrit à quel point le chaos et le désespoir régnaient dans ce lieu. Puis on emmena les familles à la gare d'Austerlitz, et de là, dans des camps autour de Paris. Enfin, tout droit en Pologne.»

Bamber haussa un sourcil.

«Des camps? Tu veux dire qu'il y avait des camps de concentration en France?

– Ces camps sont considérés comme les antichambres françaises d'Auschwitz. Le plus proche de Paris était Drancy. Il y avait aussi Pithiviers et Beaune‑la‑Rolande.

– Je me demande à quoi ressemblent ces endroits aujourd'hui, dit Bamber. On devrait aller voir.

– Nous irons», dis‑je.

Nous fîmes une halte à l'angle de la rue Nélaton pour prendre un café. Je jetai un coup d'œil à ma montre. J'avais promis de rendre visite à Mamé aujourd'hui. Je savais que ce n'était plus possible. Trop tard. Je décidai de repousser à demain. Ce n'était jamais une corvée pour moi. Mamé était la grand‑mère que je n'avais jamais eue. Les miennes étaient mortes quand je n'étais encore qu'une enfant. J'espérais juste que Bertrand daigne faire un effort, tant elle l'adorait.

Bamber ramena mes pensées vers le Vél d'Hiv.

«Avec tout ça, je me sens plutôt heureux de ne pas être français», dit‑il.

Puis il se souvint.

«Oh, je suis désolé! Tu es française, n'est‑ce pas?

– Oui, dis‑je. Par alliance. J'ai la double nationalité.

– Je ne pensais pas ce que j'ai dit.» Il toussota. Il avait l'air embarrassé.

«C'est bon, ne t'en fais pas, dis‑je en souriant. Tu sais, même après toutes ces années, ma belle‑famille m'appelle toujours l'Américaine.»

Bamber sourit jusqu'aux oreilles.

«Et ça ne t'ennuie pas?»

Je haussai les épaules.

«Parfois. J'ai passé plus de la moitié de ma vie en France. Je me sens vraiment d'ici à présent.

– Depuis combien de temps es‑tu mariée?

– Bientôt seize ans. Mais cela fait vingt‑cinq ans que je suis ici.

– Tu as eu droit à un de ces mariages chic à la française?»

J'éclatai de rire.

«Non, la cérémonie a été très simple. C'était en Bourgogne, dans la propriété de ma belle‑famille, près de Sens.»

Ce jour me revint un court instant. Les parents des mariés – Sean et Heather Jarmond, Édouard et Colette Tézac – ne se dirent pas grand‑chose. Comme si la branche française de la famille avait totalement oublié son anglais. Mais cela m'était égal. J'étais si heureuse. Le soleil brillait sur la petite église de campagne. Je portais une robe ivoire, toute simple, approuvée par ma belle‑mère. Bertrand était éblouissant dans son habit gris. Magnifique aussi, le dîner dans la maison des Tézac. Du Champagne, des bougies et des pétales de roses. Charla fit un discours très drôle dans son français catastrophique, auquel je fus la seule à rire, tandis que Laure et Cécile prenaient un air affecté. Ma mère portait un tailleur rose pâle et me glissa à l'oreille: «J'espère que tu seras heureuse, mon ange.» Mon père valsait avec Colette, toujours raide comme un i. Il me semblait que ce souvenir avait des siècles.

«Est‑ce que les États‑Unis te manquent? demanda Bamber.

– Non. Ce qui me manque, c'est ma sœur. Pas l'Amérique.»

Un jeune serveur nous apporta des cafés. Il jeta un coup d'œil aux cheveux couleur de feu de Bamber et eut un sourire niais. Puis il aperçut le nombre impressionnant d'appareils photo et d'objectifs.

«Touristes? demanda‑t‑il. Vous prenez de jolies photos de Paris?

– Non, pas touristes. Nous prenons juste de jolies photos de ce qui reste du Vél d'Hiv», dit Bamber dans son français où traînait un relent d'accent britannique.

Le serveur semblait surpris.

«Personne ne nous demande jamais pour le Vél d'Hiv, dit‑il. Par contre, la tour Eiffel… Mais le Vél d'Hiv, ça…

– Nous sommes journalistes, dis‑je. Nous travaillons pour un magazine américain.

– De temps en temps, je vois des familles juives, réfléchit le jeune homme. Surtout aux dates anniversaires, après le discours au Mémorial des bords de Seine.»

J'eus une idée.

«Vous ne connaîtriez pas quelqu'un, un voisin, qui pourrait nous parler de la rafle?» demandai‑je. Nous avions déjà interviewé plusieurs survivants. La plupart avaient écrit des livres pour raconter leur expérience, mais nous manquions de témoins. Nous voulions des Parisiens qui avaient assisté à la scène.

Je me sentis bête soudain. Ce jeune homme avait à peine vingt ans. Son propre père n'était probablement même pas encore né en 1942.

«Oui, j'en connais, répondit‑il, à ma grande surprise. Si vous remontez la rue, vous allez croiser un marchand de journaux sur votre gauche. Demandez à l'homme qui le tient, il vous dira. Sa mère a vécu ici toute sa vie, elle doit savoir des choses.»

Il eut droit à un gros pourboire.

 

Ils avaient marché un temps infini dans la poussière, de la gare à un petit village, où, encore une fois les gens les avaient montrés du doigt en les regardant comme des bêtes curieuses. Ses pieds lui faisaient mal. Où se dirigeaient‑ils à présent? Qu'allait‑il leur arriver? Etaient‑ils loin de Paris? Le voyage en train n'avait pas duré plus de deux heures. Elle ne cessait de penser à son frère. À chaque kilomètre parcouru, son cœur se faisait un peu plus lourd. Comment pourrait‑elle rentrer à la maison désormais? Comment faire? Penser qu'il était sans doute persuadé qu'elle l'avait oublié la rendait malade. Oui, c'était sûrement ce qu'il croyait dans l'obscurité de son placard. Il pensait qu'elle l'avait abandonné, qu'elle s'en fichait, qu'elle ne l'aimait pas. Il n'avait plus d'eau, plus de lumière et il avait peur. Elle l'avait laissé tomber.

Où étaient‑ils? Elle n'avait pas eu le temps de regarder le nom de la gare quand ils étaient arrivés. Mais elle avait remarqué ce qui attirait immanquablement l'attention d'un enfant des villes: la campagne bucolique, les grandes prairies vertes, les champs dorés. Le parfum enivrant de l'air frais et de l'été. Le vrombissement d'un bourdon. Les oiseaux dans le ciel. Les nuages blancs et cotonneux. Après la puanteur et la chaleur suffocante de ces derniers jours, elle prenait cela comme une bénédiction. Peut‑être les choses ne se passeraient‑elles pas si mal après tout.

Elle suivit ses parents au‑delà de portes de fil de fer barbelé, encadrés par des gardes sévères portant des fusils. Puis elle aperçut les rangées de baraquements sombres. L'endroit était lugubre et tous ses espoirs disparurent. Elle se blottit contre sa mère. Les policiers commencèrent à donner des ordres en hurlant. Les femmes et les enfants devaient se diriger vers les baraquements situés à droite, les hommes vers ceux de gauche. Impuissante, agrippée à sa mère, elle regarda son père poussé vers un groupe d'hommes. Elle sentait la peur revenir parce qu'il n'était plus à ses côtés. Mais elle ne pouvait rien faire. Les fusils la terrifiaient. Sa mère ne bougeait pas. Ses yeux étaient vides. Morts. Son visage très pâle et maladif

La fillette prit la main de sa mère tandis qu'on les poussait vers les baraquements. À l'intérieur, l'espace était nu et sinistre. Des planches et de la paille. Puanteur et saleté. Les latrines étaient à l'extérieur, de simples lattes de bois posées sur des trous. On leur intima l'ordre de s'asseoir là, en groupe et de pisser et déféquer devant tout le monde, comme des animaux. Cela la révoltait. Elle sentait qu'elle ne pourrait pas le faire. Non, elle ne pouvait pas. Elle vit alors sa mère mettre ses jambes de chaque côté d'un trou. De honte, elle garda la tête baissée. Mais elle aussi finit par faire ce qu'on lui avait ordonné, accroupie, espérant que personne ne la regardait.

Juste au‑dessus des barbelés, la fillette pouvait apercevoir le village. Le clocher sombre d'une église. Un château d'eau. Des toits et des cheminées. Des arbres. Elle pensa que là‑bas, dans ces maisons si proches, les gens se couchaient dans leurs lits, qu'ils avaient des draps, des couvertures, de la nourriture et de l'eau. Qu'ils étaient propres, avec des vêtements qui sentaient bon. Personne ne leur criait dessus. Personne ne les traitait comme du bétail. Là, juste là, de l'autre côté de la barrière. Dans ce petit village coquet où sonnait le clocher de l'église. Où des enfants devaient être en vacances. Des enfants qui jouaient, qui partaient en pique‑nique, qui s'amusaient à des parties de cache‑cache. Des enfants heureux malgré la guerre et les restrictions alimentaires, malgré, peut‑être, le départ des pères à la guerre. Heureux enfants, adorés et chéris. Elle ne comprenait pas comment il pouvait y avoir tant de différence entre ces enfants et elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle et ces gens devaient être traités de la sorte. Qui avait décidé cela, et dans quel but?

On leur donna une pauvre soupe aux choux. Elle était claire et pleine de sable. Ils n'eurent droit à rien d'autre. Puis elle vit des femmes dénudées, forcées de laver leur corps crasseux sous un filet d'eau qui tombait dans des bassines de fer rouillées. Elle les trouva laides et grotesques. Elle détesta les molles, les maigres, les vieilles, les jeunes. Elle détesta être obligée de les voir nues. Elle ne voulait pas les voir. Mais il ne pouvait en être autrement.

Elle se blottit contre le corps chaud de sa mère et essaya de ne plus penser à son petit frère. Son corps la grattait, son crâne aussi. Elle voulait se laver, se jeter dans un bon bain, dans son lit, dans les bras de son frère. Et dîner. Elle se demanda s'il existait quelque chose de pire que ce qui lui était arrivé ces derniers jours. Elle pensa à ses amies, aux autres petites filles de l'école qui portaient aussi l'étoile jaune. Dominique, Sophie, Agnès. Que leur était‑il arrivé? Certaines avaient‑elles pu s'échapper? Y en avait‑il qui étaient à l'abri, cachées quelque part? Armelle était‑elle à l'abri avec sa famille? La reverrait‑elle jamais, elle et toutes les autres? Pourrait‑elle retourner à l'école en septembre?

Cette nuit‑là, elle ne dormit pas. Elle avait besoin de la présence réconfortante de son père. Son ventre lui faisait mal, elle le sentait se contracter. Elle savait qu'elles n'étaient pas autorisées à quitter les baraquements pendant la nuit. Elle serra les dents en se tenant le ventre. Mais la douleur s'intensifia. Elle se leva doucement, avança sur la pointe des pieds entre les rangées de femmes et d'enfants assoupis, jusqu'aux latrines qui se trouvaient à l'extérieur.

Des lampes à la lumière aveuglante balayaient le camp. Elle s'accroupit sur les planches. Elle regarda entre ses jambes et vit de gros vers blancs qui grouillaient dans l'épaisse masse de merde. Elle avait peur qu'un policier ne voie ses fesses du haut de son mirador, alors elle tira sa jupe sous ses hanches. Elle revint vite au baraquement.

Date: 2015-12-13; view: 362; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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