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PARIS, MAI 2002 16 page





 

8 septembre 1946.

Alain, mon fils chéri,

 

Quand Sarah est revenue la semaine dernière, après avoir passé l'été avec toi et Henriette, elle avait de bonnes joues roses… et un sourire. Jules et moi n'en revenions pas. C'était extraordinaire. Elle t'écrira elle‑même pour te remercier, mais je tenais à te dire dès maintenant comme je te suis reconnaissante pour ton aide et ton hospitalité. Nous sortons de quatre années bien sombres, comme tu le sais. Quatre longues années d'Occupation, de peur, de privation, pour nous et notre pays. Quatre années dont nous avons payé le prix, Jules et moi, mais surtout Sarah. Je crois qu'elle ne s'est jamais remise de ce qui s'est passé pendant l'été 1942, quand nous l'avons ramenée dans l'appartement de ses parents, dans le Marais. Ce jour‑là, quelque chose en elle s'est définitivement brisé. Effondré.

Ce fut une période bien difficile et ton soutien nous a été précieux. Cacher Sarah pour qu'elle échappe à l'ennemi, la mettre à l'abri jusqu'à l'Armistice fut un cauchemar permanent. Mais désormais, Sarah a une famille. Nous sommes devenus sa famille. Et tes fils, Gaspard et Nicolas, ses frères. C'est une Dufaure à présent. Elle porte notre nom.

Je sais cependant qu'elle n'oubliera jamais. Derrière le sourire et les joues roses, il reste quelque chose de dur en elle. Elle ne sera jamais une jeune fille de quatorze ans comme les autres. Elle est déjà une femme, une femme amère. Parfois, il me semble qu'elle est plus âgée que moi. Elle ne parle jamais de sa famille, de son frère. Mais je sais qu'ils sont toujours avec elle. Toujours. Elle va au cimetière chaque semaine, parfois plus souvent, se recueillir sur la tombe de son frère. Elle y va seule. Elle refuse que je l'accompagne. Parfois, je la suis; juste pour m'assurer que tout va bien. Elle s'assoit devant la petite tombe et reste sans bouger. Elle peut rester là des heures en serrant entre ses doigts la clef de cuivre qu'elle porte toujours sur elle. La clef du placard où son pauvre petit frère est mort. Quand elle rentre, son visage est fermé, froid. Elle a du mal à parler, à entrer en contact avec moi. J'essaie de lui donner tout mon amour. Elle est la fille que je n'ai jamais eue.

Elle ne parle jamais de Beaune‑la‑Rolande. Si, par hasard, nous passons près du village, elle devient toute pâle. Elle tourne la tête et ferme les yeux. Je me demande si un jour, le monde saura pour tout ça. Si tout ce qui s'est passé ici apparaîtra au grand jour. Ou si cela restera pour toujours un secret, enterré dans le passé, un passé si trouble.

Depuis que la guerre est terminée, Jules a souvent été au Lutetia, parfois avec Sarah, pour savoir qui rentrait des camps. En espérant, toujours en espérant. Nous espérions tous, de toutes nos forces. Mais désormais nous savons. Ses parents ne rentreront pas. Ils sont morts à Auschwitz pendant le terrible été 1942.

Je me demande souvent combien d'enfants comme elle ont traversé cet enfer et survécu, et doivent maintenant continuer à vivre, sans les êtres qu'ils aimaient. Tant de souffrance et tant de peine. Sarah a dû tout abandonner: sa famille, son nom, sa religion. Nous n'en parlons jamais, mais je sais à quel point le vide est profond, combien tout cela est cruel. Sarah parle souvent de quitter ce pays, de tout recommencer ailleurs, loin de ce qu'elle a connu et subi. Elle est trop petite, trop fragile pour quitter encore la ferme, mais un jour viendra Jules et moi devrons savoir la laisser partir.

Oui, la guerre est finie, enfin finie, mais pour ton père et moi, rien n'est plus pareil. Et plus rien ne sera jamais pareil. La paix a un goût amer. Et le futur est inquiétant. Les événements qui ont eu lieu ont changé la face du monde. Celle de la France aussi. Notre pays n'est pas encore remis de ces sombres années. Cela arrivera‑t‑il un jour? Ce n'est plus la France que j'ai connue lorsque j'étais enfant. C'est une autre France que je ne reconnais pas. Je suis vieille désormais et je sais que les jours me sont comptés. Mais Sarah, Gaspard et Nicolas sont encore jeunes. Ils vont vivre dans cette nouvelle France. J'ai de la peine pour eux car j'ai peur de ce qui adviendra.

Mon cher fils, je ne voulais pas t'écrire une lettre triste, hélas, j'ai bien peur qu'elle en ait pris la tournure et tu m'en vois désolée. Le jardin a besoin d'entretien, les poules attendent d'être nourries, alors je dois te laisser. Je te remercie encore pour tout ce que tu as fait pour Sarah. Que Dieu vous bénisse, toi et Henriette, pour votre générosité, votre fidélité, et qu'il bénisse vos enfants.

Ta mère qui t'aime,

Geneviève

 

 

Encore un appel. J'aurais dû éteindre mon portable. C'était Joshua. J'étais surprise. Il n'appelait jamais à une heure aussi tardive.

«Je viens de te voir aux infos, dit‑il d'une voix traînante. Belle comme une image. Un peu pâle, mais très glamour.

– Les infos? Quelles infos?

– J'ai allumé la télé pour regarder le vingt heures de TF1 et je suis tombé sur ma Julia, juste sous le Premier ministre.

– Oh! dis‑je, tu as vu la cérémonie du Vél d'Hiv.

– Bon discours, tu n'as pas trouvé?

– Oui, très bon.»

Il fit une pause. J'entendis le clic de son briquet. Il devait allumer une Marlboro Médium, celles qui ont un paquet argenté et qu'on ne trouve qu'aux États‑Unis. Qu'avait‑il donc à me demander? Il était habituellement plus brutal. Trop brutal.

«Que veux‑tu, Joshua? demandai‑je, méfiante.

– Rien, rien. J'appelais juste pour te dire que tu as fait du bon travail. Ton article sur le Vél d'Hiv fait du bruit. Je voulais que tu le saches. Les photos de Bamber sont aussi très réussies. Vous avez été une fine équipe.

– Oh, merci.»

Mais je le connaissais bien.

«Rien d'autre, tu es sûr? ajoutai‑je prudemment.

– Il y a un truc qui me chiffonne.

– Vas‑y, je t'écoute.

– Il manque quelque chose, à mon avis. Tu as eu les survivants, les témoins, le vieux type de Beaune, etc., tout ça, c'est très bien. Vraiment très bien. Mais tu as oublié deux, trois points. Les policiers. La police française.

– Et alors?» Il commençait à m'exaspérer. «Où veux‑tu en venir avec la police française?

– Ton article aurait été parfait si tu avais pu interviewer d'anciens flics ayant participé à la rafle. Si tu avais pu en retrouver quelques‑uns, juste pour avoir l'autre son de cloche. Même s'ils sont très vieux aujourd'hui. Qu'ont dit ces hommes à leurs enfants? Est‑ce que leurs familles sont au courant?»

Bien sûr, il avait raison. Ça ne m'était jamais venu à l'esprit. Mon exaspération se dissipa. Je ne trouvais rien à lui répondre. J'étais saisie.

«Julia, ne t'inquiète pas, tout va bien, dit Joshua en riant. Tu as fait du très bon travail. Peut‑être ces policiers n'auraient‑ils pas voulu te parler, de toute façon. Tu n'as pas dû trouver grand‑chose sur eux dans tes recherches, n'est‑ce pas?

– En effet, dis‑je. En y repensant, il n'y a même rien du tout, dans ce que j'ai lu, sur les sentiments de la police française dans cette affaire. Juste qu'ils faisaient leur travail.

– Leur travail, c'est ça», répéta Joshua. «Mais j'aurais bien aimé savoir comment ils avaient vécu avec ça. Comme j'aurais aimé avoir le témoignage de ceux qui ont conduit les trains de Drancy à Auschwitz. Savaient‑ils ce qu'ils transportaient? Croyaient‑ils vraiment qu'il s'agissait de bétail? Savaient‑ils où ils conduisaient ces gens et ce qui allait leur arriver? Et les conducteurs de bus? Ignoraient‑ils ce qu'ils faisaient?»

Encore une fois, il avait raison. Je restai sans voix. Une bonne journaliste aurait creusé dans ces directions, levé les tabous. La police française, la SNCF, les transports parisiens.

J'avais été complètement obsédée par les enfants du Vél d'Hiv. Par une enfant en particulier.

«Ça va, Julia?

– Ça ne peut pas aller mieux.»

Je mentais.

«Tu as besoin de repos, dit‑il, péremptoire. Il est temps que tu prennes l'avion pour rejoindre ta terre natale.

– C'est exactement ce à quoi je pensais.»

 

Le dernier appel de la soirée provenait de Nathalie Dufaure. Elle semblait folle d'enthousiasme. J'imaginais son petit minois illuminé d'excitation, ses yeux bruns tout brillants.

«Julia! J'ai regardé tous les papiers de Papy et je l'ai trouvée. J'ai trouvé la carte de Sarah!

– La carte de Sarah? répétai‑je, sans bien comprendre de quoi elle voulait parler.

– La carte postale qu'elle a envoyée pour annoncer qu'elle se mariait, son dernier courrier. Elle y donne le nom de son mari.»

Je saisis un stylo et cherchai un bout de papier, que je ne trouvai pas. Je pointai la bille sur ma main.

«Et le nom est…?

– Elle écrit qu'elle épouse un certain Richard J. Rainsferd.» Elle m'épela le nom. «La carte est datée du 15 mars 1955. Pas d'adresse. Rien à part ce que je viens de vous dire.

– Richard J. Rainsferd», répétai‑je en inscrivant le nom en capitales sur ma peau.

Je remerciai Nathalie en promettant de la tenir au courant si j'en apprenais davantage, puis j'appelai Charla à Manhattan. Je tombai sur son assistante, Tina, qui me laissa en attente pendant un moment. Puis j'entendis la voix de ma sœur.

«Encore toi, choupette?»

J'allai droit au but.

«Comment peut‑on retrouver quelqu'un au États‑Unis?

– Dans l'annuaire.

– C'est si facile?

– Il y a d'autres moyens, dit‑elle, d'un air mystérieux.

– Pour quelqu'un qui aurait disparu en 1955?

– Tu as un numéro de Sécurité sociale, une plaque d'immatriculation ou une adresse?

– Rien du tout.»

Elle siffla entre ses dents.

«Ça va être coton. Peut‑être même impossible. Je vais quand même essayer. J'ai des copains qui peuvent m'aider. Donne‑moi le nom.»

À ce moment‑là, j'entendis la porte d'entrée se refermer en claquant et le bruit de clefs jetées sur la table.

Mon mari, de retour de Bruxelles.

«Je te rappelle», murmurai‑je à ma sœur avant de raccrocher.

 

Bertrand entra dans le salon. Il était pâle et tendu, il avait les traits tirés. Il s'approcha et me prit dans ses bras. Je sentis son menton se poser sur le haut de mon crâne.

Je devais lui parler sans attendre.

«Je ne l'ai pas fait.»

Il ne bougea pas d'un cil.

«Je sais, répondit‑il. Le docteur m'a appelé.»

Je m'écartai.

«Je n'ai pas pu, Bertrand.»

Il eut un étrange sourire désespéré. Il se dirigea vers la fenêtre où, sur un plateau, se trouvaient les alcools et les digestifs. Il se servit un cognac et l'avala d'un trait en basculant la tête vers l'arrière. Je trouvai le geste laid, cependant il m'émut.

«Et alors, qu'est‑ce qu'on fait maintenant?» dit‑il en reposant brutalement son verre.

Je tentai un sourire, mais le cœur n'y était pas. Bertrand s'assit sur le canapé, dénoua sa cravate et ouvrit les deux premiers boutons de sa chemise.

«Je ne peux me faire à l'idée d'avoir un enfant, Julia. Je t'avais prévenue. Tu n'as pas voulu m'entendre.»

Quelque chose dans sa voix m'incita à l'observer plus attentivement. Il avait l'air vulnérable, diminué.

Pendant un quart de seconde, je vis le visage las d'Édouard Tézac, l'expression qu'il avait eue dans la voiture quand il m'avait raconté que Sarah était revenue.

«Je ne peux pas t'empêcher d'avoir cet enfant. Mais je veux que tu saches que je ne peux pas assumer ta décision. Cet enfant va me tuer.»

Je voulais lui montrer un peu de compassion, il avait l'air si perdu, mais le ressentiment m'envahit.

«Te tuer?» répétai‑je.

Bertrand se leva pour se servir un autre verre. Je détournai le regard: Je ne voulais pas le voir l'avaler.

«Tu n'as jamais entendu parler de la crise de la cinquantaine, mon amour? Vous autres Américains adorez cette expression, midlife crisis. Tu étais tout entière dans ton boulot, avec tes amis, ta fille et tu n'as même pas remarqué ce que je traversais. À la vérité, tu t'en fous. N'ai‑je pas raison?»

Je le fixai, interloquée.

Il s'allongea lentement sur le canapé, les yeux tournés vers le plafond. Oui, ses mouvements étaient lents et précautionneux. Je ne l'avais jamais vu ainsi. La peau de son visage semblait ratatinée. Soudain, c'est un mari vieillissant que j'avais devant moi. Envolé le jeune Bertrand. Il avait pourtant toujours été insolemment jeune, dynamique, plein d'énergie. Le genre à ne pas pouvoir rester en place, toujours prêt à l'action, plein d'entrain, rapide, impatient. L'homme que je voyais était le fantôme de cet ancien lui‑même. Quand avait eu lieu la métamorphose? Comment avais‑je pu ne pas m'en rendre compte? Bertrand et son rire inouï. Ses blagues. Son audace. C'est votre mari? murmuraient les gens, intimidés et admiratifs. Le Bertrand des dîners en ville, qui monopolisait les conversations sans que personne ne trouve à redire. Il était tellement fascinant. La façon qu'il avait de vous regarder, l'éclat puissant de ses yeux bleus et ce sourire en coin, diabolique…

Ce soir, il n'y avait rien de solide, rien de ferme en lui. On aurait dit qu'il avait lâché prise. Il était vautré là, mollement. Ses yeux étaient mélancoliques, ses paupières tombaient.

«Tu n'as jamais vu que je traversais une période difficile. Non, tu n'as rien vu.»

Sa voix était plate et monotone. Je m'assis à côté de lui et lui caressai la main. Difficile d'admettre que je n'avais rien remarqué. Comment lui avouer à quel point je me sentais coupable?

«Pourquoi ne m'as‑tu rien dit, Bertrand?»

Les commissures de ses lèvres s'affaissèrent.

«J'ai essayé. Ça n'a pas marché.

– Pourquoi?»

Son visage se durcit. Il laissa échapper un petit rire sec.

«Tu ne m'écoutes pas, Julia.»

Je savais qu'il avait raison. Je me souvenais de cette nuit affreuse, quand sa voix s'était brisée. Quand il m'avait fait part de sa plus grande peur, vieillir. Quand j'avais compris qu'il était fragile. Bien plus fragile que ce que j'imaginais. Je m'étais détournée. Ses révélations me dérangeaient. Cela m'avait mise mal à l'aise. Il s'en était rendu compte. Mais il n'avait pas osé me dire à quel point ma réaction lui avait fait mal.

Je restai assise près de lui sans rien dire, en lui tenant la main. L'ironie de la situation me frappa.

Un mari déprimé. Un mariage en déroute. Un bébé à venir.

«Et si on sortait manger un bout au Select ou à la Rotonde? dis‑je doucement. On pourra discuter.»

Il se souleva du canapé.

«Une autre fois, peut‑être. Je suis crevé.»

Je m'aperçus qu'il s'était souvent plaint d'être fatigué ces derniers mois. Trop fatigué pour aller au cinéma, pour aller courir au Luxembourg, trop fatigué pour emmener Zoë à Versailles le dimanche après‑midi. Trop fatigué pour faire l'amour. Faire l'amour… C'était quand la dernière fois? Certainement depuis des semaines. Je le regardai traverser la pièce d'un pas lourd. Il avait grossi. Ça non plus, je ne l'avais pas remarqué. Bertrand faisait si attention à son apparence. Tu étais tout entière dans ton boulot, avec tes amis, ta fille et tu n'as même pas remarqué ce que je traversais. Tu ne m'écoutes pas, Julia. Un sentiment de honte m'envahit brutalement. Étais‑je, à ce point, incapable de faire face à la vérité? Bertrand n'avait plus fait partie de ma vie ces dernières semaines, même si nous partagions le même lit et vivions sous le même toit. Je ne lui avais rien dit de Sarah Starzynski. Ni de ce qui avait changé entre Édouard et moi. N'avais‑je pas écarté Bertrand de tout ce qui était important pour moi? Je l'avais exclu de ma vie, et je portais son enfant. Quelle ironie!

Je l'entendis ouvrir le frigo et sortir quelque chose d'un papier aluminium. Il réapparut dans le salon avec une cuisse de poulet dans une main et l'alu dans l'autre.

«Juste une chose, Julia.

– Oui?

– Quand je t'ai dit que je ne me sentais pas prêt à avoir cet enfant, je le pensais. Tu as fait ton choix. Maintenant, voilà ma décision. J'ai besoin de temps à moi. J'ai besoin d'être seul. Toi et Zoë, vous vous installerez rue de Saintonge après l'été et moi, je trouverai quelque chose pas trop loin. Puis nous verrons comment les choses se passent. Peut‑être que je me ferai à cette grossesse. Si ce n'est pas le cas, nous divorcerons.»

Ce qu'il me disait ne m'étonnait pas. Je m'y attendais depuis longtemps. Je me levai, rajustai ma robe, puis dis calmement:

«La seule chose qui compte maintenant, c'est Zoë. Quoi qu'il arrive, il faut que nous lui parlions, toi et moi. Il faut la préparer à tout ça. Nous devons faire les choses correctement.»

Il reposa la cuisse de poulet dans l'aluminium. «Pourquoi es‑tu si dure, Julia?» Il n'y avait pas de sarcasme dans sa voix, juste de l'amertume. «On dirait ta sœur.»

Je ne répondis pas et quittai le salon. J'allai dans la salle de bains et ouvris les robinets. Une pensée me frappa. N'avais‑je pas déjà fait mon choix? Choisi le bébé contre Bertrand? Je n'avais pas été atteinte par son point de vue, ses peurs les plus intimes. Je n'avais pas redouté son départ, provisoire ou définitif. Bertrand ne disparaîtrait pas, de toute façon. Il était le père de ma fille et de l'enfant qui était encore dans mon ventre. Il ne sortirait jamais entièrement de ma vie.

Mais en me regardant dans le miroir, tandis que la vapeur emplissait peu à peu la pièce, faisant disparaître mon reflet dans le miroir, je sentis que tout avait changé de façon radicale. Aimais‑je toujours Bertrand? Avais‑je toujours besoin de lui? Comment pouvais‑je désirer son enfant et plus le désirer lui?

J'avais envie de pleurer, mais les larmes ne vinrent pas.

 

J'étais toujours dans mon bain quand il entra. Il tenait à la main le dossier «Sarah» que j'avais laissé dans mon sac.

«C'est quoi ça?» dit‑il en brandissant la pochette rouge.

Surprise, j'eus un mouvement brusque qui fit déborder l'eau. Il était si troublé qu'il rougissait. Il s'assit sur le couvercle des toilettes. À tout autre moment, j'aurais ri du ridicule de sa position.

«Laisse‑moi t'expliquer…»

Il leva la main.

«C'est plus fort que toi, hein? Tu ne peux pas t'empêcher de remuer le passé.»

Il parcourut le dossier, les lettres de Jules Dufaure à André Tézac et examina les photos de Sarah.

«Où as‑tu eu tout ça? Qui te l'a donné?

– Ton père», dis‑je tranquillement.

Il me regarda, interloqué.

«Qu'est‑ce que mon père a à voir là‑dedans?»

Je sortis de l'eau, attrapai une serviette et me séchai en lui tournant le dos. Je ne voulais pas qu'il me voie nue.

«C'est une longue histoire, Bertrand.

– Pourquoi ne laisses‑tu pas le passé là où il est? C'était il y a soixante ans! C'est fini, oublié.»

Je me tournai vers lui.

«Non, ce n'est pas le cas. Il y a soixante ans, quelque chose s'est passé dans ta famille. Quelque chose que tu ignores. Toi et tes sœurs ne savez rien. Mamé non plus.»

Il m'écoutait la bouche ouverte, complètement sonné.

«Que s'est‑il passé? Tu dois me le dire!»

Je lui pris le dossier et le serrai contre moi.

«Et toi, dis‑moi pourquoi tu fouillais dans mon sac!»

Nous étions comme deux gamins qui se chamaillent à la récréation. Il leva les yeux au ciel.

«J'ai vu le dossier et je me suis demandé ce que c'était. Voilà tout.

– J'ai souvent des dossiers dans mon sac. Tu n'as jamais été curieux avant.

– Ce n'est pas la question. Dis‑moi de quoi il s'agit. Tout de suite!»

Je fis non de la tête.

«Tu n'as qu'à appeler ton père. Dis‑lui que tu es tombé «par hasard» sur le dossier et demande‑lui de t'expliquer.

– Tu ne me fais pas confiance, c'est ça?»

Son visage s'effondra et j'eus soudain pitié de lui.

Il avait l'air blessé et incrédule.

«Ton père m'a demandé de ne rien te dire», dis‑je d'une voix douce.

Bertrand se leva lourdement et tendit le bras pour attraper la poignée de la porte. Il était abattu, effondré.

Il fit un pas en arrière pour me caresser la joue. Ses doigts étaient chauds sur mon visage.

«Julia, que nous est‑il arrivé? Où en sommes‑nous?»

Puis il sortit.

Je fondis en larmes sans chercher à me retenir. Il m'entendit sangloter, mais ne revint pas vers moi.

 

Pendant l'été 2002, sachant que Sarah avait quitté Paris pour New York cinquante ans auparavant, je me sentis attirée de l'autre côté de l'Atlantique comme un bout de métal par un aimant puissant. Je n'y tenais plus. J'étais impatiente de revoir Zoë comme de partir à la recherche de Richard J. Rainsferd. Je n'avais qu'une hâte. Embarquer dans cet avion.

Bertrand avait‑il appelé son père pour savoir ce qui s'était passé dans l'appartement de la rue de Saintonge pendant la guerre? Il n'en avait pas reparlé, était resté cordial, mais distant. Je sentais que lui aussi avait hâte que je parte. Pour faire le point? Pour voir Amélie? Je l'ignorais. Cela m'était égal. C'était ce que je me disais en tout cas.

Quelques heures avant mon départ pour New York, j'appelai mon beau‑père pour lui dire au revoir. Il ne fit pas mention d'une quelconque conversation avec Bertrand, et je ne lui posai pas la question.

«Pourquoi Sarah a‑t‑elle arrêté d'écrire aux Dufaure? me demanda Édouard. Que croyez‑vous qu'il s'est passé, Julia?

– Je l'ignore, Édouard. Mais je vais faire de mon mieux pour le savoir.»

Ces zones d'ombre me hantaient jour et nuit. En embarquant, quelques heures plus tard, je me posais toujours la même question.

Sarah Starzynski était‑elle vivante?

 

Ma sœur et ses beaux cheveux châtains, ses fossettes, ses magnifiques yeux bleus, sa silhouette athlétique, solide, si semblable à celle de notre mère. Les sœurs Jarmond. Dépassant d'une tête toutes les femmes de la famille Tézac. Qui avaient de grands sourires ennuyés, hypocrites, envieux. Pourquoi êtes‑vous si grandes, vous, les Américaines? C'est à cause de votre alimentation, des vitamines, des hormones? Charla était encore plus grande que moi. Et ses grossesses n'avaient en rien alourdi sa ligne.

À l'instant où elle me vit à l'aéroport, Charla sut que quelque chose me préoccupait, qui n'avait rien à voir avec le bébé que j'avais décidé de garder ou avec mes problèmes de couple. En arrivant en ville, son téléphone se mit à sonner sans arrêt. Son assistante, son patron, ses clients, ses enfants, la babysitter, Ben, son ex‑mari de Long Island, Barry, le nouveau, d'Atlanta où il était en voyage d'affaires… Des appels incessants. J'étais si contente de la voir que cela m'était égal. Le seul fait d'être près d'elle, de sentir nos épaules se toucher, me rendait heureuse.

Une fois dans l'impeccable cuisine chromée de sa maison de briques de la 81e Rue Est et après qu'elle se fut servi du vin blanc et qu'elle m'eut donné du jus de pommes (grossesse oblige!), je déballai toute l'histoire. Charla ne savait presque rien de la France. Elle ne parlait pas français, ou à peine. La seule autre langue qu'elle parlait couramment était l'espagnol. L'Occupation, ça ne lui disait pas grand‑chose. Elle m'écoutait sans broncher lui expliquer la rafle, les camps, les trains pour la Pologne, Paris en juillet 1942, la rue de Saintonge, l'appartement, Sarah, Michel.

J'observais son beau visage pâlir d'horreur. Elle n'avait pas touché son verre. Elle portait sans arrêt ses mains à sa bouche, secouait la tête. Je lui racontai tout, jusqu'à la carte postale de Sarah, la dernière, celle de 1955, postée de New York.

Elle me dit alors, en prenant une petite gorgée de vin:

«Oh, mon Dieu! Tu es venue ici pour elle, c'est ça?»

Je fis oui de la tête.

«Par où diable vas‑tu commencer?

– Le nom dont je voulais te parler, tu te souviens? Richard J. Rainsferd. C'est le nom de son mari.

– Rainsferd?»

Je le lui épelai.

Charla se leva d'un bond et prit le téléphone.

«Que fais‑tu?» dis‑je.

Elle leva la main pour me faire taire.

«Bonjour. Je cherche un certain Richard J. Rainsferd. Dans l'État de New York. C'est cela. R.A.I.N.S.F.E.R.D. Personne de ce nom? OK, vous pouvez vérifier dans le New Jersey, s'il vous plaît?… Rien… Dans le Connecticut?… Génial. Oui, merci. Une minute, je vous prie.»

Elle inscrivit quelque chose sur un bout de papier. Puis elle me le tendit, ravie et triomphale.

«On le tient!»

Incrédule, je lus le numéro et l'adresse.

Mr et Mrs J. Rainsferd. 2299 Shepaug Drive. Roxbury Connecticut.

«Ça ne peut pas être eux, murmurai‑je. Ce serait trop facile.

– Roxbury, dit Charla avec un sourire amusé, n'est‑ce pas dans le comté de Litchfïeld? J'avais un petit copain dans ce coin. Tu étais déjà partie. Greg Tanner. Très mignon. Son père était docteur. Joli endroit, Roxbury. À environ cent quatre‑vingts kilomètres de Manhattan.»

Date: 2015-12-13; view: 347; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ; Ïîìîùü â íàïèñàíèè ðàáîòû --> ÑÞÄÀ...



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