Ãëàâíàÿ Ñëó÷àéíàÿ ñòðàíèöà


Ïîëåçíîå:

Êàê ñäåëàòü ðàçãîâîð ïîëåçíûì è ïðèÿòíûì Êàê ñäåëàòü îáúåìíóþ çâåçäó ñâîèìè ðóêàìè Êàê ñäåëàòü òî, ÷òî äåëàòü íå õî÷åòñÿ? Êàê ñäåëàòü ïîãðåìóøêó Êàê ñäåëàòü òàê ÷òîáû æåíùèíû ñàìè çíàêîìèëèñü ñ âàìè Êàê ñäåëàòü èäåþ êîììåð÷åñêîé Êàê ñäåëàòü õîðîøóþ ðàñòÿæêó íîã? Êàê ñäåëàòü íàø ðàçóì çäîðîâûì? Êàê ñäåëàòü, ÷òîáû ëþäè îáìàíûâàëè ìåíüøå Âîïðîñ 4. Êàê ñäåëàòü òàê, ÷òîáû âàñ óâàæàëè è öåíèëè? Êàê ñäåëàòü ëó÷øå ñåáå è äðóãèì ëþäÿì Êàê ñäåëàòü ñâèäàíèå èíòåðåñíûì?


Êàòåãîðèè:

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De quoi se faire du mauvais sang





 

On récupère la dolente Laurentine dans la cour de l’immeuble. Elle est assise sur la margelle de la vasque et récite un chapelet d’urgence, les yeux à demi fermés. La fumaga de ses prières sort de sa bouche par petites bouffées. C’est vachement éloquent, un Notre Père, par moins quatre! C’est visuel! Ça se met à exister.

Elle se détache, en noir violent, sur fond de neige sale, la pauvre cousine. Sa ferveur lui fume de la voilette. On aperçoit des visages, embusqués derrière les fenêtres des grands immeubles, en train de mater cette pas croyable silhouette. On doit la croire aussi givrée que l’eau de la vasque.

– Tu rappliques, fille de joie? l’interpelle grossièrement Bérurier.

Elle a un sursaut. Elle trace en direction de son paillard parent un signe bénisseur, comme pour lui extirper le démon, comme on extrait une tique de la peau d’un chien.

– Je suis morte de honte, me murmure‑t‑elle. Y a‑t‑il une bonne église dans le quartier d’Alexandre‑Benoît?

– Tout ce qu’il y a de confortable, certifie le Gros. Les saints ont l’auréole au néon et y a de la moquette dans les guitounes à péchés. En attendant, allons briffer, ma vieille. Je t’accorde que, pour une surprise, ç’a été une surprise, mais enfin c’est pas dramatique.

Elle interrompt ses litanies pour maugréer.

– Une maison pareille est‑elle encore vendable? demande‑t‑elle.

– Et pourquoi qu’elle le serait pas? proteste le Fulminant. Les murs, c’est comme l’argent: ça n’a pas d’odeur, Laurentine. Sans compter, murmure‑t‑il, qu’on va réclamer des dommages et intérêts au locataire. Entre nous soit dit, je suis plutôt bien placé pour lui faire rendre gorge, au Laurenzi! Il devait lui carmer le tarif clopinette cintrée, à tonton, pour sa crèche.

Du coup, Laurentine est intéressée et cesse ses jérémiades.

– A boulets rouges! dit‑elle. Use bien de ton autorité, Alexandre‑Benoît. Pas de pitié pour ces déchets de la société, ces suppôts de Satan qui encouragent le vice!

Nous regagnons le Béru’s Office pour croquer les mets délicats que, nous l’espérons vivement, la signora Berthe n’aura pas manqué de nous accommoder.

Dès le palier, alors que nous accomplissons un numéro de patinage artistique sur paillasson, on perçoit des bribes de radio.

– B.B. est ici! radieuse le Gros, en entendant discuter son transistor.

Effectivement, lorsqu’il délourde, une chouette odeur de beurre fondu nous émoustille les glandes salivaires.

– Tu vas voir la tortore de ma Gravosse, Laurentine, prophétise Béru, de la jaffouille de feurste coualiti! Le Raymond Oliver, il lui cloquerait une fortune, à Berthy, pour s’accaparer ses recettes bonne‑femme!

– C’est toi, Lagonfle? interroge, depuis sa cuisine, la voix chaleureuse de l’épouse.

– En personne! rétorque l’Affable.

Nous gagnons l’office. Berthe est assise sur un tabouret. Elle a un tablier sur les genoux, un seau à ordures devant elle et elle plume un poulet.

– Permets‑moi de te présenter ma cousine Laurentine, dont à propos de laquelle…

Le Mastar se tait, chancelle, s’accroche au bouton de porte qui lui reste dans la paume.

– Oh nom de Dieu de nom de Dieu de merde! récite‑t‑il avec une louche et ardente ferveur.

Un flot de bile lui monte aux lèvres. Il écarte celles‑ci pour s’en libérer. Berthe, qui considérait la cousine d’un œil critique, reporte son attention et sa sollicitude sur Alexandre‑Benoît.

– J’en sais un qui a tutoyé le flacon! détecte‑elle. Et maintenant, môssieur a son foie qui fait le turbulent!

– Misérable! gronde Béru. Ah! la garce! Ah! l’infâme!

– Non, mais dis donc, s’indigne Berthe, c’est parce que je suis été faire le ménage d’Alfred et que, vu l’heure tardive et l’insécurité des rues j’ai couché chez lui, que tu viens insinuer des insultes! Et devant des tierces personnes!

– Le poulet! beugle le Gros. Le poulet!

Laurentine pige, s’angoisse, s’enroue! Elle se penche sur la cage. La voyant vide, elle devient livide!

– O doux Jésus, mon Seigneur et mon Maître! murmure‑t‑elle. O pain de vie! O vous qui effacez les péchés du monde, faites que ça ne soit pas! Ayez pitié de nous!

Je louche sur la grosse crête rouge du poulet défunt. Sur ses plumes blanches que son égorgement a souillées de sang. Sur les somptueuses plumes bleues qui gisent, dérisoires, dans le seau à ordures… Mongénéral! Berthe a saigné Mongénéral! Elle le plume! Elle entend nous le faire manger!

– Parles‑en, de ton poulet! glapit B.B. Merci pour le cadeau! De la vraie carne! Si c’est tout ce que t’as ramené de ton horrible bled, bravo! Et puis tu le sais que j’ai horreur de tuer les poulets! Que je sais pas faire; que ça me répugnance! T’aurais pu z’au moins le tuer avant de repartir… Faut que je me chargeasse de tout le bonheur! Et la vie dure, il l’avait, ce salopard de coq! J’ai essayé de lui couper le corgnolon avec les ciseaux! C’était dur connue un tuyau de plomb, son cou. Un vénérable, ce poulet! Vieux comme Jérusalem!

Elle s’arrête parce que Laurentine sanglote, parce que Béru larmoie, parce que, bien qu’ayant l’âme trempée et détrempée, je suis un peu pâle.

– Voulez‑vous que je vous dise? Vous êtes des petites natures! bredouille la Grosse.

– Cent millions! gronde sourdement Bérurier. Cent millions, voilà ce que tu viens de zigouiller!

Elle a une poignée de plumes à la main. Elle s’en torche la sueur du front. Une plume reste collée, altière, entre ses sourcils. Une vaillante squaw, Berthe!

Je raconte le topo à la Baleine… L’héritage saugrenu et ses clauses! Elle en avale une plume! Elle se congestionne.

– Vous me racontez des bobards! essaie‑t‑elle de se raccrocher.

On lui jure que non. On regarde le corps de Mongénéral, grisâtre du croupion. La gorge béante… Du sang partout! La crête qui se décolore, qui devient de la couleur de la langue de Béru un lendemain de noces.

– T’avais donc pas lu mon mot? pleure Sa Majesté.

– Justement si! Tu me disais «occupe‑toi du poulet». Je pensais que tu voulais le bouffer!

Elle est effondrée. Elle lâche la dépouille mortelle du coq ex‑tricolore (privé de ses plumes bleues il n’est plus que bicolore) dans le seau. Elle chagrine à bloc, elle aussi. Elle unissonne, rattrape la douleur de son mari, en marche; fonce sur le désespoir de Laurentine, laquelle possède une certaine avance. Mais ce handicap ne démoralise pas B.B. qui vagit comme vache en gésine, qui éclabousse tout de sa peine, qui nous humidifie de sa détresse, qui lave le sol de ses regrets. Le grand concerto en douze mouchoirs pour déshérités définitifs, mes amis! Les Parapluies de Cherbourg, ils me jouent à eux trois. La fin prématurée de Mongénéral ruine leur vie. Les perspectives d’un avenir doré s’anéantissent. C’est la débâcle; la chute des espoirs. Adieu, maisons, voitures, fourrures, vacances! Adieu, plages de lumière, adieu, homards Thermidor, gevrey‑chambertin, croisières en Méditerranée, chaussures made in Italy, robes Courrèges, propriété normande! Adieu, veau, vache, cochon, cuvées (réservées)! Perrette et le poteau laid!

Laurentine se guérit de son chagrin par la rage. Elle veut un huissier, faire constater: c’est un meurtre béruréen! Elle n’a pas été, quant à elle, le Ravaillac de ce richissime poulaga! Elle portera plainte pour gallinacide! Elle attaquera le testament! Elle attaquera les Bérurier en dommages et intérêts! Elle ira jusqu’au bout!

– Oh! ta gueule! s’emporte le Gros. Fais donc ce que tu voudras, eh! peau de punaise! Tu l’as dans le baigneur autant que moi!

– On ne pourrait pas trouver un autre coq tout pareil? suggère Berthy.

On cesse de renifler pour soupeser la suggestion. Mais Laurentine désapprouve l’idée, pas tant par probité foncière que parce qu’elle connaît le vétérinaire auquel le corps du coq défunt devra être soumis. Un sale coco! Le seul ami de Prosper! Vous pensez qu’il a dû relever les empreintes du coq! Des fois même le marquer à sa manière, façon indélébile, pour pouvoir l’identifier en toute certitude.

L’accablement nous désempare. On se dévisage, à bout de détresse. Mais voilà que je dresse une manette! Je viens de percevoir un petit bruit rigolo qui ressemble à un éternuement de souris. J’ai jamais entendu éternuer une souris, mais j’imagine que ça doit donner ça. Ça provient du seau. Je m’accroupis devant le récipient de plastique. Je rencontre l’œil de verre, rond et abasourdi, de Mongénéral. Sa petite paupière bleuâtre palpite. Je porte la main sur sa carcasse. Je sens de la tiédeur et un léger, un imperceptible battement sous les plumes.

– Ma parole, murmuré‑je, il vit encore!

Ça fait du badaboum dans la masure! Les trois autres trinquent avec leurs tronches en se penchant.

– Tu es certain? anxieuse Bérurier.

– Oui, touche, son petit cœur bat toujours.

Le Gros fustige l’épouse supplicière.

– Tu mériterais que la S‑pédéraste t’attente un procès! dit‑il. Quel carnage! Torturer une pauvre bête de cette manière…

– Je t’ai dit que je sais pas tuer! proteste la Baleine.

Si vous le voyiez, mon Béru, tout à coup. La situation, il l’empoigne à pleines paluches. En deux enjambées, il est au téléphone et tube à Police‑Secours, donne son adresse:

– Ici, inspecteur Bérurier, envoyez d’urgence une ambulance avec un masque à oxygène pour un poulet qu’est grièvement blessé.

Ensuite, c’est l’hôpital Beaujon qu’il sonne.

– Préfecture de police! ment‑il. Préparez immédiatement votre meilleur bloc opératoire pour une extrême urgence de la plus haute importation. C’est qui t’est‑ce, votre meilleur chirurgien?… Le professeur Piédegarenne? Jockey! Alors, qu’il mette ses bleus de travail, on va lui amener le malade!

Il raccroche, essoufflé.

– Mongénéral vit toujours? demande‑t‑il.

– Toujours, le rassuré‑je.

Les mecs de l’ambulance en restent comme trois ronds de flan, lorsque, s’étant rangés devant le domicile du Gros, ils avisent un étrange groupe composé d’une vieille fille en noir, de deux flics en civil et d’un seau à ordures contenant un poulet à moitié tué et à moitié plumé.

– Où est le blessé? ils s’inquiètent.

Béru montre le coq, inerte, dont seuls le cœur et la paupière batracienne bougent encore.

– Présent! déclare Béru.

Ça manque de tourner au passage à tabac. Ils croient à une blague, les duettistes de la civière pliante.

J’évite l’incident de justesse en me faisant connaître.

– Secret d’Etat, coupé‑je, ne cherchez pas à comprendre!

On pose le seau sur le brancard et on branche le masque à oxygène au‑dessus de la tête pantelante du poulet. Nous décarrons dans l’aigre tintement de la sirène.

A Beaujon, ça se passe beaucoup plus mal. Le professeur Piédegarenne est à pied d’œuvre, la calotte sur le dôme, les lunettes en bataille, les mitaines de caoutchouc déjà enfilées.

C’est un grand gros savant, de l’espèce doctorale. Le mec qu’on voit à la téloche expliquer comment il se baguenaude dans les éponges d’un type. Avec des caméras microscopiques, il investigue, Piédegarenne. Grâce à son appareil, les bronches d’un mec deviennent les couloirs du métro, une plage de galets, c’est des calculs dans les reins et le Vésuve, c’est l’estomac d’un zig qui vient de fumer un cigare. On fait du canoé dans les ventricules! On remonte les grandes artères! On ascensionne sur le foie, on joue à chat perché sur les testicules – un comble! Et on voit des troupeaux de gonocoques paître dans les méats.

Pour vous en revenir à Piédegarenne, quand il apprend que c’est pour un poulet de basse‑cour qu’on lui a joué ce branle‑bas de combat, il explose! Il dit que ça lui sert à quoi ses diplômes, sa commanderie de Légion d’honneur, sa chaire à la Faculté, sa présidence des amis du bistouri électronique et sa thèse sur l’amibiase chez les constipés. Hein, à quoi, il nous le demande. Même un vétérinaire se vexerait qu’on lui amène un poulet exsangue à sauver.

Il veut porter plainte, alerter la presse, le conseil de l’Ordre, réclamer des dommages et intérêts! Pendant ce temps, le volatile clape du corgnolon. Il fait le cigare qui s’éteint, Mongénéral, sa bobèche renâcle. Je produis ma carte au professeur; mais des commissaires, il en a vu des pleins wagons, Piédegarenne. Faut autre chose pour l’impressionner, cet homme! Il en a opéré, des flics; il en a autopsié, même! Il leur en a retiré des balles, réparé des trous de balle! Il est dans le ventre d’un flic comme chez lui, Piédegarenne; tout juste s’il met pas ses pantoufles et sa veste à brandebourgs pour officier. Il leur tripatouille le foie en lisant le papier d’Escarpit dans Le Monde, en téléphonant à ses copains du cercle, en fumant ses havanes.

– Pouvez‑vous m’accorder un instant d’entretien, monsieur le professeur? je sollicite.

Il consent tout de même.

– Ce poulet, monsieur le professeur, le chambré‑je, ça n’est pas n’importe quel poulet. Des intérêts supérieurs sont en jeu. Le secret professionnel m’empêche de vous en dire plus long, mais vous devez bien penser que si nous faisons appel à un homme aussi éminent, c’est qu’en haut lieu on est d’accord!

– Les huiles sont au parfum? benbarkise‑t‑il, j’aime pas beaucoup ça, les intérêts supérieurs et mystérieux!

Il se déboule néanmoins, comme le hérisson après l’alerte.

– Remarquez, fait‑il, j’ai sauvé tellement de gens qui n’en valaient pas la peine, que je peux bien essayer de ranimer un poulet.

Il donne des instructions et on roule Mongénéral dans le bloc opératoire. On lui rebranche les tuyaux sectionnés. On lui fait des piquouzes pour lui soutenir le palpitant… Y a le problème de la transfuse! Ils ont pas de sang de poulaga en ampoules, à Beaujon. Faut saigner d’urgence de la volaille aux cuisines pour trouver un raisin du même groupe que celui de Mongénéral. Ça dure une plombe, l’intervention. D’une délicatesse infinie, elle est! Les élèves au prof, ils en sont médusés. Depuis Ambroise Paré, on n’avait pas vécu des instants aussi exaltants au‑dessus d’une table d’opération (pour un peu ça va devenir une étable d’opération!). On lui fait du sérum physiologique, au Royco. A base de bouillon Kub! On le raccorde! On le colmate! On l’irrigue! On le sustente! On le reconstitue! A la fin, il est paré pour essayer une nouvelle vie. Piédegarenne peut pas se prononcer. Le choc opératoire, tout le monde sait ce que c’est. L’opération réussit toujours; c’est après, ses conséquences qui sont pernicieuses. Y a la température qui s’affole, le taux d’urée qui grimpe, le pouls qui se dérègle, les cellules qui font la colle… Le patient il patiente plus! Il coule à pic. Y a la bidoche qui met les pouces. Moche, la viande quand elle en peut plus, quand elle foire, quand son petit système débloque. L’esprit suit. Il fait le malin, l’esprit. Il caracole en tête du peloton lorsque la viande va. Il est maillot jaune, l’esprit, quand le bonhomme est en parfaite santé. Mais il devient lanterne rouge lorsque ça se déglingue dans la matière! On le croyait souverain, il n’est que vassal! Le but de la bougie, certes, c’est la flamme! Mais sans bougie y a plus de flamme! Un con vivant est plus intelligent qu’un intellectuel mort. Voilà le drame de l’humanité. On n’arrive pas à s’habituer à cette loi. On essaie de la contourner. On met des fleurs et des poils autour pour la rendre plus présentable. Elle demeure exécrable à fond. Intolérable! Visqueuse! Débectante! Et dans Match, ils te montrent la vie avant la naissance! La ronde des petits fœtus dans le sein à maman! Bien peinards, suçant leur pouce inaccompli… Les yeux pas finis, les pinceaux pas encore conformes; et déjà misérables, déjà en route pour la mort; en position de saut du parachutiste s’apprêtant à plonger dans le néant! Instants dérisoires, promis à l’engloutissement avant même que de s’être constitués. Moi, je refuse. Tout net. A Dieu ne déplaise! Je crie pas d’accord avec la réalité, mes fieux! Pas d’accord avec le système merdatoire. Nos destins de cuvettes de chiottes, j’en veux pas! Fallait pas qu’il nous laisse la possibilité de gamberger le chef‑Barbouze. Fallait qu’il (pardon, qu’Il, v’là que j’oubliais SA majuscule) nous maintienne à l’état de roseau non‑pensant. En autorisant la gamberge il a créé son opposition. Ou alors, c’est pour faire le Malin, non? Laisser de la corde à la chèvre pour qu’un instant, sur quelques centimètres, elle se croie libre. Et puis crac! T’en va pas, fillette! Reste avec nous! Franchement je refuse. Je subis, mais je refuse! L’essentiel, c’est de refuser, croyez‑moi. Pour son confort spirituel…

Revenons à notre poulet… Piédegarenne lui fait installer un panier dans une chambre à deux lits pourvue de tous les perfectionnements cliniques. Y a l’oxygène sur l’évier! On lui fait du goutte‑à‑goutte, à Mongénéral. Le chirurgien s’est piqué au jeu; il tient absolument à le sauver, ce grand accidenté de la Berthe. Il va tout mettre en œuvre pour rattraper le coquicide de Mme Béru, Piédegarenne, tout! Une infirmière diplômée d’Etretat s’installe à son chevet, la seringue parée pour des tonicardiaques d’urgence. Une qui a tout suivi, tout vécu, c’est Laurentine. La gravité de la situation l’a comme pétrifiée. Elle serre les lèvres, pince le naze, darde les yeux… Vigilante! Un petit chapelet à la sauvette, mine de rien pour garder le contact…

Quand tout est fini, qu’on l’éponge, qu’on se sent moite et mou et vanné et brisé, elle murmure:

– Je reste à son chevet. Désormais je ne le quitterai plus. Fasse le Ciel qu’il en réchappe, car sinon je demanderai la saisie‑arrêt de tes appointements, Alexandre‑Benoît.

Le Gros? Un juste! Le dernier des justes, à combustion lente! Il admet que sa responsabilité civile est engagée. Il est responsable des actes de sa femme. Il en subira les conséquences. Il a eu le temps de réfléchir pendant la délicate opération. Un retour sur lui‑même, en somme! Notez qu’il n’était pas parti bien loin, le cher homme.

Nous retournons chez lui. Il fait froid et gris, soudain. Paris se recroqueville; malgré les coups de chiffon de Malraux, il a sa bouille pas fraîche des après‑midi d’hiver, quand y a de la boue à tous les étages.

– J’abuse de ton temps, mondanise brusquement le Gros. Voilà deux jours que tu me pilotes, Gars…

– T’inquiète pas, ça me distrait. On joue relâche côté boulot et j’ai une gonzesse à oublier.

– Elle t’a fait de l’arnaque?

– Au contraire, elle me plaît trop, Gros, ça risque de devenir dangereux, vaut mieux que je prenne la tangente…

– Qui t’est‑ce? questionne avec avidité l’indiscret.

– Une petite Madame bien sous tous les rapports, et particulièrement sous les rapports sexuels. J’ai peur d’y prendre goût, camarade. Comme elle est libre, ça peut se terminer à la mairie, cette plaisanterie.

– Pourquoi tu te marierais pas? suggère le Radieux.

– Question de vocation, réponds‑je. J’ai trop besoin de renouveler le cheptel pour me consacrer à une seule Mémé.

Il hausse les épaules.

– C’est une question de planninge, Gars. Moi, malgré ma Berthe qu’est assez accaparante, je m’arrange pour employer de la main‑d’œuvre étrangère. On s’organise et voilà tout! Crois‑moi: y te faut un moyeu pour tourner rond. Une légitime, c’est comme qui dirait un régulateur. Quand t’auras du carat et que ta môman ne sera plus là, qui t’est‑ce qui te préparera tes pilules et t’amidonnera tes limaces, Mec?

– Oh, écrase, m’emporté‑je, j’aime pas ce genre d’évocation, Gros!

Il se renfrogne. Un ange passe à tire d’aileron. On avance doucement dans la gadoue… Le bide à Béru émet des borborygmes troublants; il crie famine, le malheureux… Des appels au secours, pathétiques! La grosse clameur de la croque! Il veut du pain!

On arrive chez le Mastar, bien décidés à piller son frigo. Manque de bol, personne ne répond à notre coup de sonnette et le Gros a oublié ses clés. Comme il est, depuis plusieurs millénaires déjà, brouillé avec sa pipelette, il me charge d’aller consulter icelle. La dame me répond que cette grosse salope de mère Bérurier est partie avec des amies, et elle préconise que Berthe aille se faire foutre, ce qui n’est pas a priori un mauvais conseil.

– Casse la tienne[9], tranche Béru lorsque je lui rapporte la chose, on va aller jaffer chez mon pote le bougnat d’en bas. Si par miracle ça serait son jour de gras‑double, je te promets des délices qui vont t’ensorceler le palais!

Heureusement pour mon estomac, ça n’est pas le jour de gras‑double de M. Agénor Pompidoche. Il fait dans le boudin‑pommes‑fruits aujourd’hui. Nonobstant l’heure inusitée, il consent à nous en servir… Nous boudinons donc d’une fourchette gaillarde. Le Gros affronte la situation avec un maximum de sérénité. Il veut croire que, grâce à l’intervention du professeur Piédegarenne, Mongénéral s’en tirera. Un souci pourtant continue de le hanter: les plumes du volatile. Il veut savoir si elles repousseront. Le bougnat est catégorique: les grosses plumes de la queue ne repoussent pas, jamais. Il a déjà effeuillé des croupions, dans sa jeunesse, manière de plaisanter avec la basse‑cour. Il se rappelle, entre autres, un coq vachement gueulard, Pompidoche. Un grand, style pointe de clocher ou maillot de rugbyman français, bien altier. Ce foutu gallinacé le réveillait aux aurores vu que sa chambre était contiguë au poulailler. Un matin, il s’est levé, le bougnat. Il a pris un sac à pommes de terre et il est allé au poulaga’s palace. Vlan! Il coiffe le ténor. Juste son panache bleu‑vert dépassait du sac. En moins de deux il l’a rendue chauve du dargif, l’horloge parlante de la ferme. Et puis il est retourné se zoner, mine de rien. Le lendemain, ses vieux ont cru à une virée du renard… Le coq ressemblait à une outarde. Il était vachement mélancolique, sans son panache de saint‑cyrien. Il avait beau traîner de l’aile devant les poules pour leur proposer ses hommages, mesdames les cocottes l’envoyaient chez Plumeau (ô ironie). Elles voulaient plus se farcir ce délabré du casoar. Comme quoi, chez les volailles, c’est bien comme chez les gens: c’est l’habit qui fait le moine! Le coq, il a attendu que ses plumes repoussent, mais des clous! Imberbe définitif de l’as de pique, il était! Alors il est devenu neurasthénique. Il a cessé de chanter. Il bouffait mal. Tant et si bien que les parents Pompidoche ont fini par le faire en pot‑au‑feu. Tout ça à cause d’une poignée de plumes arrachées.

Ça rend Bérurier perplexe, ce récit. Il dit que jamais ils ne palperont l’héritage dans de telles conditions. Le toubib chargé de l’expertise ne signera pas le permis d’inhumer! Et c’est la commune qui héritera du claque à Prosper. Il en bave. Dans le fond, ça ne lui déplaisait pas de se trouver copropriétaire d’un clandé. Il se voyait déjà régnant sur ces dames, réceptionnant et expérimentant les nouvelles recrues…

– Comment! l’endigué‑je, toi, un flic, et un flic émérite, envisager d’être bordelier?

– J’eusse donné ma démission, ennoblise le Gros. M’est avis que ça doit carmer fort, une turne d’abattage comme la nôtre! A propos, faudrait que nous allions causer de l’air du pays à ce Laurenzi…

– J’allais te le suggérer, rétorqué‑je.

Il finit le plat et murmure:

– Je connais un pédicure japonais tout ce qu’il y a de bien…

– Tu as des cors?

– J’en eusse, mais grâce à lui j’ai maintenant les pinceaux qui peuvent marcher la tête haute. Tu verrais mes nougats, San‑A., ceux du bébé de Cadum sont moins appétissants. Mais c’est pas à ce propos que je parle du pédicure; je me dis que, japonais comme je le connais, ce petit bougre est peut‑être fichu de regreffer la plumasse de Mongénéral. Les Japonais, ils sont jaunes, je te l’accorde, mais pour la technique ils craignent personne. Des mecs qui te fabriquent un transistor dans un bouton de braguette, ça doit leur être un jeu d’enfant de replanter des plumes dans le fion d’un poulet, non?

Les déductions du Gros sont toujours lisses comme des oursins. On se demande dans quel obscur labyrinthe erre sa pensée.

– Tu pourras toujours essayer, approuvé‑je.

La rue de Buzenval est une rue en pente, qui monte quand on la prend par le bas et qui descend – fortement même – quand on l’emprunte par le haut. Nous décidons de la monter.

Jérôme Laurenzi habite une somptueuse villa coincée entre des immeubles neufs. C’est grand, c’est blanc, c’est vitré, y a des pelouses, une piscine (gelée pour l’instant) et un portique pour l’entretien de sa forme.

On sonne et un vieux larbin vient déboucler. Il est maigrichon, creux comme un saule, et il a la bouille grise et fendillée. Je le défrime, il sourcille…

– Dites, camarade, je vous connais, fais‑je.

Il branle le chef, mais malgré cette attitude évasive, je vois bien que lui aussi m’a reconnu.

– Finfin‑la‑Coupure, hein? je lui virgule.

Il sourit. Dans le fond, ça le flatte un peu que j’aie retapissé sa bouille. Finfin‑la‑Coupure œuvrait dans le faux talbin, voici quelques années encore. Le faf de dix raides, c’était sa spécialité. Un bricoleur génial, ex‑graveur sur cuivre… Il s’est fait piquer sottement un jour, parce que, par inadvertance, il avait fait de la moustache à Bonaparte, sur le nouveau billet de dix mille, l’ayant confondu avec le Richelieu du bifton d’un sac. Il a écopé dix piges de vacances (une par mille francs! Encore heureux qu’il se soit pas attaqué au bifton de cinquante laxatifs).

– Eh bien, Finfin, m’exclamé‑je, tu as moulé la gravure pour le gilet rayé?

Il bêle un pauvre sourire plein de nostalgie.

– Fallait bien que je fasse une fin honnête, monsieur le commissaire, loyalise‑t‑il. J’ai la maladie de Parkinson, regardez comme je sucre, vous me voyez manier le pyrograveur avec une tremblote pareille? Déjà que je ne peux même plus servir à boire sans en foutre à côté!

– Et c’est en entrant au service de Laurenzi que tu estimes faire une fin honnête, papa?

– Et comment! M. Jérôme est l’homme le plus intègre que je connaisse!

– Alors j’aimerais avoir une vue plongeante sur le reste de tes relations! Il est ici?

– Je pense, oui…

– T’en es pas certain?

– Je suis rentré de vacances tout à l’heure et M. Jérôme ne se lève jamais avant quatre heures de l’après‑midi…

Je mate ma montre.

– Quatre heures moins vingt, annoncé‑je, on va l’interviewer pendant qu’il prendra son petit déjeuner…

Escortés par le vieux faux‑mornifleur, nous remontons une allée pavée en opus incertum.

– Il vit comment, ton boss, Finfin?

– C’est‑à‑dire? s’étonne le vioque.

– Seul ou marié?

Finfin hausse les épaules.

– Sa première dame est morte y a trois ans. Il a eu d’elle un petit garçon qui vit dans une pension suisse…

– Et son veuvage, il le passe où? A la Trappe ou aux Folies‑Bergère?

– Ni l’un ni l’autre… Il a des amies… Il en change souvent.

– Rien de mieux pour entretenir un matou en état de marche, approuvé‑je en connaissance de cause.

Il nous introduit par une porte‑fenêtre dans un vaste hall qui fait aussi salon. Y a un piano à queue, un aquarium aqueux, des divans accueillants, et des toiles de Picasso sur les murs. On vit une époque d’exception. Les truands aiment la peinture, de nos jours. Autrefois, on les trouvait dans les arrière‑salles des troquets douteux, maintenant, c’est au musée Galliera qu’on les rencontre! Ça marque une notable évolution, non?

– Je vais prévenir M. Jérôme, annonce Finfin.

– C’est ça, et dis‑lui qu’il ne se lève pas du pied gauche, je veux lui voir un beau sourire radieux!

Le larbin d’occasion s’éclipse. Béru s’affale dans un canapé rouge cerise.

– Tu parles d’une crèche grand luxe, s’extasie mon Valeureux. Si c’est avec le cheptel de la rue Legendre qu’il a accumuloncé tout ça, Laurenzi, ça me promet des beaux jours!

Je défrime un Picasso de toute beauté qui représente un œil de vache dans une soucoupe posée au sein d’un triangle isocèle (les plus beaux), lorsqu’une cavalcade se fait entendre. Je me retourne et j’avise un Finfin livide qui se rabat avec les yeux en bandoulière, la bouche ouverte et la sucrette en prise.

– Monsieur le commissaire! Monsieur le commissaire! bavoche le bonhomme. Un malheur! Un grand malheur!

Je m’élance sur la moquette lie‑de‑vin à tringles de cuivre. Au premier, une porte est ouverte. J’entre. Je vois Laurenzi mort sur son lit. Car, bien qu’il soit en pyjama et dans un plumard, il est impossible de le croire endormi. Ce mec est canné à ne plus en pouvoir… Cireux, pincé, glacé… Et puis, que je vous fasse rire: il a une corde au cou. Les deux extrémités d’icelle sont allongées de part et d’autre de l’oreiller. On a étranglé M. Jérôme assez proprement. A deux! Chacun devait tenir un bout de la corde après qu’on eut fait décrire un tour mort au cou de Laurenzi.

Pas trace de lutte. Je remarque un verre avec encore de l’eau dedans sur la table de nuit. Une boîte de pilules… Un somnifère. Il a dû s’envoyer chez Morphée à coups de sédatif. Pendant qu’il en écrasait, deux aimables personnes sont venues lui essayer sa cravate des dimanches.

Je fais une chose que j’ai encore jamais faite en pareille circonstance: je m’assois sur une chaise capitonnée, je croise mes jambes, et je regarde le défunt en réfléchissant.

La fière stature de Béru obstrue l’encadrement. Le Gros regarde le lit, hoche la tête d’un air entendu et s’arrache un poil de nez, comme pour s’attirer une larme.

– S’il est pas clamsé, c’est rudement bien imité, déclare mon copain…

Je ne réponds pas. Je continue de réfléchir. Cette affaire, c’est comme une sorte de pétrin mécanique dont les pales tournent en rond, puis sur elles‑mêmes… Le système solaire, quoi! Et ça malaxe je ne sais quelle drôle de pâte!

Tonton Prosper meurt… D’une mort pas tellement franche, reconnaissons‑le. La nuit suivant ses funérailles, deux belles élégantes en Cadillac fouillent sa masure… Prosper possédait un immeuble à Paris. Il s’avère que ledit immeuble abrite un clandé. Ce clandé est la propriété de Laurenzi… Et voilà qu’on étrangle Laurenzi… M’est avis que le gaillard est mort depuis un bon bout de temps. Au moins deux ou trois jours… Ça renifle vachement la Toussaint dans la piaule.

– Appelle‑moi Finfin! me décidé‑je.

– Je suis là, bave le vioque…

Il a été salement commotionné, Finfin. Avouez que c’est pas drôle, pour un vieux tricard, de découvrir son patron étranglé au moment précis où la police lui rend visite, hein? L’opération manque‑de‑bol!

– Tu m’as dit que tu rentrais de vacances, Finfin?

– Tout à l’heure… Je reviens du baptême de mon petit‑fils, en Vendée.

– Tu es resté parti longtemps?

– Quatre jours.

– Et il n’y a pas d’autres larbins que toi dans la crèche?

– Une vieille cuisinière. C’est elle qu’a élevé M. Jérôme…

– Elle aurait mieux fait d’élever des lapins, ronchonne Sa Pertinence.

– Où est‑elle, cette digne dame?

– Justement, murmure le chouan du faux talbin, je m’étonnais de ne pas la voir…

– Elle loge ici, bien sûr?

– Naturellement!

– Tu l’as cherchée?

– Je suis allé voir dans sa chambre, elle n’y est pas!

– Tu devrais explorer la masure plus en profondeur, conseillé‑je. Donne‑lui un petit coup de paluche, Gros, des fois que Finfin serait devenu presbyte en prenant du carat…

Mes deux comiques troupiers disparaissent. Je décide alors d’opérer une petite perquise‑éclair. Je commence par fouiller le secrétaire d’acajou décorant la pièce. Il brille doucement dans la pénombre. Il fait miroir dans ses parties rondes et réfléchit le lit avec le cadavre… Saisissant comme impression, mes fils!

Deux tiroirs du meuble sont bourrés de lettres d’amour liées avec des rubans de couleurs différentes. M’est avis qu’il jouait les Casanova, Laurenzi. Au cours de sa vie il a descendu quelques frangines, croyez‑moi, et il devait pas être feignant à l’établi, on s’en rend compte à travers les écrits de ces dadames! Vous parlez d’un petit ramoneur de broussailles! Les plus polissonnes rappellent ses étourdissantes prouesses sur matelas Simmons, dans les babilles. Elles évoquent comment qu’il trépignait du mât de cocagne, Jérôme! Avec quelle maestria il leur jouait l’introduction de la Flûte enchantée! Et comment qu’il s’y prenait avec la gourmande pour leur humidifier la cressonnière! Demandez tous les détails! De quoi filer le gourdin à douze académiciens! Outre les lettres, y a du fric: des dollars et des francs suisses… Il avait un faible pour les monnaies fortes. Du jonc aussi: quelques louis, des bijoux d’homme… Visiblement, le vol n’était pas le mobile du meurtre. Ceux qui lui ont noué la cravetouze ne se souciaient pas de son artiche. Quand mon exploration est achevée, je ne suis pas plus avancé. Je me tiens alors le raisonnement suivant: tous les secrétaires ont leur tiroir secret. Ça fait partie de la grande tradition de l’ameublement. Sous Louis XV, ils en raffolaient, les ébénistes, des cachettes vicieuses.

Moi, j’adore découvrir ces planques astucieuses. Je vais vadrouiller aux Puces, certains dimanches, uniquement pour jouer à «déniche‑tiroir». Je fais mine de m’intéresser à un secrétaire, mais en réalité, seul son compartiment secret me préoccupe. Et toujours je finis par mettre le doigt dessus. Ou alors c’est que le meuble n’a pas de système. Tous les tiroirs étant retirés, je prends du recul pour considérer le secrétaire de Laurenzi dans son ensemble. Les planques sont toujours de deux sortes. Ou bien il s’agit d’un double‑fond, ou bien d’un alvéole pratiqué dans l’épaisseur d’un montant. En l’occurrence, je pencherais plutôt pour la première solution.

Je mate chacun des tiroirs et je constate que l’un d’eux est plus étroit que les autres. Je brûle, mes loutes, je brûle! Effectivement, un sondage appliqué me permet de libérer un double‑fond coulissant. Vachement diabolique, le tiroir secret de ce secrétaire. En effet, il compose l’intervalle entre deux tiroirs, vous pigez? Si vous ne pigez pas, ça n’a du reste aucune importance, et vous pourrez tout de même suivre les péripéties ci‑dessous sans choper de méningite.

Dans le compartiment que je viens de libérer, je trouve un truc hautement inattendu: un album de photographies. Il est relié cuir et orné d’un fermoir à clé. La clé est absente, mais s’en passer est pour votre San‑Antonio chéri un jeu d’enfant… Juste comme j’ouvre enfin l’album, le Gros se rabat dans ma contrée à une allure mach 2.

– Viens vite, San‑A.! On a retrouvé la mémée…

– Morte?

– Non, saucissonnée dans la cave!

L’album de photos sous le bras, je cavale sur les talons béruréens. Le sous‑sol est badigeonné à la chaux. Tout est propre, bien balayé. Dans la chaufferie, allongée près de la chaudière à mazout, j’avise une grosse vieille dame en pleurs. Finfin lui masse les chevilles.

– Je ne pourrai jamais plus marcher! dit la vieille. Jamais, je suis trop ankylosée. Je ne sens plus mes jambes!

Le magicien Bérurier lui tend une bouteille de cognac deux étoiles (le propriétaire récoltant est gaulliste). On se demande de qui il tient ce don, Béru. Il a l’art de dégauchir la bouteille salvatrice au moment précis où il la faut. Vous le larguez dans une maison inconnue de lui. Le temps de compter jusqu’à dix et vous le retrouvez avec un flacon à la main.

– Buvez un coup de gnole, grand‑mère, ça vous rechargera la batterie.

Elle avale une lampée d’alcool, suffoque un peu et reprend des couleurs. On lui pose une question totale, et elle y répond totalement. Ça s’est passé la veille. Dans l’après‑midi. Elle était dans sa cuisine. Elle a entendu un bruit. Elle s’est retournée. Une femme se tenait derrière elle. Toute vêtue de noir, comme une souris d’hôtel. Elle avait un bonnet de laine noire enfoncé jusqu’aux sourcils et portait un loup de velours noir. Elle tenait un revolver à la main. Elle a ordonné à la cuisinière de la suivre et l’a conduite à la cave. Une seconde femme s’y trouvait déjà, pareillement habillée et masquée de noir. Elles ont ligoté la mémée, puis l’ont abandonnée. C’est tout ce que la pauvre dame peut dire. Voilà vingt‑quatre heures qu’elle moisit dans son derrière‑de‑basse‑fosse[10]. Elle est aux limites de ses forces (on plus exactement de ses faiblesses).

– On n’a pas fait de mal à Jéjé, au moins? demande‑t‑elle au camarade Finfin.

Le ci‑devant faux‑mornifleur détourne la tête. La vieille pressent un désastre et se met à glapir. Je fais signe au Gros de me suivre.

– Alors, que dis‑tu de ça, héritier cocardier? lui demandé‑je après que nous eûmes gravi quelques degrés.

– Les gonzesses en noir d’hier après‑midi, ça serait‑y pas les gonzesses en blanc d’hier soir? suggère le Mammouth.

– C’est ce à quoi je pense, Gros.

Je m’installe dans un canapé da hall afin de feuilleter l’album de photos. Il est d’un genre particulier puisqu’il ne recèle que des photos de demoiselles toutes plus sexy les unes que les autres. Superbe échantillonnage, les gamins! De quoi rire et s’amuser à l’hôtel «des Deux‑Hémisphères et du Pou‑Nerveux réunis».

Il y a deux photos par page. Sous chacune d’elles est collée une notice biographique tapée à la machine, avec, en rouge, les signes particuliers de l’intéressée. C’est en fait un catalogue que cet album. Un catalogue semblable à celui d’une agence théâtrale par exemple. A cela près que les notices, au lieu de citer les œuvres primitivement interprétées par ces dames, ne font état que de leurs prouesses amoureuses. C’est alléchant, ce répertoire. C’est à lécher! Il pulvérise le catalogue de la Redoute et celui de la Manu Française d’Armes et Cycles de Sainte‑Etiennette qui enchanta mon enfance. L’ai‑je assez feuilleté, le gros bouquin de la «Manu». Je connaissais par cœur ses pages de couleur… La chasse et le cycle en blanc, le camping en jaune, les outils en violet… Une boîte à rêves! La magie à l’état pur! Le monde résumé en quatre cents pages! Avec la description, les prix… Chaque année, Félicie me commandait quelque chose… Une fois, je me souviens, un nécessaire à découper le contreplaqué. Y avait la scie, la vrille, des râpes. Et des modèles à coller sur le contreplaqué. J’ai fabriqué un porte‑cigares. Il ressemblait pas à grand‑chose, et des parcelles du patron subsistaient sous le vernis chargé de donner à mon chef‑d’œuvre informe l’éclat du neuf. Ce porte‑cigares, je le revois… Tarabiscoté, branlant, pompeux, hardi, rigoureusement inutilisable. Un édifice costaud comme un château de cartes dont les petits clous destinés à renforcer l’assemblage dépassaient de partout, le transformant en hérisson! Fallait gaffer par où le cramponner. Il était perfide à manipuler! Et ses alvéoles énormes ne pouvaient guère héberger que de formidables londrès du genre fusée Mercury. Pendant des jours je l’ai admiré. J’arrivais pas à piger ce miracle en contreplaqué. Je me demandais dans mon tréfonds pourquoi j’avais exécuté un porte‑cigares alors que tant d’autres objets plus utilitaires s’offraient dans la gamme des trucs à réaliser.

Il me troublait vachement, avec ses moulures ébréchées, ses pieds en volutes qui boitaient bas, ses énormes trous avides qui restaient à vide. Et puis à la fin, à force de contempler cette chose trop vernissée et qui demeurerait poisseuse pour toujours, une espèce d’inquiétude m’a pris. J’ai pigé que j’avais enfanté un monstre; quelque chose d’affreusement étranger à tout ce qui était moi. J’avais produit un truc qui ne me concernait pas. Je m’étais consacré à une tâche louche que mes doigts avaient ignorée. Ça devenait inquiétant d’y penser. Il trônait sur la cheminée de la salle à manger, entre la Diane chasseresse de la pendule et une coupe d’opaline. La glace contre laquelle il s’appuyait le multipliait par deux. C’était de la provocation! Ça me doublait l’angoisse!

– Tu ne fabriques pas autre chose, mon chéri? s’inquiétait Félicie.

Non, je ne pouvais plus fabriquer autre chose. Je n’allais pas engendrer des horreurs, brusquement! Je n’allais pas forcer ma nature antibricoleuse pour produire ces machins pas croyables!

– Tu n’as pas de suite dans les idées, soupirait ma brave femme de mère!

Elle avait sûrement raison, intrinsèquement. Mais dans ce cas, valait mieux ne pas en avoir, de suite dans les idées. C’était trop grave! Trop agressif! Trop déprimant. Vers quelle faillite j’aurais galopé en m’obstinant?

Mon nécessaire, je l’ai toujours, à la cave… La scie est rouillée. Lorsque mes yeux tombent dessus, je frissonne, c’est plus fort que moi. Quant au porte‑cigares, je l’ai donné un jour, y a très longtemps, à M. le curé qui chiquait l’admiration, le vieux tartufe. Il passait pour le denier du culte, il a pas osé refuser. Je suppose qu’il a dû le virguler dans la première poubelle venue en s’en allant. Félicie pleurait sur mon «sacrifice». Moi aussi, je pleurais… Je sais plus pourquoi au juste, mais ça ne fait rien. Mes plus belles larmes, je les ai toujours versées en ignorant pour qui ou pour quoi!

Mais je digresse. Peut‑être que ça vous fait tartir, non, de me voir foutre le camp brusquement dans la tartine rêvasseuse? Vous vous demandez ce qui lui arrive, à votre San‑A., de planquer l’action au beau milieu et de s’asseoir sur son pliant, comme un pêcheur à la ligne, à regarder couler le fil du temps alors que des péripéties sont nouées et galopent dans votre imagination.

Je peux pas m’empêcher… Ça me prend comme une envie de gauler, comme une envie de chialer. Faut que je m’arrête, que je m’adosse au paragraphe en cours pour vous dire… Je vous aime bien, j’ai besoin… C’est un vertige. Faudra que je demande à mon éditeur de les imprimer en couleur, mes passages fumeux, pour que ceux qui ne les aiment pas puissent les sauter et que se précipitent dessus, au contraire, ceux qui les aiment: mes amis. Oui, faudra… Faudrait!

Tout est à faire, à refaire, à défaire… Et puis, vous voyez, on continue. On néglige. On se dit «qu’à quoi bon». Il a trop le sens de son provisoire, l’homme, pour s’organiser vraiment. C’est ce qui fait la grande force des juifs. Eux, ils s’installent toujours et partout comme si c’était pour l’éternité. Les grands errants, les grands brimés, les grands tourmentés de l’humanité ont d’instinct cette force de caractère. Pour eux, le pique‑nique n’existe pas. Tout de suite c’est Vauban! On fortifie, on aménage.

Sur le catalogue des putes, on a une sacrée nomenclature de l’amour et de ses richesses. De quoi flanquer d’abominables complexes à ceux qui s’imaginent que l’amour c’est seulement «bonjour madame‑au revoir madame!Un coup pour jeter sa casquette, un autre coup pour aller la chercher!

Sur la première page, on voit une môme splendide, arabe, je pense, avec un grain de beauté en plein milieu du front, des yeux mouillés et des lèvres épaisses. Sa biographie annonce: Myriam, vingt‑quatre ans. Peu douée pour les exercices buccaux. Par contre, grande spécialiste de la danse du melon. Sujet convenant particulièrement aux contemplatifs assoiffés de spectacle.

Passionnant, non? La photo voisine représente au contraire une belle blonde, un peu trop poupine, un peu trop fardée, avec les yeux cons d’un épagneul qui n’a pas retrouvé le gibier abattu.

Et on lit, à sa rubrique: Lola, 21 ans. Corps parfait, mais tendance à la cellulite. Pratique admirablement l’amour à la duc d’Aumale. Pleine d’heureuses initiatives dans les surprise‑parties.

Et je poursuis l’exploration de ce très particulier album. On la pratique d’une façon moderne, la prostitution, de nos jours. Le personnel se recrute par agences spécialisées. Un bordelier veut une pensionnaire, il demande aux imprésarios[11] leur catalogue et il se choisit un sujet correspondant à ses besoins. Il lui faut une négresse, une Suédoise, une Ricaine? V’là! Servez chaud! Une Greta Garbo, une Marilyn, une Brigitte? Hop, c’est parti! Une technicienne de la clarinette baveuse, une artiste du grand écart, une douée de la malle arrière? Banco, servez‑vous! Ça devient du travail de régisseur. Ces dames, quand ça ne carbure pas selon leurs désirs (coupables), changent d’agents. Comme un acteur passe de Ci‑Mu‑Ra chez Horstig, elles quittent l’écurie de Paulo‑pain‑de‑fesses pour celle de Dédé‑les‑belles‑gonzesses. Dix pour cent sur la transaction, je suppose? On vend bien les joueurs de football! Après tout, y a pas de raison.

Je me fends le pébroque en apprenant que Carola la Roumaine est la reine du vibromasseur sur peau de mouton à l’envers[12], que Frida la Germaine prend du petit comme un vrai pédoque; que Barbara la Britiche est une participante à part entière (son talent réside dans son absolue sincérité). On trouve de tout, et le reste! Une Chinoise (qui se laisse déguster à la baguette), une femme‑canon (deux cent vingt livres à poil), une étudiante en droit (licenciée c’est la santé), une princesse russe (pour les bas tauliers de la vodka), une Annamite, une catcheuse, une dompteuse, une mère supérieure, une sœur de lait, une fille de joie, un garçon de peine, une cousine germaine, une tante, deux tantes, trois tantes, la femme d’un ancien ministre, une comédienne, deux comédiennes, trois comédiennes, une vierge, une hypertrophiée des glandes mammaires, une Syrienne (qui rit quand on l’apaise), une dactylographe, une évangéliste, une noctambule, une Lapone, une technocrate, une autodidacte et trois bureaucrates. On trouve tous les beaux prénoms, ceux qui vous portent à l’âme ou à la peau. Des Dolores, des Monica, des Carla, des Heidi, des Jennifer (à repasser), des Joan, des Gretta, des Frédérique, des Nathalie, des Barbara, des Ursula, des Consuela, des Consulats, deux Mercedes (dont l’une est surnommée 220 SE pour la différencier de l’autre et parce qu’elle est à injection directe), des Valérie, des Cynthia, des Angela, des Patricia, des Gloria, des Victoria, des Alléluia.

Vous parlez d’un beau cheptel! Vous parlez d’un paradis en bouteille! La volupté en cinquante photos! Tout le plaisir depuis Ah! jusqu’à Reste! L’épanouissement unique du sensoriel! Le feu d’artifice glandulaire! La manufacture de la pâmoison! Il y a là les spécialistes qualifiées de l’olive et de la corde à piano; les adeptes du moulin à café! Le bataillon des martineuses; celui des insulteuses; la brigade des cracheuses; le commando des avaleuses; l’escouade des cavalières‑à‑rebours! Toutes sublimes! Illuminées par leur feu occulte intérieur! Les fières gagneuses horizontales, pleines d’initiatives osées. L’immense troupeau parfumé, peinturluré, élégance de celles qui transforment un médiocre moment en apothéose! Il y en a qu’ont les roploplos comme des montgolfières jumelles. D’autres qui pourraient se faire des soutiens‑gorge avec des gants de toilette. Des grandes, des immenses, des minuscules, des malléables, des rêches, des plates, des fluides, des rebondies, des qu’ont les hanches en pelle à gâteau, des qu’ont les épaules en branches de sapin, des qui sont faites au moule, des qu’ont la moule bien faite, des musulmanes, des catholiques, des brahmines, des juives, des bouddhistes, des païennes et une protestante convertie. Et à force de feuilleter, je réalise progressivement que cet album‑catalogue est une espèce de bible. La bible de la femme, et la bible de l’amour. Le Dalloz des passions physiques! Le Code civil des bonnes manières. Il contient toutes les possibilités épidermiques, c’est l’apologie du derme, de l’épiderme et de la glande! C’est le Panthéon du passionnel! L’embrasement total, complet, de la viandasse! Le tracé météorique du sexe! Je tourne les pages, je lis les rubriques, je contemple les photos. C’est une revue délicate, délicieuse…

Penché sur moi, Béru en fait autant. Un filet de bave dégouline sur mon épaule. Il a les yeux qui font du yo‑yo. Il savonne de la menteuse, ô combien! Il en voudrait! Il en reprend par la pensée! Il se fait surmener l’intime en imagination.

– Tu parles d’un parc à moules! bavoche‑t‑il. Ah! mon neveu, ce troupeau de mémées! O tais‑toi, mon cœur, ce qu’on pourrait se choisir pour son petit Noël! J’aurais tout ça à ma dispose, ça serait tous les soirs mon anniversaire. T’as maté cette petite poupée rouquine, Gars? Cette fossette au menton, et l’œil vicelard qui te plume les boutons du futal? T’as vu ce balconnet pour travailleur de force? Et cette grande brune, dis? A son œil, tu réalises le boulot dont au sujet duquel elle est capable! Tu la visionnes à l’horizontale dans ses exercices de haute voltige!

Il continue de s’humidifier, de devenir spongieux et exorbité. Son regard proémine de plus en plus. Il apoplexique à bloc, Béru.

– Autres temps autres nurses, classique‑t‑il. Je me rappelle, chez nous, les jours de foire, au chef‑lieu, quand mon vieux allait vendre ses bœufs…

Il rêvasse.

– Après le champ de foire, c’était le bistrot. Ça s’entassait dans les troquets de la place. Ça lichetrognait à outrance en discutant des prix… On casse‑croûtait. On chantait… Et puis voilà que brusquement, les bonshommes se mettaient à causer à voix basse. Je savais tout de suite de quoi t’est‑ce qu’il retournait: le claque. Ça finissait toujours commak. Ils faisaient semblant de pas y penser, et c’est seulement quand ils avaient bien gorgeonné que l’un d’eux baissait le ton pour demander: «On va dire bonjour à Ninette?»

Ninette, c’était la tenancière du bouiboui de la rue des Blancs‑Lapins. Une grosse, rondelette, avec du maintien, quoique ayant le genre espagnol. Je la revois avec son chignon sur le sommet de la tête, pareil à une grosse pomme, ses tifs huileux, sa grosse verrue à poils au menton, et son rouge à lèvres qui lui remontait jusque sous le naze. Ces messieurs m’emmenaient et j’attendais dans la cuisine pendant qu’ils se choisissaient leur cocotte‑minute. Il y avait toujours la même pétasse à me tenir compagnie: Marcelle, une petite déhanchée, un peu bossue sur les bords, avec des pommettes proéminentes et des traces de variole sur les joues. Elle faisait toujours tapisserie, la môme Marcelle. A part quelques compliqués, comme le percepteur, personne la grimpait et elle faisait du ménage pour compenser son chômage au plumard.

J’ai jamais rien rencontré de plus gentil que cette paumée. Elle avait des yeux tristes et la voix douce. Je m’imaginais que les saintes du Paradis devaient être comme elle: mal foutues et gentilles éperdument. Mon dabe, c’était toujours la même qu’il grimpait: Cléo, une solide fille bien dans son gabarit à lui. Elle portait toujours une jupe noire, étroite et fendue sur le côté, des bas à grille, un corsage vert… Une rouquine! Papa aimait les rouquines. Tout le monde le savait et ma vieille se mettait à appréhender quand une flamboyante quelconque venait draguer dans notre secteur. Marcelle, pendant que je poireautais dans sa cuisine, m’offrait des biscuits qu’elle sortait toujours de la même boîte en fer. Sur le couvercle, ça représentait une tête de cheval. Chaque fois elle me demandait mon âge. Je gagnais en carats au fil des foires. Dix ans, m’dame… Onze ans, m’dame… Rien ne bougeait rue des Blancs‑Lapins. Y avait toujours les mêmes têtes, si j’ose causer ainsi. Ninette, Marcelle, Cléo, et d’autres encore: des blondes, des brunes… Elles vieillissaient du même pas que les clients. L’année que j’ai eu quatorze piges, Marcelle a tiqué. «Tu fais plus vieux que ton âge, mon gars. Ça doit te tracasser, l’amour, non?». Ça me tracassait modérément vu que je m’embourbais déjà la couturière de maman, et puis la femme du boucher. Mais j’avais besoin de lui inspirer des compassions à cette fille. Navrante comme elle était, on pouvait pas lui étaler son bien‑être. J’ai chiqué au tourmenté. Je lui ai bonni des grosses salades comme quoi j’y tenais plus dans mon calcif et que je me portais Monsieur Popaul à l’incandescence. Ça l’a remuée. Elle est allée mater à la lourde, puis elle m’a dit, de sa belle voix de sœur de charité:

– Ecoute, mon gars, c’est interdit par le règlement vu que tu es mineur, mais je vais en douce te faire un petit accommodement. Seulement, faudra le répéter à personne, tu me jures?

J’ai juré sans conviction. Elle me prenait salement au dépourvu car je m’imaginais pas en train d’escalader ce tas d’horreurs. Heureusement elle m’a fait un travail artisanal. C’était la première fois qu’on me travaillait dans la racine de bruyère. Chez nous, au village, même les luronnes pétroleuses, elles ignoraient les délicatesses accessoires. Avec elles c’était le tunnel, tout de suite, sans escales. Du coup, cette mochetée de Marcelle est devenue pour moi la fée Marjolaine. J’ai oublié son compteur à gaz, sa bouille pleine de petits trous et ses guibolles en pieds de chevalet. Un vrai feu d’artifice, je te garantis. Ah! il était révolu l’âge du biscuit. Je comprenais le percepteur qui restait client fidèle. Si elle lui bricolait des apothéoses pareilles, ça n’avait rien de surprenant! Une technique aussi poussée, fallait être intellectuel pour apprécier. Des nanas qui se gargarisent à l’eau chaude avant de t’éponger, méthode chinoise, tu peux chercher longtemps avant d’en trouver.

Béru s’essuie le front d’un revers de coude.

– Quand j’ai été plus grand, je suis allé chez Ninette en client, avec les autres. Je m’ai payé ses marchandes de prouesses: Mireille, Léa, Dorothée… Mais, chaque fois, j’avais la nostalgie de Marcelle la boscotte. Aucune autre ne me collait des sensations aussi rares. Par orgueil, j’osais plus la choisir, Marcelle, quand on débarquait rue des Blancs‑Lapins. Elle me souriait gentiment, mais sans espoir. Elle savait que désormais j’étais tributaire de ma dignité

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