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PARIS, MAI 2002 12 page





Il n'y avait pas eu de dernière fois avec son père. Pas de dernière image à laquelle s'accrocher, dont se souvenir. Alors, elle tentait de rappeler son visage, de le ramener à elle, ce visage fin à la peau sombre et aux yeux hagards, où les dents paraissaient si blanches. Elle avait toujours entendu dire qu'elle ressemblait à sa mère, comme Michel. Ils avaient hérité de son côté slave, cheveux blonds, pommettes hautes et regard en amande. Son père se plaignait que pas un de ses enfants ne lui ressemblât. La fillette repoussa en pensée l'image du sourire de son père.

C'était trop douloureux. Si profondément douloureux.

Demain, elle irait à Paris. Il le fallait. Elle devait savoir ce qui était arrivé à son petit frère. Peut‑être était‑il à l'abri, comme elle à cet instant. Peut‑être des gens bons et généreux avaient‑ils ouvert la porte de la cachette pour le libérer. Mais qui? Qui avait bien pu l'aider? Elle n'avait jamais eu confiance en Mme Royer, la concierge. Regard faux et sourire hypocrite. Non, il ne pouvait s'agir de la concierge. Le professeur de violon, peut‑être? Celui qui s'était écrié ce jeudi tragique: «Pourquoi les emmenez‑vous? Ce sont de braves gens, vous ne pouvez pas faire ça!» Oui, peut‑être avait‑il pu sauver Michel et Michel était‑il à l'abri dans la maison de cet homme qui lui jouait de vieux airs polonais sur son violon. Le rire de Michel, ses petites joues roses. Michel qui tapait des mains et dansait en tournoyant. Peut‑être que Michel l'attendait, qu'il demandait chaque jour au professeur de violon si Sirka rentrerait aujourd'hui, quand elle rentrerait… «Elle a promis qu'elle reviendrait me chercher, promis‑juré!»

Quand, à l'aube, le chant du coq la réveilla, son oreiller était trempé de larmes. Elle s'habilla rapidement, se glissant dans les vêtements que Geneviève avait préparés pour elle. De solides habits de garçon, bien propres et passés de mode. Elle se demanda à qui ils avaient appartenu. À ce Nicolas Dufaure qui avait péniblement écrit son nom sur tous ces livres? Elle mit la clef et l'argent dans une de ses poches.

En bas, la grande cuisine où il faisait un peu frais était encore vide. Il était tôt. Le chat dormait en boule sur une chaise. Elle grignota un bout de pain et but du lait en tripotant sans cesse l'argent et la clef, comme pour s'assurer qu'ils étaient bien là.

C'était un matin chaud et gris. Il y aurait de l'orage ce soir. De ces gros orages effrayants qui faisaient si peur à Michel. Elle se demanda comment elle irait jusqu'à la gare. Est‑ce qu'Orléans était loin? Elle n'en avait pas la moindre idée. Comment allait‑elle s'y prendre? Comment saurait‑elle quelle route était la bonne? Elle se répétait que si elle avait pu tenir jusque‑là, ce n'était sûrement pas le moment de baisser les bras. Elle trouverait, elle n'avait pas le choix. Mais elle ne pouvait pas partir avant de dire au revoir à Jules et Geneviève. Alors, elle attendit en jetant des miettes de pain aux poules et aux poussins devant la porte.

Geneviève descendit une demi‑heure plus tard. Son visage était encore marqué par les événements de la veille. Jules la suivit de quelques minutes. Il déposa un baiser sur la coupe en brosse de Sarah. La fillette les regarda préparer le petit déjeuner avec des gestes lents et précis. Elle avait tant de tendresse pour eux. Plus que ça, même. Comment leur annoncer qu'elle partirait aujourd'hui? Ils en auraient le cœur brisé, elle en était sûre. Mais elle n'avait pas le choix. Elle devait rentrer à Paris.

Elle attendit qu'ils aient fini de prendre le petit déjeuner et tandis qu'ils débarrassaient, elle leur dit que c'était pour aujourd'hui.

«Oh, mais tu ne peux pas faire ça», s'étrangla la vieille femme en manquant de lâcher la tasse qu'elle essuyait. «Il y a des contrôles sur la route et les trains sont surveillés. Tu n'as même pas de papiers. On t'arrêtera et on te renverra au camp.

– J'ai de l'argent, dit Sarah.

– Ça n'empêchera pas les Allemands de…»

Jules interrompit sa femme d'un geste de la main

Il tenta de convaincre Sarah de rester encore un peu Il lui parla calmement mais fermement, comme le faisait son père. Elle écouta, en hochant la tête distraitement. Elle devait leur faire comprendre. Comment leur expliquer que rentrer était une nécessité absolue? Et comment le faire en restant aussi calme et déterminée que Jules?

Les mots se bousculèrent de façon désordonnée. Elle en avait assez de jouer les adultes. Elle trépigna comme une enfant capricieuse.

«Si vous essayez de m'en empêcher… dit‑elle d'une voix presque menaçante, si vous essayez de me retenir ici, je me sauverai.»

Elle se leva et se dirigea vers la porte. Ils n'avaient pas bougé, les yeux fixés sur elle, pétrifiés.

«Attends! dit Jules à la dernière minute. Attends un instant.

– Non. Je ne peux plus attendre! Je vais à la gare, dit Sarah, la main sur la poignée.

– Tu ne sais même pas où c'est, dit Jules.

– Je trouverai. Je me débrouillerai.»

Elle poussa la porte.

«Au revoir, dit‑elle au vieux couple. Au revoir et merci.»

Elle se retourna et marcha vers la clôture. Finalement, cela avait été simple. Facile. Mais une fois qu'elle eut dépassé la grille, après s'être penchée pour caresser la tête du chien, elle prit soudain conscience de ce qu'elle venait de faire. Elle était toute seule à présent. Toute seule. Elle entendit le cri atroce de Rachel, les pas lourds et cadencés, le rire glaçant du lieutenant. Son courage l'abandonnait.

Malgré elle, elle tourna une dernière fois la tête vers la maison.

Jules et Geneviève la regardaient partir derrière la fenêtre, figés. Quand ils se décidèrent à bouger, ce fut au même instant. Jules saisit sa casquette et Geneviève son porte‑monnaie. Ils coururent au‑dehors, fermèrent la porte à clef. Ils la rattrapèrent et Jules posa la main sur son épaule.

«Je vous en prie, n'essayez pas de m'arrêter», marmonna Sarah en rougissant. Elle était tout à la fois heureuse et ennuyée qu'ils l'aient suivie.

«Pas du tout! sourit Jules. C'est tout le contraire, petite fille têtue. On vient avec toi.»

 

 

Nous avons pris le chemin du cimetière sous un soleil de plomb. Je fus saisie d'une soudaine nausée et dus m'arrêter pour respirer un bon coup. Bamber était inquiet. Je le rassurai en lui disant que c'était juste le manque de sommeil. Une fois encore, il avait l'air dubitatif, mais ne fit aucun commentaire.

Le cimetière était petit, mais il nous fallut cependant du temps pour trouver ce que nous cherchions. Nous allions abandonner quand Bamber remarqua des cailloux sur une des tombes. C'était une coutume juive. En nous approchant de la stèle blanche et plate, nous lûmes:

 

Les anciens déportés juifs élevèrent ce monument dix ans après leur internement pour perpétuer le souvenir de leurs martyrs, victimes de la barbarie hitlérienne. Mai 1941‑mai 1951.

 

«La barbarie hitlérienne! remarqua sèchement Bamber. Comme si les Français n'avaient rien eu à voir dans tout cela.»

Il y avait plusieurs noms et dates inscrits sur la tranche de la pierre funéraire. Je me penchai pour déchiffrer. D'après les dates, il s'agissait d'enfants. D'à peine deux ou trois ans. Des enfants morts dans le camp, en juillet et août 1942. Des enfants du Vél d'Hiv.

Je n'avais jamais douté de la réalité de ce que j'avais lu sur les rafles. Et pourtant, en ce beau jour de printemps, penchée sur cette pierre tombale, je fus frappée. Frappée par la réalité de tout cela.

Et je sus, au même instant que je n'aurais pas de repos, que je ne serais pas en paix tant que je n'aurais pas trouvé ce qu'il était advenu de Sarah Starzynski. Et ce que les Tézac étaient si réticents à me dévoiler.

En retournant au centre‑ville, nous rencontrâmes un vieil homme qui traînait le pas et portait un panier de légumes. Il devait avoir dans les quatre‑vingts ans. Son visage était rond et rougeaud, ses cheveux tout blancs. Je lui demandai s'il pouvait nous dire où se trouvait l'ancien camp. Il nous regarda d'un air soupçonneux.

«Le camp? demanda‑t‑il. Vous voulez savoir où se trouvait le camp?»

Nous acquiesçâmes.

«Personne ne demande jamais pour le camp», marmonna‑t‑il en tripotant les poireaux qui dépassaient de son panier. Il cherchait à éviter notre regard.

«Vous savez où c'est?» insistai‑je.

Il se mit à tousser.

«Bien sûr que je sais. J'ai toujours vécu ici. Quand j'étais enfant, je ne savais pas ce que c'était. Personne n'en parlait. On faisait comme s'il n'existait pas. On savait que ça avait à voir avec les Juifs, mais on n'osait pas poser de questions. On avait trop peur. Alors on s'occupait de nos affaires.

– Vous vous souvenez de quelque chose de particulier à propos de ce camp? demandai‑je.

– J'avais une quinzaine d'années, dit‑il. Je me souviens de l'été 42, des foules de Juifs qui arrivaient de la gare et marchaient sur cette route, juste là.» Il pointa un doigt crochu vers la large chaussée où nous nous tenions. «Avenue de la Gare. Des hordes de Juifs. Un jour, on a entendu un grand bruit. Un bruit affreux. Pourtant, mes parents habitaient loin du camp. Mais on a tout de même entendu. Un grondement qui a envahi la ville. Ça a duré toute la journée. J'ai entendu mes parents parler aux voisins. Ils disaient que les mères et les enfants avaient été séparés. Pour quelle raison? On ne savait pas. J'ai vu un groupe de femmes juives marcher jusqu'à la gare. Non, en fait, elles ne marchaient pas. Elles tenaient à peine sur leurs jambes, elles pleuraient et la police les faisait avancer de force.»

Ses yeux se perdaient sur la route. Il se souvenait. Puis il ramassa son panier en grognant.

«Un beau jour, dit‑il, il n'y eut plus personne dans le camp. Je me suis dit que les Juifs étaient partis. Où? Je ne savais pas. Puis cela a cessé de me préoccuper. Personne n'y pensa plus. Ce n'est pas quelque chose dont on parle. On ne tient pas à faire remonter les souvenirs. Certaines personnes qui habitent ici ignorent tout de cette histoire.»

Il reprit sa route. Je pris mon carnet pour noter ce que je venais d'entendre. J'avais encore des haut‑le‑cœur. Mais cette fois, je n'étais pas sûre que ma grossesse en soit la cause. Peut‑être était‑ce plutôt ce que j'avais vu dans le regard de cet homme, l'indifférence et le mépris.

Nous remontâmes en voiture la rue Roland et nous nous garâmes devant le lycée. Bamber me fit remarquer que la rue s'appelait «rue des Déportés». J'en fus soulagée. J'aurais mal supporté une «rue de la République».

Le lycée technique était un triste bâtiment moderne, que surplombait un vieux château d'eau. Difficile d'imaginer que le camp se trouvait là, sous cette masse de ciment et ces parkings. Des élèves fumaient devant l'entrée. C'était la pause déjeuner. Dans un carré de pelouse mal entretenu qui se trouvait devant le lycée, nous vîmes d'étranges sculptures incurvées où étaient gravés des dessins. Sur l'une de ces sculptures était inscrit: «Ils doivent agir les uns avec les autres dans un esprit de fraternité.» C'était tout. Bamber et moi échangeâmes un regard perplexe.

Je demandai à un des élèves si les sculptures avaient quelque chose à voir avec le camp. «Quel camp?» me demanda‑t‑il. Sa camarade gloussa comme une idiote. Je lui expliquai de quoi il s'agissait. Cela le refroidit quelque peu. La fille intervint alors pour me dire qu'il y avait une sorte de plaque, un peu plus bas sur la route qui ramenait au village. Nous l'avions ratée en montant jusqu'ici. Je demandai à la jeune fille s'il s'agissait d'une plaque commémorative. Elle le croyait, mais n'en était pas sûre.

Le monument était en marbre noir, avec une inscription usée en lettres d'or. Il avait été érigé en 1965 par le maire de Beaune‑la‑Rolande. Une étoile de David dorée se détachait en son sommet. Il y avait des noms. Une liste interminable de noms. Les deux patronymes qui m'étaient devenus si douloureusement familiers étaient là: «Starzynski, Wladyslaw. Starzynski, Rywka.»

À la base du monument se trouvait une petite urne carrée. «Ici sont déposées les cendres de nos martyrs d'Auschwitz‑Birkenau.» Un peu plus haut, sous la liste des noms, je lus une autre inscription: «À la mémoire des 3 500 enfants juifs arrachés à leurs parents, internés à Beaune‑la‑Rolande et Pithiviers, déportés et exterminés à Auschwitz». Bamber lut alors à voix haute avec son accent britannique distingué: «Victimes des nazis, inhumées au cimetière de Beaune‑la‑Rolande.» Suivait la même liste de noms sur la tombe du cimetière. Celle des enfants du Vél d'Hiv morts dans le camp.

«Victimes des nazis, encore une fois», marmonna Bamber. «On dirait qu'on a affaire, ici, à un cas pathologique d'amnésie.»

Nous restâmes tous les deux devant le monument, silencieux. Bamber avait pris quelques photos, mais à présent, il avait rangé son matériel. Le marbre noir ne mentionnait pas que la police française avait été seule responsable de la tenue du camp, et de tout ce qui s'était passé derrière les barbelés.

Je me retournai en direction du village. À ma gauche, le sombre et sinistre clocher de l'église.

Sarah Starzynski avait marché à grand‑peine sur cette même route. Elle était passée là où je me tenais, puis avait tourné à gauche et pénétré dans le camp. Quelques jours plus tard, ses parents étaient ressortis, avaient été conduits vers la gare, vers la mort. Les enfants s'étaient retrouvés seuls pendant des semaines avant d'être envoyés à Drancy. Puis vers une mort solitaire, après le long voyage jusqu'en Pologne.

Qu'était‑il arrivé à Sarah? Était‑elle morte ici? Son nom ne figurait ni sur la pierre tombale ni sur le mémorial. S'était‑elle évadée? Je regardai au‑delà du château d'eau qui s'élevait au nord, à la limite du village. Était‑elle en vie?

Mon portable sonna, nous faisant sursauter tous les deux. C'était ma sœur, Charla.

«Ça va?» me demanda‑t‑elle d'une voix étonnamment audible, comme si elle se tenait à mes côtés et non à des milliers de kilomètres au‑delà de l'Atlantique. «Le message que tu m'as laissé ce matin était bien triste.»

Mes pensées quittèrent Sarah Starzynski et se concentrèrent sur le bébé que je portais. Sur les paroles que Bertrand avait prononcées hier soir: «la fin de notre couple».

Une fois de plus, je sentis un poids écrasant sur mes épaules.

 

La gare d'Orléans était agitée et bruyante. Une vraie fourmilière, grouillante d'uniformes gris. Sarah se rapprocha du vieux couple. Elle ne voulait pas montrer qu'elle avait peur. Si elle avait pu s'en tirer jusque‑là, cela devait vouloir dire qu'il y avait encore de l'espoir. De l'espoir à Paris. Il fallait qu'elle soit courageuse, et forte.

«Si on te demande quelque chose», murmura Jules, tandis qu'ils faisaient la queue pour les billets, «tu es notre petite‑fille et tu t'appelles Stéphanie Dufaure. Tes cheveux sont tondus parce que tu as attrapé des poux à l'école.»

Geneviève rajusta le col de la fillette. «Et voilà, dit‑elle en souriant. Tu es propre et nette. Et jolie comme un cœur! Comme notre petite‑fille.»

«Vous avez une petite‑fille en vrai? demanda Sarah. Est‑ce que ce sont ses vêtements?» Geneviève rit.

«Nous n'avons que des petits‑fils turbulents, Gaspard et Nicolas. Et un fils, Alain. Il a la quarantaine. Il vit à Orléans avec sa femme Henriette. Tu portes les vêtements de Nicolas. Il est un peu plus âgé que toi. Et plutôt joli garçon!»

Sarah admirait la façon dont le vieux couple faisait semblant de rien. Ils souriaient, agissaient comme si c'était un matin comme les autres, un voyage à Paris anodin. Cependant, elle remarqua le mouvement furtif de leurs yeux qui restaient sur le qui‑vive. Sa nervosité augmenta quand elle vit que les soldats contrôlaient tous les passagers montant dans les trains. Elle tendit le cou pour mieux voir. Allemands? Non, français. Des soldats français. Elle n'avait pas de papiers sur elle. Rien que la clef et l'argent. Elle tendit discrètement et silencieusement la liasse de billets à Jules. Il eut l'air surpris. Elle fit un signe du menton en direction des soldats qui barraient l'accès aux trains.

«Que veux‑tu que j'en fasse, Sarah? murmura‑t‑il, intrigué.

– Ils vont vous demander mes papiers. Je n'en ai pas. Cela aidera peut‑être.»

Jules observa la rangée d'hommes devant le train. Il se troubla de plus en plus. Geneviève lui donna un petit coup de coude.

«Jules! Ça va marcher. On doit tenter le coup. Il n'y a pas d'autre choix.»

Le vieil homme se ressaisit. Il fit un signe de la tête à sa femme. Il sembla retrouver son calme. Ils achetèrent leurs billets et se dirigèrent vers le train.

Le quai était bondé. Ils étaient coincés entre des passagers venant de tous côtés, des femmes avec des bébés geignards, des vieillards aux visages sévères, des hommes d'affaires impatients et en costume. Sarah savait ce qu'elle devait faire. Elle se souvenait du petit garçon qui s'était échappé du vélodrome en profitant de la confusion. Elle avait retenu la leçon. Profiter du brouhaha, du désordre, des soldats qui criaient, de l'agitation de la foule.

Elle lâcha la main de Jules et s'accroupit. Elle avança ainsi, avec la sensation d'être sous l'eau, dans la masse compacte des jupes et des pantalons, des chaussures et des chevilles. Elle progressa péniblement, jouant des coudes, puis elle vit apparaître le train, juste devant elle.

Tandis qu'elle montait, une main l'attrapa par l'épaule. Elle prit immédiatement l'expression qui convenait, forçant sa bouche à un sourire insouciant. Le sourire d'une petite fille normale. D'une petite fille normale prenant le train pour Paris. Aussi normale que la petite fille dans sa robe lilas, celle qu'elle avait vue sur le quai d'en face quand on les avait emmenés au camp ce jour‑là, qui lui paraissait déjà si lointain.

«Je suis avec ma grand‑mère», dit‑elle, tout sourire, en indiquant l'intérieur de la voiture. Le soldat hocha la tête et la laissa passer. Le souffle court, elle se faufila dans le couloir en cherchant Jules et Geneviève derrière les vitres des compartiments. Son cœur battait la chamade. Enfin, elle les aperçut. Ils la regardèrent, interdits. Elle leur fit un coucou triomphal. Elle se sentait si fière. Elle avait réussi à monter dans le train toute seule et les soldats ne l'avaient même pas arrêtée.

Son beau sourire s'évanouit quand elle se rendit compte du nombre de soldats allemands qui montaient aussi. Leurs voix sonores et brutales résonnaient dans le couloir encombré. Les gens détournaient le visage, regardaient leurs pieds, se faisaient aussi petits que possible.

Sarah se tenait dans un coin du compartiment, à moitié cachée par Jules et Geneviève. On ne pouvait voir que son visage qui dépassait entre les épaules du vieux couple. Elle regarda s'approcher les Allemands. Ses yeux se fixaient sur eux avec fascination. Elle ne pouvait détacher son regard. Jules lui murmura de tourner la tête. Mais c'était plus fort qu'elle, elle ne le pouvait pas.

Un homme la repoussait particulièrement. Il était grand, mince, avec un visage pâle et anguleux. Ses yeux étaient d'un bleu tellement clair qu'ils avaient l'air transparents sous les lourdes paupières roses. Tandis que le groupe d'officiers les dépassait, cet homme étendit un bras gris interminable et tira l'oreille de Sarah. Elle frémit.

«Eh bien, mon garçon, lâcha l'officier, il ne faut pas avoir peur de moi. Un jour, toi aussi, tu deviendras soldat, n'est‑ce pas?»

Jules et Geneviève arboraient un sourire de statue et ne bougeaient pas d'un cil. Ils tenaient Sarah comme si de rien n'était, mais elle sentait bien que leurs mains tremblaient.

«Un beau petit garçon que vous avez là», sourit l'officier en passant sa main immense sur les cheveux en brosse de Sarah. «Des yeux bleus, des cheveux blonds, comme chez nous, non?»

Il cligna des yeux d'un air complice, puis s'en retourna avec son groupe. Il a cru que j'étais un garçon, pensa Sarah. Il n'a pas vu que j'étais juive. Est‑ce qu'être juif se voyait au premier coup d'œil? Elle n'en était pas sûre. Elle avait posé la question à Armelle un jour. Elle lui avait dit qu'elle n'avait pas l'air juive à cause de ses yeux bleus et de ses cheveux blonds. Elle pensa que cela venait de lui sauver la vie. Elle passa presque tout le voyage lovée dans la chaleur et la douceur du vieux couple. Personne ne leur adressa la parole. On ne leur posa aucune question. Elle regardait par la fenêtre en pensant que minute après minute, Paris se rapprochait, qu'à chaque instant passé, elle était un peu plus proche de Michel. Les nuages gris s'amoncelaient et les premières gouttes de pluie vinrent frapper le carreau avant d'être chassées par le vent.

Le train était arrivé à son terminus, gare d'Austerlitz, d'où elle avait quitté Paris avec ses parents par une chaude journée poussiéreuse. La fillette suivit le vieux couple vers le métro.

Jules vacilla. Devant eux se tenaient des policiers en uniforme bleu marine. Ils arrêtaient les voyageurs et vérifiaient leurs papiers. Geneviève ne dit rien et les poussa doucement vers l'avant. Elle s'avança d'un pas ferme, son menton rond bien relevé. Jules suivait le pas, agrippé à la main de Sarah.

Pendant qu'ils faisaient la queue, Sarah dévisageait le policier. C'était un homme d'une quarantaine d'années. Il portait une grosse alliance en or. Il avait l'air indifférent, cependant elle remarqua que ses yeux se posaient alternativement sur les papiers qu'il tenait dans les mains et sur les personnes qu'il avait devant lui. Il faisait son travail, consciencieusement.

Sarah resta dans le vague. Elle ne voulait surtout pas penser à ce qui risquait de se passer. Elle ne se sentait pas assez de force pour l'imaginer. Elle laissa errer ses pensées. Pensa au chat qu'ils avaient eu, ce chat qui la faisait éternuer. C'était quoi déjà, son nom? Elle ne s'en souvenait plus. Un nom un peu idiot, Bonbon ou Réglisse. La famille avait dû s'en séparer parce qu'à cause de lui, la fillette avait le nez qui coulait et les yeux tout rouges et gonflés. Elle avait été triste ce jour‑là. Michel aussi. Il avait pleuré la journée entière. Il avait dit que c'était sa faute à elle.

L'homme tendit la main, d'un geste blasé. Jules lui donna les papiers d'identité qu'il avait rangés dans une enveloppe. L'homme baissa les yeux, fit tourner les pages en regardant le visage de Jules, puis de Geneviève. Puis il dit:

«Et l'enfant?»

Jules pointa l'enveloppe en disant:

«Ceux de l'enfant sont là, monsieur. Avec les nôtres.»

L'homme ouvrit l'enveloppe plus largement d'un coup de pouce adroit. Un grand billet de banque plié en trois apparut tout au fond. L'homme ne cilla pas.

Il baissa encore une fois les yeux sur le billet, puis vers Sarah. Elle le fixa d'un regard qui n'était ni effrayé ni suppliant. Elle le regarda simplement.

Le moment s'étirait, interminable, semblable à cette minute qui n'en finissait pas, au camp, quand le policier l'avait finalement laissée s'enfuir.

L'homme hocha sèchement la tête. Il tendit les papiers à Jules et empocha l'enveloppe prestement. Puis il s'écarta pour les laisser passer.

«Merci, monsieur», termina‑t‑il avant de passer à la personne suivante.

 

La voix de Charla résonnait dans mon oreille.

«Julia, tu es sérieuse? Il n'a pas pu dire ça. Il ne peut pas te mettre dans une telle situation. Il n'a pas le droit.»

Elle avait sa voix d'avocate. L'avocate de Manhattan dure et arrogante, qui n'a peur de rien ni de personne.

«C'est pourtant ce qu'il a dit, répondis‑je mollement. Il a ajouté que ce serait fini entre nous. Qu'il me quitterait si je gardais le bébé. Il dit qu'il se sent vieux, qu'il ne se sent pas la force d'avoir un autre enfant, qu'il ne veut pas être un vieux père.»

Charla ne répondit pas tout de suite.

«Est‑ce que ça a à voir, d'une façon ou d'une autre, avec cette femme avec qui il a eu une aventure? finit‑elle par demander. Comment s'appelait‑elle déjà?

– Non. Bertrand n'en a pas parlé.

– Ne le laisse pas décider à ta place, Julia. C'est aussi ton enfant. N'oublie jamais ça, ma chérie.»

Toute la journée, les paroles de ma sœur envahirent mes pensées. «C'est aussi ton enfant.» J'avais vu mon médecin. Elle n'avait pas semblé surprise par la décision de Bertrand, suggérant qu'il s'agissait d'une crise assez classique de la cinquantaine, que la responsabilité d'un autre enfant était trop difficile pour lui. Elle ajouta qu'il était sans doute fragilisé et que cela arrivait souvent chez les hommes qui approchaient de cet âge.

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