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Ïîëåçíîå:

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Êàòåãîðèè:

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III. La jeune fille au pair





 

 

«Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.»

 

Jean de La Fontaine (1621‑1695),

Le Coq et le Renard.

 

Au dernier étage d'un magasin luxueux de la rue de Passy, deux jeunes femmes déjeunaient légèrement d'une tourte Château‑Thierry et d'une salade Vaux‑le‑Vicomte. Le restaurant où elles se trouvaient dominait les toits gris de Passy, et possédait une atmosphère raffinée et feutrée qu'on eût dite d'outre‑Manche.

L'une d'elles était blonde, au teint pâle et délicat, aux yeux bleu clair; elle portait une veste autrichienne lapis‑lazuli, gansée de soie bistre, avec des boutons ronds et dorés qui rappelaient les boucles d'oreilles fixées sur ses lobes fins. Ses cheveux lisses, ramenés en arrière par un catogan de gros‑grain noir, dévoilaient un front enfantin, où quelques rides se voyaient à peine.

Ses doigts blancs semblaient trop fragiles pour arborer à l'annulaire gauche un diamant rond, et à l'auriculaire droit une lourde chevalière en or.

L'autre jeune femme portait une redingote en panne de velours pourpre sur un chemisier en shantung ivoire. Une croix d'or pendait d'un ruban de velours noir ajusté à son cou. Ses cheveux mordorés flottaient autour d'un visage expressif, un peu marqué, aux yeux noisette, aux pommettes hautes et aux lèvres fines et rouges. Sur ses mains carrées aux ongles courts, on ne voyait briller qu'une alliance.

Marguerite, la blonde, était attachée de presse pour une maison de prêt‑à‑porter. Marie, la brune, dirigeait la publicité d'un magazine hebdomadaire féminin. Elles n'étaient pas de grandes amies, mais déjeunaient ensemble une fois par mois pour leur travail et prenaient plaisir à se retrouver.

À une table voisine, une femme élégante et plus âgée s'installa. Elle leur adressa un sourire cordial, puis se plongea dans un dossier en attendant son invitée. Marguerite et Marie lui sourirent poliment en retour, penchées elles aussi sur des dossiers de presse.

– Vous avez vu? murmura Marie.

– Oui. Elle s'est fait lifter, répondit Marguerite à voix basse.

– C'est raté, je trouve.

– Monstrueux.

– Ne regardez pas maintenant, mais Marie‑Hélène vient d'arriver avec le même sac que vous.

Marguerite darda l'objet d'un prompt coup d'œil, puis retroussa un sourcil dédaigneux.

– C'est un faux. Ce coloris n'existe pas. Elle a dû le commander place du Palais‑Bourbon, chez celui qui fait d'assez bonnes imitations.

Marie remit de l'ordre dans les papiers.

– Où en étions‑nous?

– Je vous parlais du lancement du parfum.

– Bien. Voici ce que je vous propose.

Marguerite écoutait, distraite. Elle regardait par la fenêtre d'un air las.

Marie la dévisageait.

– Qu'avez‑vous?

Marguerite commanda les cafés, et joua avec une cuiller.

– Je suis épuisée.

– Vous avez l'air fatigué.

– Je le suis.

– Avez‑vous une surcharge de travail en ce moment?

– Pas plus que d'habitude.

Marie but son café. Marguerite ne toucha pas au sien.

Puis elle dit:

– Je ne sais pas si je dois vous le dire… Après tout, nous ne nous connaissons pas intimement…

– Parfois, c'est plus facile de parler à quelqu'un qu'on connaît moins bien.

– C'est vrai.

Silence.

– Si vous voulez, vous pouvez vous confier à moi.

Marguerite hésita.

– J'ai envie de vous en parler. J'aurais trop honte de raconter cela à mes meilleures amies.

– J'imagine que cela concerne votre mari?

– Oui, bien sûr.

Marguerite avait rougi. Elle baissa les yeux. Puis elle affronta le regard sombre de Marie.

– Promettez‑moi que vous n'en parlerez à personne.

– Ma chérie, je vous le jure sur la tête de ma fille.

Marguerite hésita de nouveau. Elle but son café, qui tiédissait, et regarda autour d'elle, étudiant ce brouhaha de déjeuners bourgeois, le va‑et‑vient des serveuses, le défilé incessant de femmes bien mises. Elle remarqua, pour la première fois, qu'il n'y avait pas d'hommes dans ce restaurant; c'était un gynécée ouaté, où l'on venait entre femmes pour parler d'hommes.

Marie, la voyant temporiser, s'approcha pour dire à voix basse:

– Votre mari a fait des bêtises?

Marguerite baissa son regard d'azur.

– Oui.

– Qu'a‑t‑il fait?

Marguerite la regarda enfin.

– Jean me trompe.

– Il vous trompe?

– Ne parlez pas si fort, on nous observe, fit Marguerite sèchement. Oui, Jean me trompe!

– Comment le savez‑vous?

Marguerite commanda un autre café.

– Je le sais.

– Avez‑vous trouvé des indices?

Marguerite ricana, dévoilant de minuscules incisives blanches.

– Je l'ai vu.

Marie se redressa.

– Vous l'avez vu en train de vous tromper?

– Oui.

– Ma chérie, quelle horreur!

Silence.

– C'était qui?

– La jeune fille au pair.

Silence, de nouveau.

– C'est horrible.

– Absolument horrible, répéta Marguerite.

– Vous en êtes sûre? Vous n'êtes pas en train de divaguer?

– Reste‑t‑il encore quelque chose à imaginer quand on surprend son mari au lit avec la jeune fille au pair?

– Quelle horreur, répéta Marie. Qu'allez‑vous faire, ma chérie?

Marguerite sourit encore.

– Ce que je vais faire? Vous voulez le savoir?

– Oui, mais ne faites pas d'idiotie, Marguerite. Moi, je serais capable de me tuer si mon mari me faisait cela.

– Non, je ne vais pas me tuer.

– Alors j'aurais une dépression.

– Non, je ne vais pas avoir une dépression.

– Alors je le quitterais.

– Je ne le quitterai pas non plus.

– À cause des enfants?

– Évidemment, à cause des enfants. J'ai une bien meilleure idée.

– Laquelle?

– Je vais le tromper, ma chère! Je lui raconterai mon aventure avec chaque détail scabreux. Il va se tordre de douleur, mordre la poussière. Il regrettera ce qu'il m'a fait pour la fin de ses jours. Ce sera ma suprême vengeance.

– Œil pour œil, dent pour dent?

– Parfaitement.

– Avec qui allez‑vous le tromper?

– Avec son meilleur ami, Pierre.

– Vous êtes folle! Votre mari va vous tuer. Marguerite rougit à nouveau, mais de rage cette fois.

– Folle? Mettez‑vous à ma place! Imaginez qu'en rentrant chez vous à l'improviste, en pensant à autre chose, à un sitting, aux collections ou à un mailing, vous allez dans votre chambre et vous découvrez une vision d'horreur. Votre mari au lit avec une Suédoise de dix‑huit ans.

Marie frissonna.

– Comment est‑elle, cette Suédoise?

Marguerite alluma une cigarette.

– Beaucoup trop séduisante. Blonde, un corps de rêve. Je n'aurais pas dû l'embaucher. Cependant, voyez‑vous, je croyais Jean au‑dessus de ce genre de chose. C'est un homme très occupé. Il est pris par la banque, le Dow Jones, le CAC 40, par ses week‑ends de chasse, ses parties de polo. Je suis abasourdie. Comme quoi les hommes sont des bêtes, au fond, vous ne trouvez pas?

– Absolument. Il vaut mieux recruter une vieille Philippine moche et grosse. Je n'aurais pas été tranquille, sachant mon mari seul à la maison avec une Sharon Stone bis. Il ne faut pas les tenter, ces messieurs! Surtout ceux qui ont la trentaine.

– Il paraît qu'à cinquante ans, soupira Marguerite, c'est encore pire, à cause du démon de midi. Il commence un peu tôt, le mien, avec son démon de huit heures du matin, vous ne trouvez pas?

Elle éteignit sa cigarette, puis demanda l'addition.

– Comment allez‑vous vous y prendre, avec son ami Pierre? questionna Marie.

– J'irai droit au but. Je lui demanderai de coucher avec moi.

– Et s'il refuse?

– Il ne refusera pas.

– Avez‑vous séduit beaucoup d'hommes depuis votre mariage?

Piquée, Marguerite haussa les épaules.

– Séduire un homme, cela ne s'oublie pas, ma chère. Même si l'on est mariée depuis dix ans.

– Avez‑vous parlé avec Jean?

Marguerite alluma une autre cigarette.

– Il ne sait pas que je sais. Je suis sortie de la pièce sans bruit. Ils ne m'ont pas vue.

– Ils dormaient?

– Non. Ils baisaient, ma chère. Il la prenait par‑derrière, comme une chienne.

– C'est épouvantable.

– Épouvantable. En pleine matinée, dans ma chambre. Dans mon lit.

– C'est ignoble. Comment avez‑vous pu dormir dans votre lit, ce soir‑là?

– Je n'ai pas pu.

– Où avez‑vous dormi, alors?

– Je vais dormir chez Pierre, ce soir. C'était ce matin. Regardez, j'ai mon baise‑en‑ville.

Elle montra un gros sac Kelly.

– Vous m'impressionnez, Marguerite.

– Vous feriez la même chose, à ma place.

– Je crois que je les aurais tués tous les deux.

– Je dois être plus calme que vous.

– Et plus machiavélique. Et si Pierre vous dit non?

– Un homme ne peut refuser une femme qui se donne à lui comme je vais le faire. Pierre ne résistera pas, même si je suis l'épouse de son meilleur ami. Au contraire, cela devrait l'exciter davantage.

– Et après?

Une moue.

– Après, on verra.

– Donc, vous n'aviez jamais trompé Jean?

– J'aurais dû. Je me sens si bête, si gourde! Si j'avais su…

Marie rit doucement.

– Moi, je l'ai fait.

– Vous avez trompé votre mari?

– Oui. Je venais d'avoir ma fille. Je me trouvais moche. C'était au Touquet, pendant l'été. Mon mari travaillait à Paris.

– Et alors?

– Et alors, il y avait un jeune homme, pas mal, un peu plouc, qui me tournait autour. J'accompagnais mes beaux‑parents sur le golf, et il me suivait. Finalement, j'ai dit oui, parce que je m'ennuyais. On a fait l'amour dans un rough, très vite.

– C'était bien?

– Non, pas génial. Après, je lui ai dit que mon mari allait revenir, qu'il fallait qu'il me laisse tranquille. Je n'ai même pas su son nom.

– Et depuis?

– Depuis, je suis fidèle. J'ai peur du sida.

– Ciel! s'exclama Marguerite, en laissant tomber sa cigarette.

– Quoi?

– Les capotes!

– Quoi, les capotes?

– Je n'ai pas de capotes!

– Et alors?

– Je ne peux pas coucher avec Pierre sans capotes, voyons!

– Pierre a‑t‑il une tête de contaminé?

– Non, il a une tête de banquier. Mais vous savez, ma chère, à notre époque, on ne peut pas prendre de risques.

– Croyez‑vous qu'il en a mis, des capotes, votre mari, avec la Suédoise?

– La Suède est un des pays où l'on en utilise le plus. Les Nordiques sont hypercapotés.

– Allez donc en acheter à la pharmacie. Comme cela vous aurez un paquet prêt dans votre baise‑en‑ville.

Marguerite se mordait les lèvres.

– Je suis embêtée.

– Par quoi?

– Cela me gêne d'en acheter.

– Je les achèterai pour vous, si vous voulez.

– Figurez‑vous que je n'ai aucune idée de comment cela se met. Je me suis mariée avant la psychose du sida. Je n'ai jamais mis un préservatif à un homme de ma vie.

– Votre Pierre saura, lui. D'habitude, ils l'enfilent eux‑mêmes. Cela se déroule comme une chaussette. Il ne faut pas se tromper de côté. C'est un coup de main.

– Tout cela fiche en l'air mon plan. Comment voulez‑vous que je le séduise si je dois lui enfiler cette chose?

– Il le fera lui‑même.

– Oui, mais qui parle de capote, lui ou moi? Comment cela se passe, maintenant? C'est la première fois que je me retrouve dans ce genre de situation. Et que faut‑il dire, exactement? «Avez‑vous pensé à mettre un bidule… un machin…» Quelle horreur! Cela me coupe mes effets.

– Moi, je ne dirais rien, et je la lui mettrais moi‑même.

– Et si je me trompe de côté? Et s'il perd ses moyens parce que je farfouille trop? C'est un cauchemar, cette histoire de capotes.

– Il y a des tailles et des genres différents.

– Non!

– Si. Il y a colossal, super‑colossal et extra‑super‑colossal.

– Cela signifie quoi?

– Que les hommes supportent mal l'idée d'entrer dans une pharmacie pour demander un paquet taille «moyenne». Puis il y a lubrifié, pas lubrifié, goût vanille, poire, banane, fraise, fluorescent, vert ou rose, à motif, ou sans, avec stimulateur ou sans, avec réservoir ou sans… Je continue?

– Où avez‑vous appris cela, Marie?

– À un moment, je ne supportais plus la pilule. Mon mari était bien obligé de faire attention. Voulez‑vous que nous allions en acheter? Je vous aiderai à choisir.

Marguerite poussa un soupir.

– Oh non, merci, ma chérie. Je crois que je vais tout simplement aller casser la figure à mon époux. C'est moins compliqué.

Elle changea le gros diamant de doigt, le mettant à l'annulaire de sa main droite. La bague s'entrechoqua avec l'épaisse chevalière. Elle ferma sa main et l'observa.

– Regardez mon joli poing américain. Cette bague de fiançailles va enfin servir à quelque chose, dit‑elle.

– Quoi donc?

– Si je vise bien, à faire sauter son bridge.

 

 

Date: 2015-12-13; view: 388; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ; Ïîìîùü â íàïèñàíèè ðàáîòû --> ÑÞÄÀ...



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