Ãëàâíàÿ Ñëó÷àéíàÿ ñòðàíèöà


Ïîëåçíîå:

Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


Êàòåãîðèè:

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LA TOURNÉE DES GRANDS‑DUCS





 

Primo, mettre à profit le conseil de Linaussier: c’est‑à‑dire montrer la photo d’Hildegarde à Mme Froufrou. Minuit fait sangloter les clochers lorsque nous débarquons rue Legendre pour la deuxième fois (et dernière, vu l’heure extrême) de la journée.

Il y a de la lumière et de la musique au premier, mais on tarde à répondre. A trois reprises, j’appuie sur le bouton de la sonnette en jouant des airs de valse au rythme de plus en plus endiablé. A la fin, une fenêtre de l’étage s’ open, et le minois de la forte tenancière se penche dans l’obscur mystère de la cour.

– Qu’est‑ce que c’est? questionne‑t‑elle.

– Votre proprio, ma jolie! rétorque fermement Béru.

– Quel proprio? s’obstine la dame avec un poil d’anxiété dans l’organe.

– Le vrai! tranche mon compagnon que le kidnapping de sa femme rend peu sociable.

Un morceau d’instant laisse filer son contingent de secondes et enfin la lourde s’ouvre sur Mme Froufrou. Oh la coquine! Vous verriez ce déshabillé, les gars, que vous ne boufferiez plus que des pommes‑vapeur pendant six mois!

Elle a un truc en voile rose praline qui ne dissimule d’elle que son absence de pudeur. M’est avis qu’elle en possède une collection de machins gazeux, à grille, troublants, transparents, arachnéens et fumigènes. Sa garde‑robe, ça doit valoir la visite au tarif de nuit, avec taxe locale en suce! Oh! ce déboulé sur le vertige, mes frères! Cette vue imprenable sur le polisson! Cette croisière dans la mer des coquineries!

– Y a séance de nuit à la chambre, Mame Froufrou? m’enquiers‑je.

Elle hausse ses belles épaules potelées.

– Nous sommes fermées, précise‑t‑elle, mais j’ai mon Américain. Il est pilote de ligne et justement, ce soir, il fait escale à Paris.

Elle hésite, puis, eu égard à nos qualités de flics et de propriétaire, elle propose:

– Venez prendre une coupe avec nous?

Sans hésiter, nous la suivons jusqu’en ses appartements privés.

Dans un grand salon richement décoré de lanternes chinoises, un grand garçon blond, au menton carré, est affalé sur la moquette, le dos à un accoudoir de fauteuil. Signe particulier: il n’est vêtu que de sa casquette d’uniforme et de sa montre étanche. Il tient une bouteille de champagne dans une main et le sein d’une personne rousse de l’autre. La bouteille est à peu près vide, par contre l’aviateur est complètement plein. Je pense que s’il reprend l’air avant la fin de la nuit, ses passagers risquent fort de ne pas souffrir du mal de l’altitude.

Hello, babies! nous salue‑t‑il avec cette courtoisie yankee sans laquelle les Etats‑Unis d’Amérique ne seraient que ce qu’ils sont. Have a drink with me?

Comme il est plus beurré qu’une tartine d’écolier, il nous tend le sein de la demoiselle au lieu de la bouteille, ce qui provoque chez cette avant‑dernière un décollement de la glande mammaire. Elle pousse un cri de douleur qui se veut également de protestation.

– Tu fais mal à Suzy! sermonne Froufrou.

Et de nous expliquer son Amerloque en long, en large et en vistavision.

– Franky est un amour de garçon, mais il ne connaît pas sa force.

– Une veine pour lui qu’il ne soit pas né sous le régime de la prohibition, souligné‑je. J’ai dans l’idée que depuis le sein maternel il n’a jamais rebu une goutte de lait, votre Ricain.

– Il se permet quelques petites fantaisies au cours de ses escales, plaide la tenancière, c’est normal.

– C’est votre amant de cœur? boude Béru.

Froufrou éclate d’un beau rire plein de feuilles d’or déguisées en molaires.

– Oh non! un copain seulement. Il m’approvisionne en cigarettes et en bourbon, moyennant quoi il a droit de temps en temps à sa petite soirée de relaxation, pas vrai, ma guenille rose?

L’Amerloque rit et file une claque sur le joufflu de la môme Suzy qui râle vilain. Suzy, c’est la soubrette de ce matin, je la retapisse, bien qu’elle ait troqué sa robe noire contre sa tenue d’Eve.

Le service, chez Mme Froufrou, il est drôlement démocratique. Après ses heures de boulot, on a le droit de participer aux soirées mondaines. Elle fait beaucoup pour l’évolution du salariat, Froufrou. C’est une personne qui s’active ferme pour l’unification des classes! Le nivellement par le fignedé, elle opère! Son système socialisant s’appuie sur le radada, uniquement. Elle a pigé qu’une bonniche à poil est plus appréciée qu’une marquise habillée. Elle veut absolument faire prévaloir son point de vue; marquer son temps de ce concept. En bonne hôtesse, elle décapite une boutanche de rouille et emplit deux coupes.

– Quel bon vent vous amène, messieurs? s’informe la gente personne.

– Nous cherchons une petite camarade à nous, dis‑je, et nous avons pensé que vous pourriez peut‑être nous aider à la retrouver…

– De qui s’agit‑il?

Je lui présente le portrait d’Hildegarde.

– Ce ravissant sujet, ma bonne amie.

Le sourire bienveillant de notre hôtesse s’évapore comme le beurre sur la plaque chauffante des crêpes flambées. Elle prend la photo en la tenant légèrement éloignée d’elle.

– Vous êtes presbyte? remarqué‑je.

Déjà la mère Froufrou me restitue l’image.

– Je ne connais pas cette fille! dit‑elle catégoriquement.

Pourquoi ai‑je l’impression qu’elle me bourre le mou?

Pourquoi la trouvé‑je tendue, brusquement, et vaguement mécontente? Il y a un quelque chose dans toute son opulente personne qui trahit sa méfiance. Elle est sur ses gardes…

– Et miss Suzy non plus, ne connaît pas? fais‑je en présentant négligemment la photo à la soubrette affranchie.

Vivement Froufrou intervient.

– Suzy ne connaît personne!

C’est net. Suzy regarde à peine le portrait. Elle hoche négativement la tête. Béru, qui n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, me file un regard en soufflet d’accordéon. Lui aussi a chopé au vol les impondérables.

C’est alors que le Ricain cramponne le carton.

Let me see!

– Une coupe, Franky! s’empresse Froufrou…

Trop tard. Déjà l’aviateur regarde la photographie.

– Oh! Hildegarde! s’exclame‑t‑il.

Il baise la photo.

Wonderful girl!

You know? je demande.

Franky a un rire de bébé rose mordant son pied pendant qu’on lui talque le dargif.

– C’était une très merveilleuse affaire! éructe‑t‑il…

– Vous l’avez connue ici? demandé‑je.

Of course, répond l’aviateur.

J’enfouille la photo et je vide ma coupe après avoir porté un toast à Froufrou. Elle est devenue pâlichonne sous son crépissage.

– A votre prospérité, belle madame! lui gazouillé‑je.

– Santé! répond‑elle.

Le Ricain finit de téter sa boutanche personnelle, puis il attire Suzy contre sa poitrine lisse comme un gant de chevreau. Un tendre! Voilà qu’il lui baragouine des trucs pompés à même ses dernières livraisons de Comics. Sa façon à lui de faire de la purée à une sœur! Après ça, il soignera sa gueule de bois à l’Alka Seltzer en se persuadant que, depuis Casanova, on n’a jamais plus touché un séducteur de son acabit. Le nombre de petits gars qui se prennent pour des terreurs de plumard est incalculable. Ils récitent des clichés, s’offrent une culbute et se disent qu’ils viennent d’œuvrer dans l’indélébile, que leur étreinte c’est le souvenir d’une vie de femme, à tout jamais ineffaçable. Pauvres pommes! S’ils pouvaient savoir à quel point elles les prennent pour des caves, leurs partenaires, ils pavoiseraient un peu moins! Les mâles, ce sont de grands mômes poètes. Des crédules. Faut ça pour que le système puisse fonctionner. Sans leur merveilleuse confiance, ça tournerait en eau de vaisselle, la société. Y a pas de place pour les roublards, en ce bas monde. Il est interdit aux sceptiques, aux «douteurs».

– Je m’excuse si je vous demande pardon, déclare Bérurier, mais à moins que mes sens m’abusassent, je vous parie un œuf dur contre un wagon‑lit Cook que votre intrépide cove‑bois est en train de s’offrir Suzy en prime!

Froufrou glousse et se met à nous déballer des polissonneries plus salées qu’un baril de morue, comme quoi si Dieu nous a donné le scoubidou à pendeloques c’est bien pour que nous nous en servions. Elle suggère que nous participions à la fiesta, s’affirmant prête à apporter sa contribution personnelle. Elle a le menu des réjouissances; son catalogue privé, réservé aux aminches, uniquement, rien que du spécial, du surchoix, de la cuvée réservée mise en boutanche à la propriété. Elle peut tubophoner à une gentille camarade à elle, Froufrou. Une femme mariée dont l’époux a une haute situation dans les arachides et qui fait des extras pour le sport. Une vraie virtuose, en somme. Une artiste à essayer coûte que coûte si on veut savoir réellement jusqu’où peuvent reculer les limites de l’amour. Paraît qu’elle s’appelle Marie‑Thérèse, cette amazone. Justement son vieux est au Cambodge en ce moment et elle doit avoir de la vacation dans le réchaud. Vraiment, on ne veut pas essayer ce produit rare? Juste pour se rendre compte? Tiens, elle nous ferait l’onguent magique, histoire de nous donner un aperçu de son fin savoir. Non, c’est sérieux, on va rester chastes?

Je la laisse déballer ses outils pour que plus dure soit la chute. Elle parle, elle frivolise, elle gargarise, elle chatoie, elle porte au sang, elle crée son nuage artificiel pour, à la faveur de celui‑ci, nous entraîner – espère‑t‑elle – dans les méandres de l’oubli. Mais il n’oublie pas, San‑A. Et Béru non plus qui, au lieu de saliver, de s’humecter, de se tortiller dans la tentation, lui le sanguin aux sens effervescents, devient de plus en plus dur et fixe et sévère.

A la fin, juste comme la grosse Froufrou nous recharge la chaudière avec les inventions de son amie Marie‑Thérèse, voilà Sa Majesté qui pose sa coupe sur le piano et qui s’approche de notre hôtesse. Elle lui coule son œillade pernicieuse numéro 88 bis, avec papillotement des balayettes et bout de langue pointée entre les mollusques.

Elle croit qu’il est à point, qu’il va céder, crier son banco et se décalcifier aussi sec. Aussi est‑elle ravagée de stupeur lorsqu’elle efface une monumentale tarte en plein museau. C’est de la beigne signée Bérurier. Inutile de la doubler, c’est pas comme pour les photos, là on est certain que le premier cliché est réussi. Froufrou pousse un cri de douleur, de surprise, de protestation, de réprobation, de rage, de désespoir, de vieillesse ennemie. Ça donne une clameur ample et infinie comme le bruit de la mer. Du coup, voilà son petit Amerloque qui bondit. La Fayette, nous voici! La France en danger, ils peuvent pas supporter, les Ricains. Dès qu’ils nous ont sauvé la mise, on a beau se payer leur pomme, leur glavioter au visage et les traiter de négrophages, faut tout de même qu’ils se pointent à la suivante, qu’ils passent l’éponge sur les go home. Pigeons francophiles une fois pour toutes, c’est dans la nature de leurs choses. Valeureux, présents, disponibles! Franky, il s’est arraché d’un bond aux caresses de la môme Suzon. Et il a du mérite à le faire, vu que la miss lui pratiquait à ce moment précis le fourreau à 37 degrés. Stupeur! la demoiselle, bien que jeune, porte déjà un râtelier avec toute la série de dominos à bifteck au complet. Dans l’élan, l’appareil s’est décroché de sa mâchoire pour rester suspendu après le palonnier du gars. Franky n’en a cure. Sa casquette de traviole, le clapoir de mam’zelle Suzy au métronome, il se précipite sur Béru, farouche dans son ivresse, vengeur à bloc, généreux dans le secourisme. C’est un beau spectacle!

– Espèce de grosse brute! glapit maintenant Froufrou à l’adresse de son presque propriétaire.

– La ferme, morue, on je t’en aligne une autre! gronde le Baraqué en relevant sa main pour une éventuelle deuxième tarte.

Il ne peut compléter son geste. Franky a joint ses mains et lui claque une manchette japonaise sur la nuque. C’est un petit futé qui, bien qu’aviateur, a dû subir l’entraînement des marins. Il est naze, mais sa vigueur reste intacte. Le Mahousse fait «arrhanget fléchit. Il tombe à genoux devant la mémère qu’il vient de molester, en une attitude d’infinie supplication. Franky va pour le finir d’un coup de panard lorsque je crois bon d’intervenir. Je torche l’épaule du Ricain, assez rudement pour l’obliger de faire volte‑face, et je lui mets un crochet à la mâchoire. Il titube et part dans un meuble chinois qui bascule, choit et se morcelle. Good laque to you! Ça le dessaoule, Franky. Il se redresse d’un bond et charge.

– Laisse‑le‑moi! ordonne le Gros qui vient de récupérer.

Sa Majesté écume. La fumaga lui sort des naseaux. Il tombe en garde devant Franky. Franky le feinte admirablement et lui place une nouvelle manchette au cou. Asphyxié, Béru retourne au pays des pommes‑vapeur. Re‑à moi de jouer! Cet Amerloque, c’est un drôle de coriace dans son genre. Pas vermoulu du tout! Il s’empare d’une chaise et me la virgule en plein portrait. Soucieux de préserver ce physique qui trouble tant les dames, je me jette à plat bide et la chaise va fracasser un abominable bouddha de porcelaine qui se matait le nombril avec l’air de se dire que s’il avait un tournevis il se le déboulonnerait bien.

Du coup, Froufrou vient au renaud pour son matériel. La chinoiserie, c’est son dada. Sa vie de garce durant (on Dupont si vous préférez), elle a accumulé les tables rouges, les lanternes à perles, les dragons, les bouddhas, les vitrines, les ivoires, les porcelaines… Shanghai en appartement! Elle entend pas qu’on lui saccage son musée des erreurs, Froufrou. Elle veut se préserver le patribonze[13] qui lui a coûté tant de peine et d’artiche. Elle est pour la sauvegarde du bibelot! Elle appelle Confucius au secours. Elle remparde devant ses bibelots infâmes. Mais Franky, c’est le système ricain dans toute sa logique. Rappelez‑vous comment, pendant la dernière guerre, pour nous délivrer de l’occupant ils nous déversaient des tonnes de bombes sur la hure. On n’arrêtait plus de s’enterrer à un certain moment. Franky, pour protéger sa camarade Froufrou, il emploie la même tactique: la terre brûlée! Il me plonge dessus à pieds joints, je me roule sur le côté et il mord la moquette. Je me redresse et lui file un coup de genou dans le menton au moment où il va se remettre debout. Il bascule dans la vitrine aux méchants ivoires. Y a les coolies express qui se bousculent comme à une distribution de riz. Ils déménagent dans un gros fracas de verre pilé.

– Laisse‑le‑moi, faut que je me le fasse! tonne le Béru, lazaréfié une fois de plus.

L’Américain est debout. Le dentier de la môme Suzy breloque maintenant, car la castagne lui a court‑circuité le potentiel affectif, au copain amerloque. Il mijote une nouvelle manchette pour Béru. Le Gros s’avance, mais il est sur ses gardes maintenant. Au moment précis où Franky va pour lui placer son coup de balayette, Alexandre‑Benoît lui cramponne les bras et le neutralise partiellement. C’est, pendant quelques secondes, une empoignade farouche, silencieuse… Ces messieurs sudationnent à outrance. Chacun leur tour ils donnent des à‑coups pour désamorcer l’adversaire, mais chaque fois l’autre subit la secousse avec intrépidité.

– Arrêtez! supplie Froufrou, vous m’avez fait suffisamment de dégâts comme ça!

La grosse Suzy chiale tout ce qu’elle sait. Demain matin elle aura réintégré sa robe de soubrette et le ménage sera pour ses pieds. Ça l’effare, ce bris de porcelaine, ce concassage d’ivoire, cet émiettement de laque, ce déperlement d’abat‑jour! Elle est terrorisée par l’ampleur de la tâche qui l’attend. Elle souhaite l’armistice!

Comme les deux antagonistes luttent depuis plusieurs minutes sans que ça se décante, Béru décide d’employer les grands moyens. Il se permet un coup de pompe dans le tibia de Franky. L’Amerloque hurle dans la langue dégénérée de Shakespeare et relâche son étreinte. Ce que sentant, le Gros en profite pour lui placer un coup de boule féroce dans les mandibules. Cette fois, l’aviateur en a une provision dans l’aile. Il prend du mou dans la dérive et de la trépidation dans le gouvernail de profondeur. Dans un effort suprême, Béru l’arrache et le fait tournoyer. Mon Dieu que c’est beau! Quelle majesté dans l’instant! Que de noblesse dans cette âpre victoire! Franky pivote, décrit un tour complet, puis un second, un troisième. Béru est devenu toupie. Les deux hommes prennent de la vitesse. Leur rotation s’accélère, les dépasse, les entraîne, les vainc. Ils sont arrachés de terre par la conjugaison de forces physiques implacables. Ils virevoltent, ils volutent, ils arabesquent, ils fauchent tout dans leur trajectoire. Une tornade, les gars! Un raz de marée! Un séisme! Tout est fracassé, pulvérisé, haché, démantelé, ruiné! Les lanternes tombent, les meubles sont renversés, les objets précieux réduits en poudre. C’est le massacre des bagatelles! C’est l’instant solennel où le néant reprend ses droits. Le bibelot redevient matière première. Il reste plus que le piano d’intact. Mais les établissements Gaveau n’ont pas lieu de crâner longtemps car c’est sur cet instrument (à queue, vu l’endroit où il se trouve) que les deux combattants terminent leur tourbillon de la mort. Le piano joue en un dixième de seconde le Concerto Pour Névrose‑mal‑soignée d’Amédée Dussaussoy. Son pied arrière se rompt. Il prend alors la position du dromadaire en train de se relever… ou de se coucher. La monumentale potiche, orgueil de la chinoiseriemanie de Froufrou, dont le motif représentait trois bonzes occupés à pêcher à la ligne sur une jonque, se démultiplie à l’infini… Heureusement que les morceaux sont entiers, sinon ça serait à désespérer de tout! Béru a trouvé une position confortable, il est à plat ventre sur Franky, il tient ce dernier par le cou et lui tambourine le coquillard contre le clavier. Des accords parfaits pleuvent sur les cris des deux dames. Ça mélodise encore un moment, et puis le silence revient, bien tendu, comme le couvre‑lit d’une vieille fille. L’Américain est groggy. Horrible détail, le dentier de Suzy l’a mordu pendant l’échauffourée, très cruellement, et le pauvre biquet a le zigomar à béquille qui sanguinole. Bérurier se redresse et s’époussette au milieu des décombres.

– Quand on me cherche on me trouve, déclare‑t‑il en toute modestie. Mademoiselle Suzy, sans vous commander, vous devriez vous occuper un peu de votre Lineberge, biscotte j’ai un début de tourment pour sa santé.

Il se masse un peu la nuque puis, s’adressant à Froufrou:

– Ecoute, ma petite grand‑mère, familiarise‑t‑il, primo j’suis quasiment ton proprio et deuxio je suis flic, ça constitue deux raisons dont chacune est suffisante pour que tu laisses tes salades au pote âgé, compris?

Elle écoute à peine. C’est une femme plus brisée que ses fétiches qui sanglote au milieu du salon sinistré.

– Une fortune! larmoie‑t‑elle. Des pièces de collection! Une vie de labeur que vous venez de mettre en miettes!

Ça n’émeut pas le Gros, lequel objecte:

– Tout ça n’est rien tant qu’on a la santé, ma belle. Et je te jure bien que si tu ne t’affales pas dare‑dare, c’est ta santé, justement, qui va trinquer!

– Mais que vous ai‑je fait? s’écrie la douairière.

– Tu nous a berlurés, ma belle! s’indigne le Volumineux. T’as raconté comme quoi tu ne connaissais pas la dénommée Hildegarde alors que ton glandulard d’Amerloque prétend l’avoir vue ici. D’ailleurs, sans te vexer, tu mens mal, poupée. C’est pas dans ton tempérament de balancer des bobards; quand tu essayais de nous chambrer t’à l’heure, t’avais les mirettes qui faisaient du yo‑yo!

Elle hausse ses lourdes épaules. Elle devient fataliste lorsqu’on la colle au pied du mur, Froufrou. C’est la force des simples, la résignation. Ils savent bien, eux, qu’à l’impossible nul n’est tenu; alors, quand la partie est foutue, ils amènent le pavillon.

– Bon, d’accord, je l’ai eue huit jours comme pensionnaire, et puis un matin elle n’est plus revenue. J’ai prévenu M. Jérôme, il m’a dit qu’il était au courant et qu’il fallait complètement oublier cette souris. Il a tellement insisté sur le mot «complètementque…

Elle se tait, la sueur perle à ses tempes. Des larmes brouillent encore son regard. Ses yeux noyés contemplent misérablement le carnage chinois qui l’entoure, elle se sent vulnérable et répudiée, mâme Froufrou. Ça faillite vachement pour elle depuis un moment. Le Ricain qui a retrouvé ses esprits est en train de se faire colmater le bigoudi vadrouilleur par la môme Suzy, cause indirecte du sinistre. Les blessures comme celle qui vient d’être infligée à la virilité de Franky ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale américaine. Il est salement déprimé, l’aviateur.

– Ecoutez, Froufrou, attaqué‑je. Il se passe des choses très graves. Pour vous situer leur importance, laissez‑moi vous apprendre par exemple que Laurenzi a été assassiné.

– Quoi! s’égosille la tenancière.

– Officiel. Et tout me porte à croire qu’il l’a été par Hildegarde. Vous comprenez pourquoi votre témoignage est indispensable?…

– M. Jérôme assassiné! bredouille‑t‑elle, un homme si aimable…

– C’est toujours les meilleurs qui lâchent la rampe les premiers, déplore Béru qui connaît ses classiques et l’art de les placer dans une conversation!

– Le moment est venu de nous parler d’Hildegarde, tranché‑je. Et de nous en parler abondamment, ma chère amie. Comment est‑elle venue chez vous?

– Envoyée par M. Jérôme…

– Quelle était son adresse à Paris?

– Je ne l’ai jamais sue.

Je la défrime d’un lampion suspicieux. Pourtant elle a l’air de jouer franco, la maman maquerelle.

– Voulez‑vous me faire croire que vous ne savez pas où joindre vos aimables collaboratrices, Froufrou?

– D’habitude si, bien sûr, mais Hildegarde avait catégoriquement refusé de me dire où elle demeurait… Je n’ai pas insisté, étant donné la toute particulière recommandation de M. Jérôme.

– Et ce mystère ne vous a pas surprise?

Froufrou relève le pan ténu de son déshabillé et, oubliant toute pudeur, se fourbit la cressonnière de ses ongles incarnats.

– Vous savez, dans mon travail, on perd vite l’habitude d’être trop curieuse. Notre métier est basé sur la discrétion… Vous me voyez, commente la digne femme, poser des questions à mes clients pour connaître leurs noms et leurs situations sociales?

Je la sens lancée. Elle enroule bien, comme on dit chez les coureurs cyclistes. Sa mécanique trouve le bon rythme.

– Quelle fille est‑ce, cette Hildegarde?

– Une beauté.

– Je sais, mais à part ça?

Froufrou esquisse une moue.

– A part ça: secrète, dure, glaciale… Mais alors, au travail, un feu d’artifice!.. Si je vous disais que je jouais la madame guette‑au‑trou uniquement pour admirer Hilde. J’invitais mes autres petites à jetonner pour leur éducation. Pendant le mois qui a suivi son départ, tous les messieurs qu’elle a traités sont revenus me la réclamer. Elle les avait marqués, impressionnés par sa technique. Voyez‑vous, tartine la brave hôtesse, notre métier semble facile a priori, mais en réalité il est extrêmement délicat. L’amour, sans l’amour, il n’y a rien de plus difficile à réussir…

Nobles paroles en vérité et qu’on devrait – à mon humble avis – graver au fronton des écoles.

– Donc, Hildegarde était une technicienne hors ligne?

– L’Etna, monsieur! Les Japonaises? Des patates à côté d’elle. En vingt‑cinq ans de galanterie, j’en ai rencontré des championnes! Des vraies, pas feignantes à l’ouvrage, des courageuses, des inventives. Le don réel, certaines le possèdent, mais poussé à un tel degré, jamais!

Elle agite ses mains de charcutière alourdies de carats.

– La science du mâle, monsieur, n’ayons pas peur des mots… Une connaissance totale du corps humain et de ses plus infimes réactions.

– Elle est allemande?

– Oui.

– Elle a eu l’occasion de vous parler de son passé?

Froufrou fait claquer l’ongle de son pouce entre ses dents.

– Pas ça! Le silence!.. Entre les clients, elle lisait des gros bouquins écrits en allemand. Je lui parlais, elle m’envoyait aux prunes… Ah! j’ai souvent fait le poing dans ma poche pendant ces huit jours, il faut vous dire que je n’ai pas le caractère à me laisser marcher sur les pieds…

Je gamberge un brin… Croyez‑moi ou sinon allez vous faire estimer chez les Grecs, mais je commence à être amoureux de cette amazone mystère.

– Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’une autre fille?

– Moi non, mais Suzy l’a aperçue un matin qui descendait d’une Cadillac conduite par une fille qui lui ressemblait comme une sœur, n’est‑ce pas, Suzy?

L’interpellée achève de sparadrer l’intimité de l’aviateur. Elle récupère son râtelier pour répondre.

– C’était sûrement sa sœur, madame…

– Bien, reprends‑je, et Laurenzi ne vous a pas donné quelques détails sur elle?

Froufrou élude ma question.

– Comme je m’étonnais de son absence, il m’a seulement dit que la petite Frisée avait dû partir en voyage, et il m’a répété que je devais l’oublier. On sentait qu’il n’avait pas envie de parler d’elle, qu’il était gêné…

– Donc, vous ignorez où elle a pu aller?

– Totalement, et vous pouvez me croire…

Je la crois… Béru finit la bouteille de champagne, miraculeusement épargnée par l’ouragan de son combat. Comme il ne reste plus de coupes valides il boit au goulot, à la sans façon…

Froufrou ramasse un bras gauche de bouddha et caresse le biceps de jade avec mélancolie. L’instant est calme, presque serein. Et voilà que l’usine à phosphore de votre camarade San‑Antonio se met à faire de la surproduction.

Une pute qui vient marner en Cadillac, qui ne donne pas son adresse, qui ne parle pas et qui ligote des bouquins reliés pendant les temps morts n’est pas une pute ordinaire, vous êtes bien d’accord?

– Elle avait un tatouage, paraît‑il, murmuré‑je.

– Oui, admet Froufrou, ça représentait à l’origine une croix gammée…

– Pourtant, le nazisme n’était plus de son âge…

– Je lui avais posé la question, elle m’avait répondu qu’on lui avait bricolé ça quand elle était toute petite fille. Elle se l’était fait camoufler par un tatoueur qui était revenu dessus avec de la couleur. Le nouveau motif représentait un bouquet de fleurs, pourtant la croix gammée demeurait apparente car elle avait essayé de se l’enlever elle‑même en s’injectant du sel, et sur sa peau brûlée, les nouvelles encres ne pouvaient pas bien prendre… Un drôle de numéro, cette Hildegarde, conclut la matrone.

Elle ajoute:

– Mademoiselle ne montait pas avec n’importe qui. Avant de se décider, elle voulait voir le client. Le monde renversé, quoi! Elle regardait par l’œilleton du salon; neuf fois sur dix elle refusait.

– Elle avait un genre d’homme? fais‑je vivement.

Froufrou hausse un sourcil.

– Vous m’y faites penser… C’est ma foi vrai.

– J’avais remarqué, moi, madame, intervient Suzy. Hildegarde ne se décidait que pour les grands costauds dans le genre de mister Franky. Sauf qu’elle les prenait d’un certain âge: entre quarante‑cinq et cinquante ans. Le jour qu’elle a choisi Franky, je me trouvais près d’elle. Je l’ai entendue dire en allemand: «Il est trop jeune, mais je peux bien m’offrir un caprice».

– Tu parles allemand? m’étonné‑je.

– Je suis alsacienne…

J’opine.

– Donc, elle réservait ses faveurs aux grands quadragénaires de l’entre‑deux‑guerres?

– Uniquement, certifie l’hôtesse. Uniquement.

Je la regarde en rêvassant.

– Avant de me répondre, pensez bien à ce que je vous demande, madame Froufrou: n’avez‑vous pas l’impression que cette fille recherchait quelqu’un?

Froufrou n’hésite pas…

– C’est une idée qui me trotte par la tête depuis sa disparition… Cette fille n’était pas catholique. J’ai la nette impression qu’elle a fait ce séjour chez nous uniquement pour connaître ma clientèle et que, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, elle est allée ailleurs…

– Dix sur dix, chère Froufrou! lancé‑je en me levant. Allons, Gros, la chasse continue.

Béru m’imite d’autant plus volontiers que sa boutanche est vide.

– Excusez pour le dérangement, fait‑il en montrant le carnage ambiant.

Froufrou a un triste et fataliste mouvement de la main.

– Et excusez idem pour la torgnole, ajoute le Confus, je suis toujours été impulsif.

Elle lui brandit un sourire miséricordieux.

– Y a pas de mal, mon ami, ça m’a rappelé le bon temps où Raymond, mon premier jules, me dérouillait. Tout le plaisir a été pour moi.

C’est sur cette réconfortante assurance que nous prenons congé d’elle.

 

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