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PARIS, MAI 2002 8 page





«Tu te souviens sans doute aussi de mon petit frère, dit‑elle. Le petit blond tout bouclé?» Il hocha la tête encore une fois. «Il faut me laisser partir, monsieur. C'est mon petit frère, monsieur. Il est à Paris. Tout seul. Je l'ai enfermé dans le placard parce que je croyais…» Sa voix se brisa. «Je pensais qu'il serait à l'abri comme ça! Je dois y retourner! Laisse‑moi passer par ce trou. Tu n'auras qu'à dire que tu n'as rien vu, monsieur.»

Le jeune policier jeta un coup d'œil par‑dessus son épaule, vers les baraquements, comme s'il avait peur que quelqu'un arrive, les voie ou les entende.

Il posa un doigt sur ses lèvres et se retourna vers la fillette. Son visage se crispa et il secoua la tête.

«Je ne peux pas faire ça, dit‑il à voix basse. J'ai des ordres.»

Elle posa la main contre sa poitrine.

«S'il te plaît, monsieur», dit‑elle doucement.

Rachel reniflait à ses côtés, le visage barbouillé de sang et de larmes. L'homme regarda encore une fois par‑dessus son épaule. Il avait l'air profondément troublé. Elle remarqua qu'il avait la même expression étrange que le jour de la rafle. Un mélange de pitié, de honte et de colère.

Chaque minute qui s'écoulait pesait comme du plomb. L'attente était interminable. Les sanglots et les larmes, elle les sentait remonter en elle. La panique revenait. Que ferait‑elle s'il les ramenait dans le camp? Comment tiendrait‑elle le coup? Comment? Elle essaierait de s'enfuir encore, pensait‑elle farouchement, et encore et encore. Elle ne ferait que ça.

Soudain, il prononça son nom. Et lui prit la main. La sienne était chaude et moite.

«Vas‑y, dit‑il, les dents serrées. Vas‑y maintenant! Vite!» La sueur ruisselait sur ses joues rebondies.

Elle regarda les yeux dorés. Elle n'était pas sûre de comprendre. Il la bouscula vers l'ouverture dans le grillage, la plaquant contre le sol avec la main. Il souleva le barbelé et la poussa violemment. Elle sentit le métal lui égratigner le front. C'était fait. Elle se redressa maladroitement. Elle était libre. Elle était passée de l'autre côté.

Rachel n'en croyait pas ses yeux, figée de stupeur.

«Je veux y aller aussi», dit‑elle.

Le policier l'attrapa fermement par le col.

«Non, toi tu restes.»

Rachel gémit.

«Ce n'est pas juste! Pourquoi elle et pas moi? Pourquoi?»

Il la fit taire d'un geste menaçant. Derrière le grillage, la fillette ne bougeait pas, pétrifiée. Pourquoi Rachel ne pouvait‑elle pas venir avec elle? Pourquoi devait‑elle rester dans le camp?

«Je t'en prie, laisse‑la partir. Monsieur, je t'en prie.»

Sa voix était douce et calme. Presque une voix de jeune femme.

Le policier était mal à l'aise, embarrassé. Mais il n'hésita pas longtemps.

«Allez, vas‑y.» Et il poussa Rachel devant lui. «Dépêche‑toi.»

Il tint de nouveau le barbelé tandis que Rachel rampait. Elle arriva bientôt près de la fillette, le souffle court.

Le jeune homme fouilla dans ses poches et en retira quelque chose qu'il tendit à la fillette à travers le grillage.

«Prends ça.» C'était un ordre.

La fillette regarda la liasse de billets qu'elle tenait désormais dans sa main, puis l'engouffra dans la poche où se trouvait la clef.

L'homme se retourna vers les baraquements en fronçant les sourcils.

«Pour l'amour de Dieu, courez! Mais courez donc! Vite. S'ils vous voient… Arrachez vos étoiles. Cherchez de l'aide. Et surtout, soyez prudentes! Bonne chance!»

La fillette aurait voulu le remercier pour son aide, Pour l'argent, lui dire au revoir, mais Rachel l'avait déjà attrapée par le bras et l'entraînait dans sa course. Elles coururent à perdre haleine parmi les blés, droit devant elles, les poumons brûlants, les bras et les jambes volant en tous sens. S'éloigner du camp. Aller loin, loin! Le plus loin possible.

 

 

En rentrant chez moi, je me rendis compte qu'une désagréable sensation de nausée ne me quittait plus depuis des jours. Je n'y avais pas fait attention jusque‑là, plongée que j'étais dans mes recherches sur le Vél d'Hiv. Et puis, il y avait eu cette révélation sur l'appartement de Mamé. Mais ce n'était pas cela qui m'avait mis la puce à l'oreille. C'était mes seins. Ils étaient tendus, douloureux. Je vérifiai alors où j'en étais dans mon cycle. J'avais du retard. Cela m'était déjà arrivé par le passé. Je décidai cependant d'aller chercher un test de grossesse à la pharmacie. Pour en avoir le cœur net.

Elle était bien là. La petite ligne bleue. J'étais enceinte. Enceinte? Je n'arrivais pas à y croire.

J'allai m'asseoir dans la cuisine, en osant à peine respirer.

Ma dernière grossesse, cinq ans auparavant et après deux fausses couches, avait été un cauchemar. J'avais eu des saignements et des douleurs dès le début, puis on s'était aperçu que l'œuf se développait hors de l'utérus dans une de mes trompes. Il avait fallu m'opérer. Une opération délicate. Suivie de complications, tant physiques que psychologiques. J'avais mis très longtemps à m'en remettre. Un de mes ovaires avait dû être enlevé et le chirurgien émettait les plus grandes réserves quant à la possibilité d'une future grossesse. De plus, j'avais déjà quarante ans. Il y avait eu une telle déception, une telle tristesse sur le visage de Bertrand! Il n'en parlait jamais, mais je le sentais. Je le savais. Qu'il refuse de parler de ses sentiments rendait les choses pires encore. Il gardait tout au fond de lui, ne partageait rien avec moi. Les mots jamais prononcés devinrent une réalité silencieuse et invisible entre nous. Je ne pouvais parler de ce drame qu'à mon psychiatre. Ou à mes plus proches amis.

Je me souvenais d'un récent week‑end en Bourgogne. Nous avions invité Isabelle, son mari et leurs enfants. Leur fille Mathilde avait l'âge de Zoë. Matthieu était plus petit. Cette façon qu'avait eue Bertrand de regarder le petit garçon, délicieux bout de chou de quatre ou cinq ans… Il ne le quittait pas des yeux, il passait son temps à jouer avec lui, il le portait sur ses épaules, lui souriait, avec un brin de tristesse et de regret dans le regard. C'était insupportable. Isabelle m'avait surprise en train de pleurer dans la cuisine pendant que, dehors, tout le monde finissait sa quiche lorraine. Elle m'avait serrée très fort dans ses bras, puis nous avions bu un grand verre de vin en écoutant à fond un vieux tube de Diana Ross. «Ce n'est pas ta faute, ma cocotte, non, pas ta faute. Mets‑toi bien ça dans la tête.»

Je me suis sentie inutile pendant très longtemps. La famille Tézac avait fait preuve de discrétion et de gentillesse à propos de tout ça, cependant cela ne m'empêcha pas de penser que j'avais été incapable de donner à Bertrand ce qu'il désirait le plus au monde: un deuxième enfant. Et surtout, un fils. Bertrand avait deux sœurs. Il était le seul garçon de la famille. Sans héritier mâle, le nom disparaîtrait. Je n'avais pas mesuré l'importance que cela avait dans cette famille.

Quand j'avais insisté pour qu'on continue à m'appeler «Julia Jarmond» malgré mon statut de femme mariée, j'avais rencontré un silence stupéfait. Ma belle‑mère, Colette, m'expliqua avec un sourire confît qu'en France une telle attitude était, comment dire… moderne. C'est‑à‑dire trop moderne. Une revendication féministe qui passait mal de ce côté‑ci de l'Atlantique. En France, une femme mariée se devait de porter le nom de son mari. Ce qui voulait dire que, pour le reste de ma vie, je devenais Mme Bertrand Tézac. Je me souviens l'avoir gratifiée de mon sourire «Ultrabrite» en lui disant avec désinvolture que je m'en tiendrais à «Jarmond», un point c'est tout. Elle n'avait rien ajouté mais, depuis ce jour, Édouard et elle me présentaient toujours en disant «la femme de Bertrand».

Je me penchai sur la ligne bleue. Un bébé. Un bébé! Un sentiment de joie et de bonheur profonds l'emporta sur tout le reste. J'allais avoir un bébé! Je parcourus la cuisine si familière du regard. Puis j'allai me mettre à la fenêtre et regardai la cour sombre et vétusté. Fille ou garçon, cela m'était égal. Je savais que Bertrand espérait un garçon. Mais si c'était une fille, j'étais sûre qu'il l'aimerait tout autant. Un deuxième enfant. Ce que nous attendions depuis si longtemps. Ce que nous n'espérions plus. La sœur ou le frère dont Zoë n'osait même plus parler. Tout comme Mamé.

Comment allais‑je l'annoncer à Bertrand? Je ne pouvais pas faire ça par téléphone. Nous devions être ensemble, rien que nous deux. Il fallait que ce soit un moment de vraie intimité. Et faire attention que personne ne l'apprenne avant le troisième mois, moment où la grossesse serait bien installée. Je crevais d'envie d'appeler Hervé et Christophe, Isabelle, ma sœur, mes parents, mais je ne le fis pas. Mon mari devait être le premier à savoir. Ensuite, je l'annoncerais à ma fille. J'eus soudain une idée.

J'appelai Eisa, la baby‑sitter et lui demandai si elle était libre ce soir pour garder Zoë. Elle l'était. Puis je réservai une table dans notre restaurant préféré, une brasserie de la rue Saint‑Dominique que nous fréquentions depuis notre mariage. Pour finir, j'appelai Bertrand, tombai sur son répondeur où je laissai un message lui disant de me rejoindre chez Thoumieux à vingt et une heures précises.

J'entendis la clef de Zoë tourner dans la serrure de la porte d'entrée. Elle referma la porte en la claquant et se dirigea vers la cuisine, son sac à dos, chargé à bloc, à la main.

«Salut, Maman, dit‑elle. Bonne journée?»

Je souris. Comme toujours, c'est‑à‑dire chaque fois que je posais les yeux sur ma fille, j'étais frappée par sa beauté, sa silhouette élancée, ses yeux noisette pleins d'éclat.

«Viens là, toi», dis‑je en l'engloutissant entre mes bras comme une louve.

Elle s'écarta et me regarda fixement.

«Elle a même dû être sacrément bonne, la journée, vu comment tu m'as prise dans tes bras.

– Tu as raison», dis‑je avec l'envie folle de tout lui révéler. «C'est une très, très belle journée!

– Je suis heureuse pour toi. Tu avais l'air tellement bizarre ces derniers temps. À cause de ces enfants probablement.

– Ces enfants? Quels enfants?» dis‑je en dégageant les cheveux qui lui tombaient sur le visage, de beaux cheveux lisses et châtains.

«Tu sais, les enfants. Les enfants du Vél d'Hiv. Ceux qui ne sont jamais rentrés chez eux.

– Oui, c'est vrai, dis‑je. J'ai été envahie d'une telle tristesse, dont je ne peux me débarrasser.»

Zoë me prit les mains, en faisant tourner mon alliance, une manie qu'elle avait depuis sa plus tendre enfance.

«Tu sais, je t'ai entendue quand tu étais au téléphone la semaine dernière, dit‑elle sans oser me regarder.

– C'est‑à‑dire?

– Tu croyais que je dormais.

– Oh, dis‑je.

– Mais je ne dormais pas. Il était tard. Tu parlais avec Hervé, je crois. Tu lui répétais ce que Mamé t'avait dit.

– À propos de l'appartement? demandai‑je.

– Oui, dit‑elle en levant enfin les yeux vers moi. Sur cette famille qui y vivait, sur ce qui leur était arrivé et sur la façon dont Mamé avait vécu là toutes ces années sans avoir l'air de s'en soucier le moins du monde.

– Tu as entendu tout ça…», dis‑je.

Elle hocha la tête.

«Est‑ce que tu sais quelque chose sur cette famille, Maman? Sais‑tu qui étaient ces gens et ce qui leur est arrivé?

– Non, ma chérie, je ne sais pas.

– C'est vrai que Mamé s'en fichait?»

C'était un point délicat.

«Mon cœur, je suis sûre que non, mais je crois qu'elle ne savait pas vraiment ce qui s'était passé.» Zoë fit encore une fois tourner mon alliance entre ses doigts, mais plus rapidement.

«Maman, tu crois que tu vas trouver des choses sur ces gens?»

Je stoppai les doigts nerveux en remettant ma bague en place.

«Oui, Zoë. C'est exactement ce que je vais faire, dis‑je.

– Papa va détester! dit‑elle. Je l'ai entendu te dire d'arrêter de penser à tout ça. D'arrêter de t'en préoccuper. Il avait l'air très en colère.»

Je la tins serrée contre moi, posant mon menton sur son épaule. Je pensais au merveilleux secret que je portais en moi. Je pensais à mon rendez‑vous de ce soir, chez Thoumieux. J'imaginais l'air abasourdi de Bertrand, le cri de joie qu'il ne pourrait s'empêcher de pousser.

«Ma chérie, dis‑je. Papa ne dira rien, je te le promets.»

 

Épuisées par leur course folle, les deux petites filles s'accroupirent derrière un buisson. Elles avaient soif et étaient essoufflées. La fillette avait un point de côté. Si seulement elle avait pu boire un peu d'eau, se reposer un moment pour retrouver des forces. Mais elle savait qu'il ne fallait pas s'attarder. Il fallait continuer. Elle devait regagner Paris. D'une manière ou d'une autre.

«Enlevez votre étoile», avait dit le jeune policier. Elles se débarrassèrent des vêtements qui étaient censés les protéger et que les barbelés avaient complètement déchirés. La fillette regarda sa poitrine. Là où était cousue l'étoile, sur sa chemise. Elle tira dessus. Rachel l'imita et commença à tirer sur la sienne avec les ongles. Elle s'arracha facilement. Mais celle de la fillette était cousue trop serré. Alors elle enleva sa chemise et tint l'étoile devant ses yeux. Cousue à petits points parfaits. Elle se rappelait sa mère, courbée sur son ouvrage, cousant chaque étoile patiemment, l'une après l'autre. Ce souvenir lui fit venir des larmes. Elle enfouit sa tête dans la chemise et pleura, avec un désespoir qu'elle n'avait jamais ressenti jusque‑là.

Elle sentit les bras de Rachel et ses mains blessées par les barbelés qui la tenaient fermement tout contre elle. Rachel dit: «C'est vrai pour ton petit frère? Il est vraiment dans le placard?» La fillette fit signe que oui. Rachel la serra encore un peu plus fort, lui caressa la tête. Où était sa mère à présent? Et son père? La fillette aurait aimé avoir des réponses. Où avaient‑ils été emmenés? Étaient‑ils ensemble? Allaient‑ils bien? S'ils voyaient leur fille pleurer derrière son buisson, sale, affamée, perdue… S'ils la voyaient à cet instant…

Elle se ressaisit et offrit à Rachel en même temps que ses cils pleins de larmes, son plus beau sourire. Sale, perdue, affamée, certes, mais pas effrayée. Elle essuya maladroitement ses larmes. Elle était trop grande à présent pour avoir peur. Elle n'était plus un bébé. Ses parents seraient fiers d'elle. C'était ce qu'elle souhaitait, qu'ils soient fiers de leur grande petite fille. Parce qu'elle avait réussi à s'échapper du camp. Parce qu'elle retournait à Paris sauver son frère. Oh oui, ils pouvaient être fiers parce qu'elle n'avait pas peur.

Elle s'acharna sur son étoile avec les dents, grignotant le travail de sa mère. Le morceau d'étoffe jaune finit par rendre les armes. Elle fixa un moment l'étoile qui venait de tomber de sa chemise. «JUIF» y était écrit en grosses lettres noires. Elle l'enroula dans la paume de sa main.

«N'est‑elle pas minuscule tout à coup? fit‑elle à Rachel.

– Qu'est‑ce qu'on va en faire? dit Rachel. Si nous les gardons dans nos poches et qu'on nous fouille, nous sommes fichues.»

Elles décidèrent de les enterrer au pied du buisson avec les vêtements qui leur avaient servi à s'échapper. La terre était fine et sèche. Rachel creusa un trou, déposa les étoiles et les vêtements à l'intérieur, puis recouvrit le tout de terre brune.

«Et voilà! dit‑elle, enthousiaste. J'ai enterré nos étoiles. Elles sont mortes. Mises en bière. Pour les siècles des siècles.»

La fillette rit avec son amie. Puis elle se sentit honteuse. Sa mère lui avait dit qu'il fallait être fière de cette étoile. Fière d'être juive.

Elle n'avait pas envie de penser à tout ça à présent. Les choses étaient différentes. Tout était différent. Mais il y avait des urgences. Il fallait qu'elles trouvent rapidement de l'eau, à manger et un abri. Puis, pour la fillette, vite rentrer à la maison. Comment? Elle ne le savait pas. Elle ne savait même pas où elles étaient. Mais elle avait de l'argent. Celui que le policier lui avait donné. Il ne s'était pas montré un si mauvais homme, après tout, ce policier. Cela pouvait laisser penser qu'il y aurait d'autres gens prêts à les aider. Des gens qui ne les détesteraient pas parce qu'elles étaient juives. Qui ne penseraient pas qu'elles étaient «différentes».

Elles n'étaient pas très loin du village. «Beaune‑la‑Rolande», lut Rachel à voix haute. Elles voyaient le panneau depuis leur buisson.

D'instinct, elles décidèrent de ne pas y mettre les pieds. Elles ne trouveraient pas d'aide là‑bas. Les villageois connaissaient l'existence du camp et pourtant, personne n'était venu à leur secours, sauf ces femmes, un jour. De plus, le village était trop près du camp. Elles pourraient y croiser quelqu'un qui les renverrait directement à leur cauchemar. Elles tournèrent le dos à Beaune‑la‑Rolande et reprirent leur route en restant dans les hautes herbes du bas‑côté. Si seulement elles avaient pu trouver à boire, pensait‑elle en se sentant défaillir.

Elles marchèrent longtemps, se cachant dès qu'elles entendaient du bruit, une voiture, un fermier ramenant ses vaches à l'étable. Marchaient‑elles dans la bonne direction? Se dirigeaient‑elles bien vers Paris? La fillette n'aurait su dire. Mais ce dont elle était sûre, c'était qu'elles s'éloignaient du camp. Elle regarda ses chaussures. De vraies ruines. Dire que c'était ses chaussures des grandes occasions, celles qu'elle portait pour les anniversaires, pour aller au cinéma ou chez des amis. Avec sa mère, elles étaient allées les acheter à République. Cela paraissait si loin. Comme s'il s'agissait d'une autre vie. Elles étaient trop petites maintenant et lui blessaient les orteils.

Tard dans l'après‑midi, elles atteignirent une forêt, longue et fraîche bande verdoyante au parfum doux et humide. Elles quittèrent la route, espérant trouver des fraises des bois ou des mûres. Après un moment, elles en avaient ramassé l'équivalent d'un plein panier. Rachel poussa un cri de plaisir. Puis elles s'assirent et mangèrent avec avidité. La fillette se souvenait du temps où elle allait ramasser des fruits avec son père, pendant ces vacances près de la rivière. Il y avait si longtemps.

Son estomac, qui avait perdu l'habitude d'une telle profusion, supporta mal ce repas. Elle se tenait le ventre, pliée de douleur, et vomit. Les fruits ressortirent, presque intacts. Sa bouche avait un goût amer. Elle dit à Rachel qu'il fallait absolument trouver de l'eau. Elle l'obligea à se lever et ensemble, elles s'enfoncèrent dans la forêt, dans ce monde mystérieux, émeraude, baigné de soleil. La fillette aperçut un chevreuil qui trottait parmi les fougères. Elle en eut le souffle coupé. En vrai rat des villes, elle n'était pas habituée à tant de nature.

Elles arrivèrent près d'un petit étang à l'eau limpide et fraîche. Elles y plongèrent les mains et la fillette but longtemps puis se rinça la bouche et se débarbouilla. Son visage était tout taché de mûres. Ensuite, elle plongea les jambes dans l'étang. Elle n'avait pas nagé depuis l'auberge près de la rivière et elle n'osa pas entrer dans l'eau en entier. Rachel l'incita cependant à la rejoindre. Alors la fillette se laissa aller, accrochée aux épaules de son amie qui la fit nager en la soutenant sous le menton et le ventre, comme son père le faisait. La sensation de l'eau contre sa peau était merveilleuse, apaisante, caressante comme du velours. Elle aspergea son crâne rasé où les cheveux commençaient à repousser en petit halo doré, mais dur comme la barbe naissante sur les joues de son père.

D'un coup, elle fut saisie d'un intense épuisement. Elle n'avait qu'une envie, s'allonger sur la mousse mœlleuse et s'endormir. Juste un petit moment. Faire une courte sieste. Rachel semblait d'accord. Elles pouvaient se reposer un peu. Elles étaient en sécurité ici. Elles se blottirent l'une contre l'autre, faisant monter, en se frottant contre le sol, le parfum frais de la mousse, si différent de celui de la paille nauséabonde des baraquements. La fillette s'assoupit rapidement. C'était un sommeil profond et apaisé, comme elle n'en avait pas connu depuis longtemps.

 

On nous avait donné notre table habituelle. Celle du coin, sur la droite en entrant, après le vieux zinc surmonté de miroirs teintés. La banquette de velours rouge formait un L. Je m'assis et regardai le ballet des serveurs dans leurs longs tabliers blancs. L'un d'eux me tendit un kir royal. Il y avait du monde. Bertrand m'avait invitée ici pour notre premier rendez‑vous. L'endroit n'avait pas changé depuis. Le même plafond bas, les murs crème, les globes à la lumière douce, le linge de table amidonné. La même cuisine du terroir corrézien et gascon, la cuisine préférée de Bertrand. Quand je l'avais rencontré, il habitait rue Malar, dans un appartement exigu, sous les toits, où je trouvais l'air irrespirable en été. En bonne Américaine élevée à l'air conditionné, je ne comprenais pas comment il arrivait à survivre dans une telle fournaise. Moi, je vivais rue Berthe avec les garçons, et ma petite chambre sombre mais fraîche me paraissait un paradis pendant les étés suffocants de Paris. Bertrand et ses sœurs avaient été élevés dans le 7e arrondissement, un quartier distingué et aristocratique, là où ses parents avaient vécu des années, dans la longue rue de l'Université, non loin du magasin d'antiquités de la rue du Bac.

Notre table. Là où Bertrand m'avait demandée en mariage. Là où je lui avais annoncé que j'étais enceinte de Zoë. Là où je lui avais dit que je savais pour Amélie.

Amélie.

Pas ce soir. Pas maintenant. Amélie, c'était de l'histoire ancienne. L'était‑ce vraiment? Je devais admettre que je n'en étais pas tout à fait sûre. Mais disons que je préférais ne pas savoir. Ne rien voir. Nous allions avoir un autre enfant. Amélie ne pouvait rien contre ça. J'eus un sourire amer. Je fermais les yeux. Ne tenais‑je pas là la typique attitude française: «fermer les yeux» sur les infidélités du mari? Je me demandais pourtant si j'en étais réellement capable.

Quand je découvris qu'il m'avait été infidèle pour la première fois, dix ans auparavant, j'avais eu avec lui une terrible engueulade. Nous étions précisément assis à cette table. C'était là que j'avais décidé de mettre les points sur les i. Il n'avait pas nié. Il était resté calme, tranquille, m'avait écoutée, les doigts croisés sous le menton. J'avais des preuves. Des reçus de Carte bleue. Hôtel de la Perle, rue des Canettes. Hôtel Lenox, rue Delambre. Le Relais Christine, rue Christine. J'avais sorti les reçus les uns après les autres.

Il ne s'était pas montré très prudent. Ni avec les reçus ni avec les effluves de parfum féminin accrochés à ses vêtements, à ses cheveux, à la ceinture de sécurité de son Audi – le premier indice qui m'avait mis la puce à l'oreille. L'Heure bleue. Le parfum le plus lourd, le plus puissant, le plus sirupeux de chez Guerlain. Je n'eus aucune difficulté à trouver à qui ce parfum appartenait. En fait, je la connaissais déjà. Bertrand me l'avait présentée juste après notre mariage.

Divorcée, trois enfants déjà adolescents, la quarantaine, des cheveux poivre et sel. L'image de la perfection made in Paris. Petite, mince, parfaitement habillée, avec toujours le bon sac à main et les bonnes chaussures, un super boulot, un grand appartement donnant sur le Trocadéro. À cela s'ajoutait un nom de famille magnifique qui sonnait comme un grand cru. Vieille souche aristocratique dont elle portait les armoiries à la main gauche.

Amélie. Sa petite amie du lycée Victor Duruy. Celle qu'il n'avait jamais perdue de vue. Celle qu'il avait continué de baiser, malgré le mariage, les enfants et les années. «Nous sommes juste des amis maintenant, avait‑il assuré. Juste des amis. De bons amis.»

Une fois dans la voiture, après le dîner, je m'étais transformée en lionne, prête à mordre et à griffer. Cela avait dû le flatter, finalement. Il avait promis, juré. Il n'y avait que moi, rien que moi. Elle, ce n'était pas important, juste une passade. Et pendant longtemps je l'avais cru.

Date: 2015-12-13; view: 346; Нарушение авторских прав; Помощь в написании работы --> СЮДА...



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